octobre 88 -6 Les 25-30 ans d’octobre 88 : une génération passée sans laisser de trace
Les 25-30 ans d’octobre 88 : une génération passée sans laisser de trace
Ils avaient entre 25 et 30 ans en 1988. L’intrusion des jeunes des classes populaires leur a ouvert un horizon politique qui s’est vite refermé. Chronique d’une génération passée dans l’histoire sans (presque) laisser de trace
Par Saïd Djaafer
Aujourd’hui encore certains continuent à chercher le « complot » derrière les évènements d’octobre 1988. C’est vrai que le régime donnait des signes de turbulences internes avec un été plein de rumeurs (mais tous les étés le sont depuis) et que Chadli Bendjedid, s’est livré, le 19 septembre 1989, devant des « Cadres de la Nation » médusés, à une attaque digne d’un opposant assorti d’un défi à des forces non identifiées : “que ceux qui croient détenir le ciel au-dessus de nos têtes, le laissent tomber !”.
Il reste que l’état de crise pour ne pas dire de déliquescence du régime n’était pas un complot, c’était une donnée historique objective. Au fond, si la thèse du complot persiste encore, cela tient au fait que dans une société très largement soumise voire écrasée par les appareils, cette irruption soudaine et violente de la jeunesse des classes populaires relevait de l’impensé, de la bizarrerie, du louche.
Comme si toutes les bonnes raisons de s’insurger -exclusion, crise de logement, pénuries, arrogance des nouveaux riches sans cause, étouffement et manipulation de l’histoire- n’étaient pas suffisantes, on cherche la “main” qui les auraient poussés dans la rue pour s’attaquer aux symboles du régime et à se servir en chantant dans les “galeries” et “souk-el-fellah”.
Les “chahuteurs” des quartiers populaires
Les chahuteurs des quartiers populaires d’octobre 88, souvent des adolescents à peine sortis de l’enfance, exprimaient de la colère, de la frustration, ils ne pouvaient pas bouleverser l’ordre établi. Mais ils ont fait bouger les lignes. Leur intrusion sans autorisation dans la sphère publique a permis à des militants politiques clandestins de sortir du trou et à des jeunes Algériennes et Algériens instruits d’entrer en politique et d’avoir des espérances.
Les jeunes des quartiers populaires ont, de facto, dressé un constat de faillite et cela laissait, enfin, entrevoir une évolution où la tutelle politique étouffante exercée au nom de la révolution ouvrait le champ à la société et à un renouvellement normal des élites. Ce sont les “réformateurs”, autour de Mouloud Hamrouche, qui lui donnèrent une traduction politique à travers la Constitution du 23 février 1989, qui ouvraient la voie à ce qui était le tabou des tabous, une structuration libre et pluraliste de la société.
Ceux qui avaient 25, 30 ou 35 ans sont aujourd’hui des “vieux” de 55, 60 ou 65 ans dans un pays jeune où les hautes charges sont au main des gérontes qui n’en finissent pas de s’accrocher au “flambeau” qu’ils n’en finissent pas de “transmettre”.
Cette génération instruite, fortement marquée par le combat des aînés et très largement imprégnée d’idées de gauche -il y avait aussi des libéraux mais ils étaient plutôt honteux à cette époque- devait son entrée politique à la colère de la jeunesse populaire. C’était la génération formée dans les écoles et les universités de l’Algérie indépendante qui disposait de très bonnes compétences. Ce devait être son “heure” d’accéder aux responsabilités tout en assurant la transmission des expériences et des valeurs aux plus jeunes.
Un moment historique obstrué
C’était le temps des grandes espérances, un printemps algérien survenant en automne, Octobre continuant Novembre, mais la conjonction de la fièvre sociale prise en main par les islamistes du FIS et l’énorme résistance aux réformes de l’intérieur du régime allait rapidement fermer la parenthèse. En janvier 1992, on a officiellement interrompu le processus électoral, mais on a surtout liquidé le processus démocratique.
Mouloud Hamrouche avait annoncé en 1989 au moment de lancer les réformes de la “sueur et des larmes” mais “pas de sang”. Il a quitté le pouvoir en juin 1991 et on pressentait que le sang allait venir. A partir de 1992, les Algériens vont avoir droit en effet à la sueur, aux larmes et au sang. Toutes les concessions faites à la société vont être reprises et annulées une par une dans un contexte d’extrême violence.
Au bout du cycle, les 25-30-35 ans, - cette ”élite nouvelle” entrée en politique ou en « espérance » après octobre 1988 -ont vu leur «moment historique » obstrué. Cette élite s’est profondément divisée sur l’attitude à avoir après le premier tour des législatives du 26 décembre 1991, remporté par le FIS.
Elle a connu des débats clivants avec des discours méprisants à l’égard de la société qui ne serait pas apte à voter en raison de ses “7 millions d’analphabètes”. On a même eu des appels à repousser l’âge du vote à 21 ans ou plus : la jeunesse populaire qui avait fait bouger les lignes incarnait désormais le “risque”, le “péril”.
Ces idées ne faisaient pas l’unanimité, des amitiés se déchiraient dans un contexte tragique. La nouvelle élite se retrouvait ainsi coincée entre la peur d’une société sur laquelle elle “s’est trompée” et un régime qui engageait sans ménagement une opération de “restauration”. Les espérances d’octobre 1988 refluaient définitivement.
La grande vague d’exil des compétences nationales formées après l’indépendance commençait. Ils partaient, entre peur et répulsion, face à un système où le mérite et la compétence sont secondaires par rapport à l’allégeance ou à l’insertion clanique.
Toute une technostructure qui avait vu dans les réformes menées par Hamrouche une opportunité de s’émanciper et de prendre sa “part d’histoire” était forcée à l’exil ou au silence. Cette génération prometteuse est passée comme une comète dans l’histoire du pays où ceux qui n’en finissent pas “de passer le flambeau” continuent de s’y accrocher de manière compulsive. Comme dans une volonté aberrante d’arrêter l’histoire…
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Saïd Djaafer Journaliste