Devenirs du marxisme 1968-2005 : de la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes (deuxième partie)

Publié le par Mahi Ahmed

Devenirs du marxisme 1968-2005 : de la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes(deuxième partie)

 

I. De la fin du marxisme-léninisme aux ultimes reconstructions des dissidences communistes 1968-1975

 

Jusqu’aux années 1975 à peu près le marxisme continue d’être une référence explicite des grands débats de la société et de la pensée. C’est la période où à l’intérieur même du communisme international les grands hérétiques du marxisme qui ont formé leur pensée depuis les années vingt et vécu les vicissitudes du stalinisme et du post-stalinisme donnent leurs ultimes contributions et connaissent un certaine audience. C’est le cas de György Lukács et d’Ernst Bloch qui meurent le premier en 1971, le second en 1977, après avoir publié leur dernière grande œuvre, respectivement Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins (1971) et Experimentum Mundi (1975). D’une certaine manière c’est aussi le cas de l’œuvre majeure d’Antonio Gramsci : les Quaderni del carcere en 1975 sont publiés dans leur version originale par Valentino Gerratana (en remplacement de l’ancienne édition thématique qui organisée par P. Togliatti avait formé toute une génération de marxistes italiens après les années cinquante) et donnent à la philosophie de la praxis son ultime éclat. Toutes ces œuvres entendent imposer à l’orthodoxie épuisée du marxisme-léninisme-stalinisme une critique de ses présupposés et contester sa prétention à constituer la vérité une et unique. Toutes sont le fait de philosophes qui donnent à leur marxisme une interprétation communiste et qui, malgré leurs difficultés à se faire une place dans l’organisation des partis communistes, assument une position de militant intéressé au destin de la révolution d’Octobre et se constituent en réformateurs du prince moderne. Certes, la situation de Gramsci, mort en 1937 dans l’isolement politique au sein de son propre parti, est largement compensée par son statut de maître à penser dans le Parti communiste italien de l’après guerre, mais le pci est suspect de révisionnisme au sein du mouvement communiste et Gramsci considéré avec inquiétude par les marxistes officiels du camp socialiste ou du Parti communiste français, même si P. Togliatti soutient que la problématique de l’hégémonie est la version léniniste de la révolution lorsqu’à la guerre de mouvement succède la guerre de position. Lukács, rescapé de la répression soviétique de l’insurrection hongroise de 1956, fait explicitement de son ontologie de l’être social la nouvelle base théorique d’une relance démocratique du socialisme réel. Et si Bloch a du fuir la République démocratique allemande pour Tübingen à l’ouest, son œuvre maintient une solidarité utopique indéfectible à l’idée communiste qu’il entend réformer en un double sens éthique et méta-religieux.

 

C’est cette même solidarité critique à l’expérience du communisme du xxe siècle que témoigne le dernier des grands dissidents ou hérétiques, Louis Althusser, militant contestataire du Parti communiste français, longtemps à la recherche d’une sortie du stalinisme par la gauche, et profondément influencé par la révolution culturelle engagée en Chine sous la direction de Mao Ze Dong. C’est d’ailleurs l’œuvre infiniment moins volumineuse de L. Althusser qui rejette à l’arrière-plan les grandes élaborations de ses aînés dans l’hérésie et qui tente un dépassement qui soit effectivement un changement plus radical de la théorie marxiste. Traduite immédiatement en une multiplicité de langues, objet de débats aussi passionnés aujourd’hui refoulés, la tentative althussérienne peut être considérée tout autant comme une proposition de reconstruction de la pensée de Marx que comme une déconstruction aporétique qui marque la limite interne des hérésies proprement communistes, celle qui finit par saluer la crise enfin advenue du marxisme comme salutaire après avoir espéré une relance de la science du continent histoire sous l’égide du matérialisme historique.

 

Ces années connaissent ainsi une pluralité de fait de programmes de réforme intellectuelle et morale du marxisme unis par le refus du Dia-Mat et de l’Hist-Mat soviétique et par le souci de donner un second souffle à un mouvement révolutionnaire confronté à sa propre involution et à ses impasses. Ces élaborations de grand style acceptent la pluralité théorique comme un fait mais ne renoncent pas à une nouvelle unité de la théorie et de la pratique dont devrait être porteur un parti communiste certes démocratisé mais maintenu dans son unicité révolutionnaire. C’est sans doute cet a priori politique et organisationnel qui les unit en profondeur par delà leur commune passion anticapitaliste. Chacune cherche à retrouver une unité de la théorie et de la pratique, et la théorie est toujours identifiée au matérialisme historique comme savoir du développement capitaliste, de ses contradictions et de ses possibilités de transformation, tout comme la pratique est identifiée à l’agir historique de masses guidées par les partis communistes. Toutes sont enfin persuadées de la nécessité d’une clarification proprement philosophique ou méta-théorique de la théorie de Marx comme condition de la relance de sa capacité heuristique d’analyse des modifications du capitalisme et de la société socialiste.

 

Ces points d’accord laissent toutefois vite place à de substantiels désaccords qui prouvent à la fois la fécondité et l’ambiguïté de l’héritage marxien, à de notables différences dans les références théoriques – avec le problème crucial de l’évaluation de Hegel et de l’interprétation de la dialectique –, à d’importantes divergences sur la politique à proposer (en particulier en ce qui concerne le rôle de l’État, du droit, de l’éthique, des idéologies et de la culture). Sous les espèces du retour à Marx, chacun se construit son Marx propre, un Marx surtout métathéorique. Si l’on excepte le cas singulier ici de Gramsci, qui lie philosophie de la praxis et contenus « scientifiques » de la critique de l’économie politique et du matérialisme historique -tous délaissent les contenus de l’esprit objectif si l’on choisit ce langage hégélien. Lukács et Bloch ainsi développent des tentatives de réflexion sur les catégories de la théorie marxienne, sur sa spécificité théorique, et interrogent de manière privilégiée ce que Hegel nommait l’esprit absolu, les formes de l’art, de la religion, et de la tradition philosophique classique pour reposer la question de l’éthique et du droit. Althusser fera de même le grand détour par la théorie qui pose les questions épistémologiques de la scientificité de l’œuvre de Marx, pour s’interroger surtout sur le mode d’être politique de la théorie et pour in fine ouvrir une recherche proprement politique sur l’État et ses appareils.

 

 

Le dernier Lukács et l’ontologie de l’être social

 

Revenant au terme de son entreprise sur les thèmes d’Histoire et conscience de classe (1923) le dernier Lukács critique le wébérisme particulier de sa jeunesse gauchiste, un wébérisme romantique, centré sur la dénonciation de la rationalisation-aliénation capitaliste. Il renonce à la dialectique du sujet-objet incarné dans la conscience de classe du prolétariat, chargé par la téléologie de l’histoire de surmonter la séparation bourgeoise du sujet et de l’objet. Il cesse d’exalter la subjectivité révolutionnaire d’une classe seule capable de mettre un terme à l’action abstractive de la marchandise et de la valeur d’échange, seule capable de surmonter la crise catastrophiste d’une rationalisation capitaliste identifiée à un mécanisme socio-économique de réification. Il critique définitivement ce qu’il imposa lui-même au marxisme occidental par cette œuvre aussi fulgurante que simplificatrice, le thème de la conscience d’une classe exceptionnelle devenue savoir totalisant de la vie sociale par-delà les points de vue limités des sciences bourgeoises, et représentée adéquatement par son parti. Obsédé par les échecs de la bureaucratie socialiste à réaliser le contenu démocratique radical de cette conscience de classe adjugée, conscient du fait que cette réhabilitation spéculative de l’organisation partidaire avait pu cautionner imprudemment les méandres de la politique stalinienne, Lukács propose une reconstruction ontologique de la théorie avec pour but ultime de constituer une éthique matérialiste-dialectique normant l’action démocratique de l’État communiste.

Lukács part de la priorité de l’être et de son indépendance par rapport à la pensée. L’œuvre de Marx relève philosophiquement d’une approche ontologique qui la met en mesure de constituer une alternative par rapport au couple spéculaire de l’ontologie heideggérienne du Dasein, négatrice de toute objectivité scientifique accusée d’inauthenticité, et du néopositivisme qui ne connaît que la scientificité des sciences analysant les niveaux physique ou biologique de l’être. L’être social constitue un niveau d’objectivité, celui-là même que Marx a su penser. Le fait essentiel de cet être est le travail qui à la fois présuppose et éclaire de manière récurrente les autres niveaux d’objectivité soumis soit à la causalité soit à une causalité tissée d’une quasi téléologie immanente. Le travail est une activité causale instaurant des chaînes téléologiques productrices d’objets visés, c’est-à-dire d’objectivations pouvant donner lieu dans le mode de production capitaliste à des extraénations spécifiques sous la contrainte de la recherche de la plus value relative, de la soumission réelle du travail au capital. La manipulation néo-capitaliste succède aux violences ouvertes de la soumission formelle du travail sous le capital. Mais la société socialiste de son côté repose sur des objectivations spécifiques qui ne réalisent pas la liberté d’une praxis articulant objectivation des capacités du travail et connexion avec les formes de l’être social en ses divers niveaux. L’ontologie dissout le mauvais économisme du matérialisme historique stalinien en retournant à Marx et en utilisant de manière critique les catégories hégéliennes ou « déterminations réflexives » qui constituent la praxis humaine comme autoréalisation des capacités humaines dans l’unité de l’appropriation industrieuse de la nature et de l’objectivation en des rapports sociaux.

 

Lukács distingue en effet objectivation, aliénation et extranéation : l’objectivation est la transformation téléologiquement adéquate par laquelle un objet naturel est élaboré pour être doté d’une utilisabilité sociale ; elle est posée par le moment idéel qui détermine les buts du travail. Comme telle elle est le cadre de toute connaissance scientifique qui présuppose un minimum d’exploration des moyens, de repérage des chaînes causales indépendantes, le savoir de certains rapports et lois de la nature. Si la science comme reflet adéquat s’autonomise de cette objectivation en ce qu’elle acquiert une capacité de désanthropomorphisation, elle ne peut se couper de cette objectivation industrieuse. Mais il n’est pas d’objectivation sans aliénation, sans action en retour de cette objectivation sur les individus, sans séparation nécessaire des choses et de la personnalité des individus. L’aliénation fait bloc avec l’objectivation en ce qu’elle désigne l’apparition de nouveaux besoins, de nouveaux buts en raison de la rétroaction de la praxis objectivante elle-même sur les individus. L’aliénation est donc positive, mais elle peut se transformer en extranéation avec les rapports d’exploitation et de domination. Les individus sont en fait posés comme instruments d’exécution d’une position téléologique sociale, telle la valorisation capitaliste. S’autonomisent ainsi des systèmes de finalisation qui ont pour effet d’influer sur les individus pour qu’ils accomplissent les positions téléologiques directes nécessaires à la réalisation d’une position téléologique indirecte dominante, la valorisation, en contradiction avec les possibilités de formation d’une individualité sociale riche que cette valorisation rend à la fois possible et empêche.

 

Par-delà les classes et les nations, le genre humain parvient au seuil d’une alternative ontologique : ou il demeure genre en soi, muet, soumis à la manipulation par extranéation qui sépare les individus de toute appropriation subjective des capacités accumulées ou bien il devient genre pour soi permettant aux hommes de se réaliser comme êtres qui peuvent, peuvent répondre au défi de leur situation ontologique moderne, et produire des positions téléologiques issues de leur personnalité. L’ontologie n’est dons pas une traduction métaphysique abstraite de Marx, mais l’expression la plus puissante de son potentiel, à la hauteur de notre époque qui nous contraint à nous poser la question ontologique, être ou ne pas être. être pour la manipulation générale négatrice des possibilités du genre pour soi ou être pour « pouvoir être » en réalisant l’alternative déterminée qui est de traiter l’humanité en chacun de nous et dans tous les autres comme fins. L’horizon de l’ontologie est une éthique où le devoir-être n’introduit pas de rupture dans l’être mais se détermine comme un pouvoir-être libéré dans l’être même : « Tu peux, donc tu dois ». La lutte contre la manipulation ontologique radicale unit ainsi critique du néocapitalisme étendu à la sphère de la reproduction de la subjectivité et combat contre les formes dégénérées du socialisme. et elle fait encore confiance à la capacité d’autoréforme du parti-État.

 

 

L’ultime élaboration de E. Bloch ou une autre ontologie : l’herméneutique du non-encore-être.

 

Si en ces années E. Bloch semble avoir tout dit depuis Das Prinzip Hoffnung, cette encyclopédie visant à refonder les savoirs dans la perspective d’une utopie concrète, il continue néanmoins à étonner par sa longue fécondité. Passé à l’ouest depuis 1961, il donne à son matérialisme spéculatif centré sur le non-être encore réalisé et sur la notion d’une puissance inépuisable de la production d’un novum espéré une assise historique, et c’est Das Materialismusproblem, seine Geschichte und Substanz (1972). Peu avant de mourir, il publie en 1975 son ouvrage le plus systématique Experimentum mundi. Présupposant acquise la pertinence du matérialisme historique et de la critique de l’économie politique, Bloch entend donner son élaboration catégorielle, sa Kategorienlehre, à son œuvre qui s’est voulue critique du matérialisme mécaniste et prise en compte des formes symbolique où se dit et s’exprime la praxis.

 

Rappelons que le centre du marxisme de Bloch est une polémique contre le courant froid de la doctrine en tant que science objective du processus historique et critique de l’aliénation capitaliste. Bloch entend compléter le marxisme en éveillant le courant chaud qui est une herméneutique de la conscience désirante et anticipante d’un novum non encore réalisé, encore en souffrance et en possibilité réelle dans les formes symboliques produites par l’humanité dans l’art, la religion, la philosophie. La réactivation de ce courant chaud, le développement de l’utopie d’une vie debout et digne anticipée dans la tradition du droit naturel révolutionnaire (Naturrecht und Menschliche Würde, 1961) converge avec les formes de l’art, expressions productrices d’un monde meilleur, ou avec le contenu hérétique du judéo-christianisme qui proteste contre l’ordre établi au nom d’une communauté opprimée en chemin vers le royaume du Fils de l’Homme (Atheismus im Christentum, 1968). Le potentiel de ces formes symboliques est joué à la fois contre le capitalisme et la bureaucratie socialiste pour remettre en marche le processus de l’émancipation. Si Bloch a fini par douter de la réformabilité du socialisme réel, il a espéré contre toute espérance en ce potentiel et n’a jamais cédé au constat désabusé de l’échec définitif de la modernité ni théorisé une dialectique devenue totalement négative, comme les théoriciens de l’École de Francfort, M. Horkheimer et T. W. Adorno qui en ces années sortent définitivement d’un marxisme jugé irrémédiablement prisonnier de la dialectique autodestructrice des Lumières.

 

Experimentum mundi présuppose la problématique antérieure qui à partir des rêves de l’imagination productrice établissait que le monde ne se réduit jamais à son être donné, qu’il est traversé par la tendance d’une possibilité réelle qui anticipe un novum qui serait ultimum et un summum bonum identifiable sur le front avancé du processus et qui se constitue en horizon de réalisation, irreprésentable par la pensée froide, mais susceptible d’une quasi présentation par l’art et la religion prophétique des pauvres, dans une sorte de transcendance immanente inscrite ontologiquement dans les formes objectives de la subjectivité, attestant l’inaccomplissement de l’être et se révélant comme la substance de l’espérance. Il s’agit donc de donner sa forme catégorielle à ce matérialisme spéculatif de la tendance en possibilité et en souffrance du novum et du summum bonum pour en faire la base d’une politique culturelle de grand style fondée sur l’alliance avec les couches intellectuelle ou populaires qui sans saisir la science marxiste en son objectivité partagent selon des milieux expressifs différents la même espérance ontologique. Il s’agit de réformer le réformateur communiste par la prise en compte de ces contenus pratico-utopiques en lui proposant la formation d’une individualité forte capable de relancer le processus révolutionnaire gelé. Les catégories sont la préformation des énoncés logiques où se dit sous des formes multiples la puissance d’anticipation. Ces catégories sont la formalisation d’une puissance qui habite tout être, d’un élan ; elles sont à la fois formes du vouloir, de la pensée et de la matière, téliques, logiques, matérielles.

 

Bloch distingue quatre ensembles de catégories.

1. Les catégories de cadrage, ou plutôt de l’espace et du temps qu’il faut penser dans leur relation à la physique moderne.Si les figures spatiales ne sont pas un simple donné et sont toujours pénétrées de temporalité, le temps se pense de manière différenciée, selon une échelle dont les extrémités sont celle de l’obscurité de l’instant présent qui se vit et celle de l’instant messianique ou extatique, qui fait rupture dans le temps linéaire pour laisser pré-apparaître le Jetz-Zeit de l’accomplissement. Ce dernier est en effet l’apparaître de l’identité de l’existence ou quod et de l’essence ou quid, du bien suprême appréhendé dans le nunc stans cher à certains mystiques et à W. Benjamin. Entre ces deux pôles s’étend une temporalité pluridimensionnelle où s’inscrivent le temps de l’histoire naturelle et celui de l’histoire humaine avec leurs rythmes divers. Ce temps humain lui-même est différencié avec ses non contemporanéités historiques et ses instances de non révolu, de contenu à hériter.

2. Les catégories de la relation ou transmission, comme la causalité et la téléologie et leur intrication dans l’histoire historico-sociale. La causalité linéaire doit être relativisée au profit de l’interaction des causes et des effets et de l’intervention de l’effet sur sa cause laquelle se détermine comme cause finale. La causalité contient du qualitatif et obéit à la logique des sauts qualitatifs comme l’ont vu Hegel et Eduard von Hartman.

3. Les catégories de la manifestation ou figures processuelles. Il s’agit d’opposer à la connaissance quantitative la connaissance de la quantité qualitative qui met en relation la substance processus et la totalité plurielle et ouverte de ses manifestations. Mais cette spécificité ne fait pas de la philosophie une prima philosophia développant un eidos intemporel. Elle en fait une ontologie transversale et immanente à la vie de formes symboliques ouvertes et inachevés, inscrivant ces formes mêmes dans la spéculation subjective de l’être comme non-encore-être.

4. Les catégories sectorielles. Elles correspondent aux divers domaines de la connaissance, nature, histoire, morale, art, religion, en tant qu’elles structurent les formes symboliques saisies dans leur tension d’espérance et permettent de leur donner leur horizon de réalisation.

 

La résistance de la Filosofia della prassi d’Antonio Gramsci

 

Ces dernières grandes synthèses n’ont pas joué un rôle historique dépassant les milieux réformateurs démocratiques des « pays socialistes », même si leur puissance d’interrogation en fait des classiques incontournables du marxisme du xxe siècle, nourrissant leur retour à Marx de la tradition idéaliste allemande et de l’eschatologie hébraïque. Il n’en va pas de même de l’autre grand du marxisme hérétique, A. Gramsci. En ces années il exerce une fonction dominante dans la culture du mouvement communiste italien alors crédité d’une originalité stratégique, celle de la voie nationale-populaire à une démocratie progressive (selon la formule de P. Togliatti, responsable de la diffusion de ce gramscisme qui a permis au pci de porter longtemps l’espoir d’une réforme du communisme soviétique). La publication des Quaderni del carcere (1975) en leur version originale (cahier après cahier) donne une dernière forme au projet de la réforme intellectuelle et morale du marxisme-léninisme en une philosophie de la praxis liée à une science de la politique et à une stratégie de l’hégémonie.

 

La philosophie de la praxis est en effet une véritable reconstruction du matérialisme historique qui ne se borne pas à proposer une démocratisation du socialisme existant et à combler les lacunes de l’œuvre de Marx en cherchant dans une ontologie un recours permettrant d’utiliser les potentiels du paradigme du travail ou les réserves utopiques des formes symboliques. Élaborée dans la pire des périodes du siècle, elle entend prendre acte à la fois de la stagnation, voire de l’involution étatico-corporative de la construction socialiste, et de la capacité de reprise des démocraties libérales au coeur même de la crise du libéralisme sous le fascisme. La prise conceptuelle anticipatrice des cahiers n’a pu se révéler qu’après 1945, au moment de l’émergence du Welfare State Gramsci entrecroise quatre recherches circulairement liées pour penser une relance de la révolution dans une période qui est celle de son recul avec l’entrée des sociétés dans une longue guerre de position qui est révolution passive. Jusqu’à la fin des années soixante-dix une intense activité intellectuelle permet de mieux préciser en Italie et ailleurs la figure de l’hérésie gramscienne comme la plus opérationnelle sur le plan théorique et pratique ;

 

1. C’est bien une opération proprement philosophique de réélaboration du matérialisme historique qui commande la stratégie théorique complexe de Gramsci. Par-delà les limites des marxismes déterministes et mécanistes de la Seconde et de la Troisième Internationales, Gramsci repense les rapports de la structure économique et des superstructures politiques, juridiques et culturelle. En s’interrogeant sur la modalité sous laquelle les structures engendrent les superstructures et l’économie se fait politique, il récuse de fait la dérivation unilinéaire et la thématique de l’action réciproque. Il élabore la notion de bloc historique en analysant la logique en réseau par laquelle les rapports de force économique se convertissent ou se traduisent en rapports de force éthico-politiques. Logique qui est aussi celle de la prise de forme ou de la catharsis nécessaire pour que l’espace des contraintes devienne lieu de formation d’une volonté collective agissante et en même temps plurielle et capillaire et manifestation d’une liberté. Est donc décisif le processus formateur par laquelle une classe traduit sa position (dominante ou non) dans l’organisme économico-social en instance de direction éthico-politique en produisant ses intellectuels propres, fonctionnaires de ses activités spécifiques, et en devenant État élargi à la société civile. La révision anti-déterministe de la science de l’histoire se lie à la mise au point d’une science et d’un art de la politique qui est processus de constitution d’une volonté subjective-objective.

 

2. Cette science et cet art sont indissociables d’une stratégie, celle de l’hégémonie des producteurs qui sont confrontés à une situation unique, non symétrique à celle de la classe bourgeoise dirigeante. Si celle-ci a dû traduire sa domination déjà acquise sur le terrain économico-corporatif, pour la convertir en capacité de direction éthico-politique et culturelle, consentie et relativement universelle, la nouvelle classe ne domine pas sur ce terrain et doit faire la preuve de sa capacité de direction éthico-politique et culturelle sans posséder le pouvoir économique. Il faut donc faire tout un travail théorique de connaissance du terrain éthico-politique, saisir le poids des appareils d’hégémonie qui structurent la société civile (éducation, communications, organisation de la vie culturelle) pour pratiquement investir ces appareils dans un sens et selon des pratiques organisatrices permettant d’encercler l’appareil d’État et faire de ce dernier un moyen pour construire une économie réglée et poursuivre la transformation des appareils d’hégémonie de la société civile. Cette projection de la critique de l’économie politique sur le plan de la politique exige une pratique de la politique à la fois organisée et démocratique qui prenant acte de l’opposition séculaire entre dirigeants et dirigés la traite dans le sens d’une élimination tendancielle, par activation des capacités autonomes des classes subalternes.

 

3. Cette entreprise oblige à revenir à la philosophie immanente à la conception ainsi reformulée du matérialisme historique. Il faut prendre mesure de la révolution philosophique de Marx en ce qu’elle déborde à la fois le vieux matérialisme économiste et l’idéalisme de la volonté transcendantale. Il faut ici éliminer le marxisme objectiviste et naturaliste de Plekhanov, repris par Boukharine et l’orthodoxie marxiste-léniniste, et reformuler le meilleur de Lénine, sa conception de la politique comme dictature du prolétariat devenue hégémonie des classes subalternes alliées, et cela en utilisant les éléments actifs de l’idéalisme de Hegel, voire de Croce et de Gentile, qui ont su thématiser la fonction de la volonté, pour plus précisément de redonner vie au programme inaccompli de philosophie de la praxis formé par Antonio Labriola, en le délivrant du recouvrement imposé par la forme spéculative de l’idéalisme néokantien de Croce et du détournement actualiste et subjectiviste que lui a fait subir Gentile. Forme adéquate de la pratique philosophique de Marx, cette philosophie ne signifie pas que la praxis serait son objet générique, mais que les formes théoriques elles-mêmes appartiennent à la praxis et relèvent de son indépassable historicité, qu’elles sont élément d’une conception du monde dont participent aussi les classes subalternes. Penser l’immanence absolue des formes théoriques aux rapports sociaux et aux conflits qu’ils structurent revient à penser et à tester l’œuvre de Marx dans sa capacité à interpréter le monde historico-social et à se faire conception du monde des masses et ce au double sens du mot conception : système de représentations et de pratiques conformes et genèse réelle d’un monde ou civilisation supérieure. L’œuvre de Marx a en elle la possibilité de continuer et d’accomplir le mouvement d’universalisation et de mise en mouvement subjectif de masses infinies, de dépasser à la fois la Réforme, les Lumières et la Révolution française. Cette possibilité n’est pas téléologiquement garantie, et elle ne renvoie pas à une philosophie nécessitariste de l’histoire. Elle est suspendue à la capacité théorique de la nouvelle conception de reconnaître et de connaître son monde, de former ses destinataires ; elle est en attente de sa vérification dans l’action hégémonique des producteurs, et dans la production de formes éthico-politiques effectivement dirigeantes et consenties, des mode de vie économiques promouvant les promesses d’un capitalisme fordisé, mais épurées de leur antidémocratisme.

 

4. Cette réforme de la théorie est intrinsèquement une réforme intellectuelle et morale de la culture des masses dans le sens d’une organisation efficace et démocratique, d’une appropriation des patrimoines des savoirs. Elle pose la question de l’intellectualité, des intellectuels traditionnels liés aux anciennes classes dirigeantes et celle des intellectuels organiques liés aux nouvelles classes dirigeantes et à leur fonction d’organisation économique et politique. Elle pose la question de toute la culture et du langage même. L’hégémonie est aussi langagière et culturelle, elle concerne la formation d’une langue nationale, de l’école et de l’université. Un changement d’hégémonie est simultanément un changement de code culturel et linguistique. Il passe par une transformation nationale-populaire là où existe une pluralité dialectale, par la possibilité de traduire les pratiques les unes dans les autres, par une éducation des subalternes à l’intelligence de leur situation, par l’appropriation des savoirs savants et l’élaboration de leur sens commun en sens critique et instruit, par une promotion de la capacité active d’intervenir dans la vie quotidienne. C’est en définitive le modèle de l’intertraduction des dimensions philosophique, économique, politique, culturelle, langagière qui constitue le propre de ce laboratoire expérimental qu’est la philosophie de la praxis.

 

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