Covid 19, des constats et des enseignements
Covid 19, des constats et des enseignements
Par Abdelatif Rebah, économiste
Aujourd'hui, l’humanité, dans son ensemble, est confrontée à un ennemi mortel, invisible, contre lequel aucun remède fiable, efficace et définitif n’est encore au point. Un virus particulièrement dévastateur, qui s’introduit par les voies aériennes, nez et bouche, celles par lesquelles on respire, qui a un facteur de contamination élevé —en moyenne, une personne infectée risque d’en contaminer trois — et une vitesse de propagation exponentielle.
Depuis son apparition en décembre 2019, le Covid-19 a déjà fait (au 15 avril 2020) au moins 128 000 morts dans le monde, tandis que le nombre de cas diagnostiqués dépasse désormais 2 millions, dans 193 pays, sur les cinq continents. 4 milliards de personnes, soit plus de la moitié de la population mondiale, sont appelées ou contraintes de rester confinées chez elles pour lutter contre la propagation du coronavirus dans plus de 90 pays et territoires. Au moins 50 pays sont en confinement total.
En Algérie, depuis le premier cas de Covid-19 confirmé, le 25 février, le bilan a grimpé à 2 160 cas confirmés et 336 décès (bilan au 15 avril 2020).
La riposte
Nous sommes encore au début de l’épidémie, préviennent les spécialistes engagés sur le front sanitaire, et l’héritage est lourd.
Dans une démarche procédant par étapes, les premières mesures édictées par les pouvoirs publics face à cette épidémie de Covid-19, qualifiée de «question de sécurité nationale» par le président de la République, visent à éviter la propagation du virus et d’être débordés par un insupportable afflux de malades, de contaminés, dans un contexte de déficits structurels de différentes natures, dans différents domaines et à différents niveaux. Une flambée de la maladie, à l’image de celle à laquelle est confrontée dramatiquement l’Europe, exigerait une charge de travail de loin supérieure à nos capacités en lits d’hôpitaux de soins intensifs, en équipements et en personnel soignant, déjà notoirement insuffisants en termes quantitatif et qualitatif, pour un fonctionnement «normal».
Dès le 12 mars était décrétée la fermeture des écoles, des universités et des centres de formation professionnelle. La décision concerne aussi les stades, les écoles coraniques, les zaouïas, les classes d'alphabétisation et tous les établissements éducatifs privés et les jardins d'enfants. Le 17 mars, c’est au tour des mosquées, des restaurants, des cafés d’être fermés ainsi que tous les lieux de rassemblement comme les salles des fêtes, interdites également les manifestations en même temps que sont suspendus les transports interwilayas, publics et privés, ainsi que le trafic ferroviaire sur tout le territoire national.
Le confinement partiel a été étendu à toutes les wilayas (certaines de 19h à 7h et d’autres, dont Alger, de 15h à 7h) et la wilaya de Blida reste en confinement total. 50% des fonctionnaires sont autorisés à rester chez eux, de même que les mamans salariées.
Sur le front sanitaire, travaillent, d’arrache-pied, spécialistes, médecins, infirmières, infirmiers, aide (s)-soignant(e)s et personnel non soignant des structures de santé, menant avec un dévouement, un esprit de sacrifice et un sens professionnel et patriotique élevé de leur noble mission la bataille pour sauver des vies au péril de la leur. On déplore déjà près d’une dizaine de médecins morts du coronavirus, en accomplissant leur devoir. Fruit mérité de ces efforts, le pays enregistre des cas de guérison par centaines. Les «arrières» sont assurées par toutes celles et tous ceux qui, dans des conditions stressantes et d’incertitude, permettent au pays de continuer de tourner.
L’industrie publique, démantelée et qualifiée de quincaillerie du temps de la 3issaba, apporte la preuve concrète de sa viabilité et de son rôle stratégique irremplaçable.
L'Entreprise nationale de l'industrie électronique (Enie) s'est lancée dans la conception et la fabrication d'insufflateurs artificiels et de respirateurs automatiques pour faire face aux déficits des hôpitaux en équipements. Le groupe public Textiles et Cuirs Getex, qui dispose de 23 unités et de 8 000 travailleurs, a lancé à travers ses unités la fabrication de masques de protection. Saidal, le fleuron public de notre industrie pharmaceutique, va aussi produire de la chloroquine. Le groupe fabrique déjà des quantités importantes de gel hydro-alcoolique. Une autre entreprise publique, l’Etusa, assure le transport des personnels médical et paramédical des hôpitaux de la wilaya d’Alger.
Partout se multiplient les initiatives des centres universitaires, des centres de formation professionnelle, des artisans et des entreprises, des citoyens, qui mettent leurs moyens et leur savoir pour venir en aide aux institutions de la santé.
Mais, le pic de la pandémie reste encore devant nous.
Quels premiers constats et enseignements peut-on tirer à ce stade ? Covid-19 et inégalités
La pandémie ne connaît pas de frontières mais frappe un monde dominé par des inégalités sociales et de niveaux de développement criardes. Elle entraîne des bouleversements économiques et sociaux sans précédent qui creusent encore davantage le fossé des inégalités. S’il est incontestable que le Covid-19 touche l’humanité entière sans discernement, ce sont les couches sociales déshéritées, aux conditions de vie déjà précaires, petits salariés, travailleurs occasionnels, chômeurs, familles nombreuses entassées dans des logements exigus, migrants sans papiers, SDF et sans-abri et les peuples vivant dans la misère et la pauvreté qui en supportent les conséquences les plus lourdes et les plus dramatiques. Aux États-Unis, pays qui compte le plus de personnes infectées, 622 000 cas recensés et 27 000 morts, et qui enregistre quotidiennement autour de 2 000 morts par jour, le virus tue dans des proportions disproportionnées, stupéfiantes. Noirs, pauvres et travailleurs des métiers les plus exposés, livreurs, éboueurs, chauffeurs de bus, caissières ou aides-soignants…
Les Afros-Américains représentent 33% des hospitalisations liées à la pandémie alors qu'ils ne comptent que pour 13% dans la population. Cet écart est particulièrement important dans le Wisconsin, où les Noirs représentent 70% des décès alors qu'ils ne comptent que pour 26% dans la population. Il est tout aussi élevé à Chicago (67% des décès pour seulement 32% de la population), ou encore en Louisiane (70% des décès pour 32% de la population), selon les chiffres du Washington Post.
Dans notre pays, les mesures de confinement, évidemment nécessaires et salutaires, affectent durement des domaines d’activité où les travailleurs occupent des emplois sous-payés. Il s’agit majoritairement de travailleurs employés dans le secteur privé, sans couverture de sécurité sociale. Ce sont les garçons de café, les serveurs dans les restaurants, des fast-foods, ceux qui travaillent chez les commerçants, des travailleurs dans l’économie l’informelle qui se comptent par millions, des receveurs de bus privés, des taxieurs, les coiffeurs et coiffeuses, les puéricultrices dans les crèches privées, etc., qui se retrouvent, du fait de ces mesures, sans emploi et sans ressources de survie… La fermeture des écoles prive les enfants des couches défavorisées des repas des cantines scolaires et compromet de fait leur scolarité, les ressources et les conditions du téléenseignement leur étant pratiquement inaccessibles.
Les multiples incidences du confinement amplifient, d’autre part, les inégalités dont sont déjà victimes les femmes. C’est sur elles que retombe le lourd fardeau de foyers, désormais, en surcharge permanente, aggravée par la garde des enfants, contraints de rester, reclus, à la maison.
La santé publique victime de la casse libérale
Les systèmes sociaux basés sur la loi d’airain du profit représentent la négation même des besoins exigés par la préservation de la santé humaine. Des régimes plus soucieux de la santé des marchés financiers que de celle des populations. Confrontés à une épidémie meurtrière galopante, les peuples mesurent, avec effroi et colère, l’ampleur des dégâts causés aux systèmes de santé publique par les politiques de casse systématique des services publics, pratiquées, des décennies durant, par tous les gouvernements au service du capital. Comme, par exemple, en 2007, lorsque le ministre français du Budget ne cessait de crier sur toutes les chaînes TV : «Nous avons réduit le nombre d’hôpitaux en France, et c’est une bonne chose» ; «Il y a trop de lits d'hôpitaux en France». Fermetures de lits d’hôpitaux, suppression massive de postes soignants au détriment de la qualité des soins, restrictions budgétaires sur la quantité et la qualité du matériel. L’inventaire du gâchis est édifiant.
De 2011 à 2018, la Commission européenne a demandé 63 fois à ses États membres de réduire les dépenses de santé et/ou de privatiser.
De 2003 à 2017, la France a perdu
100 000 lits à l’hôpital sans compter les maternités, les services de chirurgie, les réanimations et des hôpitaux tout entiers !
Que dire du temple du capitalisme mondial, les États-Unis, dont «le système de santé est une plaisanterie», ainsi que l’a crument qualifié la journaliste étatsunienne indépendante Catline Johnstone. Le pays le plus riche du monde n'a pas la capacité de protéger le public dans son ensemble, déplore Robert Reich, publiciste et professeur de politiques publiques à l'Université de Californie, à Berkeley.
Les répercussions sont accablantes. Pénuries de masques, de gels antibactériens, de bouteilles d’oxygène, de tests médicaux, insuffisance des structures d’accueil hospitalières, manque d’équipements médicaux, respirateurs notamment… S’ajoute à la profonde indignation populaire, celle provoquée par les détournements scandaleux, dans une pure logique du sauve-qui-peut, de tag 3ala men tag, des cargaisons chinoises de masques, détournements perpétrés par les États-Unis et certains pays de l’Union européenne, au détriment de leurs alliés.
L’exemple des pays socialistes
Les systèmes de santé bâtis sous le socialisme et le régime de la planification scientifique centrale basée sur les besoins populaires affichent, aux yeux du monde entier, leur supériorité. Ce sont la Chine, la Russie et Cuba qui viennent à la rescousse de l’Italie, 8e puissance économique mondiale, en détresse sanitaire. Oui, Cuba !!! Pays sans ressources naturelles, mis sous embargo depuis plus de 55 ans par les États-Unis et leurs alliés occidentaux, dont l’Italie, elle-même, et qui vient apporter son savoir et sa solidarité internationaliste pour soulager les blessures d’un peuple meurtri. C’est Cuba qui est appelée par le gouvernement français pour venir en aide aux territoires d’outre-mer de la France, marqués par le sous-développement sanitaire.
Un monde foudroyé par la pandémie découvre, ainsi, malgré les guerres économiques, idéologiques et médiatiques menées sans relâche contre cette citadelle invaincue du socialisme, l’immense avance de Cuba socialiste dans les domaines de la prévention et de l’hygiène, de la prise en charge des soins médicaux, de la qualité des infrastructures de santé, du niveau élevé de qualification et de compétence du personnel médical et infirmier, du degré de développement de l’enseignement des sciences médicales et de l’infrastructure de recherche médicale et biologique.
Leçons algériennes
Rompre avec la démarche économique libérale et ses pratiques mafieuses et de corruption, en cours depuis une trentaine d’années.
Construire un système de santé publique démocratique au service de la population.
Dans notre pays, des secteurs de plus en plus larges de la population, inquiète devant la progression continue du virus mortel, prennent la pleine mesure de l’état d’impréparation alarmant de notre système sanitaire. Les moyens élémentaires de protection, tels que les gants, les bavettes et les gels antibactériens, pour les personnels soignants, qui agissent dans un environnement très contagieux, au péril de leur propre santé et de leur propre vie, ne sont pas disponibles en quantités suffisantes. Que dire des équipements, des lits de réanimation, des laboratoires, dans un contexte de risque de brusque détérioration de la situation sanitaire avec son cortège de contagions où les pressions sur le personnel soignant seront démultipliées.
Un pays qui, à l'indépendance parti de rien, était arrivé, en l'espace de 10 ans à peine, à des progrès extraordinaires internationalement reconnus, attestés, notamment, par l’éradication des maladies telles que la tuberculose, la rougeole, la poliomyélite, ou par sa prise en charge exemplaire des victimes du séisme d’El-Asnam en octobre 1980, a été transformé, avec le soutien de la Banque mondiale et du FMI, en immense désolation sanitaire, où règne le mépris des soignants et des patients.
Pendant que les hauts dignitaires du régime, civils et militaires, Abdelaziz Bouteflika en tête, s’offraient, à coups de dizaines de millions d’euros, des prises en charge dans les hôpitaux de très haut standing européens et américains, certains mêmes y finissant leurs jours, pendant que la police du prédateur Hamel réprimait, sans honte et sans merci, les médecins résidents manifestant pour leurs revendications socioprofessionnelles, nos infrastructures de santé publique vivaient les affres du sous-équipement, du manque de moyens techniques, d’hygiène, de l’insécurité face aux agressions de voyous dans les services d’urgences, de la démotivation des personnels de santé, des déperditions grandissantes des compétences, acquises au prix d’efforts et de travail méritoires indéniables, de la chute épouvantable de la qualité des soins, de la montée scandaleuse des inégalités financières et territoriales, d’accès à la santé. 61% des hôpitaux sont dans le Nord, 27% dans les Hauts-Plateaux et 11,7% dans le Sud ; d’autre part, 73% des cabinets privés sont dans le Nord ; 21% dans les Hauts-Plateaux et 5% dans le Sud.
A l’ère du libéralisme parasitaire et prédateur, régressions économique, sociale et culturelle se conjuguent. Le charlatanisme est mis à l’honneur avec la prolifération des pseudo-traitements médicaux et remèdes pharmaceutiques, type hidjama et autres supercheries mettant en péril la santé des Algériens.
Pendant que le pouvoir des oligarques distribuait généreusement crédits et avantages de tous genres aux Haddad, Rebrab, Kouninef, Tahkout et consorts, il réduisait drastiquement les dépenses publiques de santé, considérées comme un gouffre par les élites libérales du pouvoir, adeptes du tag 3ala men tag (la loi de la jungle capitaliste) et pourfendeurs de la médecine gratuite. Le peuple constatait, chaque jour, la diminution, comme une peau de chagrin, des ressources consacrées à la santé, au point où même la Banque mondiale était obligée de reconnaître, dans un rapport en 2007, que, dans l’ensemble, ces ressources «se situent à un niveau relativement faible». Tellement faible, qu’elles placent notre pays loin derrière la Jordanie, la Tunisie, le Cap- Vert, le Lesotho, la Thaïlande, l’Iran, en deçà de la moyenne des pays africains et, il va sans dire, très loin derrière la petite île de Cuba, pourtant soumise à un implacable blocus américain depuis plus d’un demi-siècle. Faible au point, qu’aujourd’hui, dans certaines wilayas, les citoyens ne trouvent pas de services pour se faire contrôler et diagnostiquer s’ils sont atteints du virus ou non.
C’est la résultante des choix et des politiques basés sur la privatisation et la commercialisation de la santé mis à l’honneur ces trente dernières années. Le lourd héritage de la 3issaba. Mais ce n’est, hélas, pas le «seul méfait» de ces politiques, pour user d’un euphémisme bien réducteur et indulgent. Le coronavirus a mis à nu un système de rémunération injuste, insupportable et scandaleux. Ceux qui sont aux premières lignes de la bataille pour la vie au péril de la leur, ce ne sont pas les grands gagnants des libéralisations couverts de largesses et de privilèges exorbitants, qui ont dilapidé des centaines de milliards de dollars et la cohorte de leurs serviteurs zélés dans les appareils de l’États. Ce ne sont pas celles et ceux qui se battent au quotidien pour sauver des vies, ni celles et ceux qui permettent au pays de continuer de tourner, ni celles et ceux qui s’investissent dans la recherche et la production des équipements et moyens de protection de la santé et, d’une manière générale, le travail productif -même le plus qualifié- qui occupent le haut de la pyramide des revenus. Ce sommet est occupé, sans contrepartie sociale correspondante, par ceux qui cumulent superprofits de l’oligarchie et de l’économie de bazar, détenteurs de rentes régaliennes, hauts revenus salariaux et revenus de rente immobilière, agricole, de monopole, de disponibilité de devises, revenus libres de toute contrainte, dispensés de tout impôt pratiquement, le système fiscal étant magnanime à leur égard. D’autre part, n’a-t-on pas pu, également, constater comment les privatisations et le bradage des minoteries publiques ont livré l’approvisionnement de la population en semoule, aux pénuries et à la spéculation ? En réalité, l’épidémie de Covid-19 lève le voile sur le fiasco, sur toute la ligne, de la voie conçue comme substitut à celle du développement national de la décennie 1970 et l’étendue des vulnérabilités structurelles qu’elle a engendrées.
Un États administrativement et techniquement affaibli
Amputé depuis plus de trente années de ses instruments de planification, et donc de toute dimension à moyen et long termes du développement économique, de ses outils d’intervention économique et de son encadrement qualifié et expérimenté, l’États, après avoir navigué, des décennies durant, sans boussole stratégique, se retrouve, brusquement et brutalement, placé devant le défi de mobiliser, organiser et déployer toutes les capacités de riposte du pays pour faire face à une crise sanitaire d’une gravité et d’une magnitude sans précédent.
Pour mesurer l’étendue de la régression, ceux qui ont vécu cette époque se souviennent du rôle déterminant, remarquable, joué par les entreprises publiques, DNC-ANP, Sonatrach, SNLB, Sonitex, Sonipec, Sonacome, SNTR, SN Sempac, Enial et tant d’autres sociétés nationales avec les ministères sectoriels, mobilisés H24, lors du séisme d’El-Asnam.
A contrario, le tremblement de terre de Boumerdès, en mai 2003, a montré à quel point les restructurations meurtrières du secteur public (industrie, bâtiment et travaux publics, transports, santé...), inaugurées dans les années 1980-1990, ont privé les secours des moyens lourds habituellement rapidement réquisitionnés dans le cadre du plan OrsecIndice éloquent de ce monumental recul, Sonatrach, naguère, incarnation, à la fois, de l’États stratège, de l’États entrepreneur et de la puissance publique, à leur apogée, motif de fierté nationale, peine, visiblement, aujourd’hui, à contenir les signes multiformes et persistants d’essoufflement qui l’affectent, turn-over intense des PDG, instabilité managériale, contre-performances productives chroniques, etc.
Une structure économique dévitalisée et impuissante
Alors que la Chine socialiste, profitant de son économie largement planifiée et sous contrôle de l’États, a rapidement su mobiliser son outil industriel pour répondre aux nouveaux besoins créés par l’épidémie, en Algérie, la casse du secteur public et la désertification industrielle qu’elle a provoquée, le sabordage de l’enseignement technique ne laissent plus au pays qu’une économie sans consistance productive ni technologique, minée par l’informel qui ne nous est d’aucun secours dans le contexte de la pandémie. Que faire, à présent, d’un secteur du BTP et des matériaux de construction dédié à l’immobilier de rente (les fameux villa ou tahteha hanout et building ou tahtou hanout des Kamel El-Bouchi et autres centres commerciaux pour couches fortunées) et à l’érection de parkings budgétivores, pour un parc auto démesuré et énergivore? Que faire d’un secteur informel prolifique rendu, aujourd’hui, forclos par la fermeture des frontières et le confinement ? De quelle aide peut nous être toute cette soi-disant industrie où on assemble des kits automobiles importés?… De quelle utilité nous est, pour faire face aux besoins de la pandémie, cette économie de bric et de broc, irriguée à coups de centaines de milliards de dollars, par les revenus du pétrole détournés de leurs usages productifs, qui a remplacé les producteurs d’acier, de camions, de bus, de tracteurs, de moteurs, de téléviseurs et les branches performantes et exportatrices du textile, de la confection, des cuirs et de la chaussure, ainsi que celle de la construction et du bâtiment (DNC-ANP, Sorecal, etc.), fruits des décennies du développement national et de l’industrialisation? Que faire, à présent, de cette économie où il n’y a pas de place pour les scientifiques et pour les technologues, où ce sont les spéculateurs et les trabendistes, importateurs-revendeurs, qui occupent le devant de la scène, et où les diplômé(e)s n’ont pour débouchés que le chômage, l’exil ou la harga, quand se fait cruellement sentir le besoin d’une industrie des équipements médicaux, d’une industrie des moyens de protection pour le personnel soignant et pour la population, d’une industrie pharmaceutique capable de produire tests et vaccins, d’une économie numérisée capable de promouvoir, efficacement, le télétravail, le télécommerce, le télé-enseignement, la télémédecine?… Comment ne pas rappeler que l’entreprise qui s’apprête aujourd’hui à doter l’Algérie de ses respirateurs, l’Entreprise nationale des industries électroniques(Enie), a été laminée par trois décennies de restructurations libérales? Elle s’était distinguée dans les années 1970-1980 par la gamme des produits développée dans le visuel, dont le premier téléviseur couleur 67 cm, dans l’audio, les équipements médicaux et avait donné à l’Algérie sa première unité de panneaux solaires en 1984 déjà. Le grand complexe industriel de Sidi Bel-Abbès qui employait plus de 4 500 travailleurs, dont une proportion importante de femmes, n’occupe plus que 1 300 dont 250 engagés dans le cadre de l’emploi de jeunes. Il a perdu des dizaines de cadres de valeur et des centaines de travailleurs dans le cadre de l’opération d’assainissement. Poussés à l’exil par l’incurie et l’ignorance crasse d’un système inculte, conjuguant la plus grande arrogance et la pire indécence, qui n’a aucune reconnaissance pour le travail productif, le mérite scientifique et technique, l'apport au développement de l'économie, de la société, de la culture, une masse d’ingénieurs, d’architectes et de techniciens de haut niveau et autres cadres des sciences sociales, médicales, etc., que l'étranger convoitait déjà, sont allés sous d'autres cieux faire la richesse des pays développés.
Un praticien étranger sur cinq installé en France vient d’Algérie (11% environ du Maroc). Et tous nos concitoyens ont pu suivre, avec fierté, sur les chaînes de télé étrangères ces compétences médicales algériennes de grande valeur, apporter leur précieux concours dans les hôpitaux de France, notamment, à la lutte contre le Covid-19.
Le talon d’Achille pétrolier
En 2020, les hydrocarbures demeurent la source quasi exclusive de financement de l’économie de l’Algérie, alors que le système de production locale reste incapable de répondre aux besoins des consommateurs, qui sont couverts quasi intégralement par des importations, elles-mêmes financées uniquement par des revenus pétroliers.
Ainsi, la source quasi unique de recettes en devises du pays dépend du prix du pétrole, aujourd’hui frappé de plein fouet par les répercussions négatives du Covid-19 (confinement total ou partiel) sur le niveau d’activité des économies importatrices de brut et de gaz.
La demande mondiale en pétrole est au plus bas, ses principaux secteurs consommateurs sont quasiment à l’arrêt, comme les transports aériens ou en baisse drastique d’activité comme les consommateurs industriels, ou fortement réduite comme les centrales électriques ainsi que le parc de véhicules particuliers dont la mobilité a été fortement restreinte par le confinement partiel ou total. C’est l’incertitude totale sur les perspectives de reprise suspendues à la fin de la pandémie. La chute drastique des recettes d’exportation des hydrocarbures et la baisse considérable du niveau de l’activité d’un grand nombre de branches économiques due au coronavirus risquent de conjuguer crise sanitaire, crise économique, crise sociale et crise politique. Des périls majeurs pointent à l’horizon de ce «modèle» lesté de tant de vulnérabilités structurelles. Il devient impérieux d’en sortir. C’est une question de sécurité nationale.
Rompre avec la démarche économique libérale et ses pratiques mafieuses et de corruption, en cours depuis une trentaine d’années
Quels enseignements tirer, d’ores et déjà, de cette crise, pour notre pays ? Aujourd’hui, le traitement de la situation concrète inédite créée par cette épidémie meurtrière galopante exige des politiques conséquentes à la hauteur de la menace et des défis immenses qu’elle impose.
Il ne s’agit pas, en effet, d’imaginer une démarche sous la forme d’une myriade de décisions de court terme, qui ne s’attaquerait qu’à des aspects partiels, voire isolés.
La réorientation d’envergure, requise et nécessaire, ne peut aller sans les ruptures fondamentales à opérer et ne peut passer à côté de la question des choix stratégiques à adopter. Il devient incontournable de démanteler les mécanismes et les institutions des politiques anti-nationales qui ont sacrifié les services publics aux appétits des classes parasitaires et prédatrices et érigé le tag 3ala men tag capitaliste en règle d’or des rapports sociaux.
C’est un impératif de salut national, car leur maintien et leur reconduction, dans le contexte de la pandémie, va, inéluctablement, enfoncer le pays dans une nouvelle crise aux conséquences politiques, économiques et sociales incalculables.
Il devient plus que jamais urgent de renouer avec l’ambition nationale de développement de grandes capacités industrielles, scientifiques et technologiques et de redonner à l’États national ses instruments de planification, de régulation et d’intervention. Le marché est incapable de penser l’industrie de son propre mouvement de lui-même et de le penser dans une perspective d’émancipation nationale. La volonté politique est nécessaire.
Planification à long terme, politiques de développement qui se définissent d’abord au niveau national et où l’États y a un rôle essentiel à jouer, investissements publics, croissance et développement durables, renforcement des entreprises publiques doivent être remis à l’honneur.(1)
L’enjeu essentiel est de passer d’une économie dominée par un secteur extraverti, technologiquement enclavé, tributaire, de surcroît, des fluctuations de la conjoncture pétrolière internationale, coexistant avec des activités faiblement productives, où les possibilités d’évolution technologique et de gains de valeur ajoutée sont limitées, vers une économie enracinée, entraînée par des activités fortement productives, offrant de meilleures perspectives d’absorption productive d’une main-d’œuvre instruite et qualifiée, nombreuse et de plus en plus féminine et des possibilités d’innovation et d’accroissement de la valeur ajoutée.
Une économie basée sur l’effort endogène d’innovation technique, économique, managériale, institutionnelle, sociale. La vérité, souvent oubliée, comme le relevait déjà pertinemment le rapport de l’Onudi.
Dans quel monde vivrons-nous après la pandémie ?
On efface tout et on recommence ?
Bien que l’incertitude la plus grande pèse sur la durée du confinement et sur la fin de la pandémie, le monde s’interroge sur l’après. Un «changement de modèle» s’impose-t-il au sortir de cette crise ? Le Covid-19 sonnera-t-il la fin du capitalisme, un système disqualifié par son incapacité à prévoir et à répondre à la crise sanitaire ? Se dirige-t-on vers un nouveau système? Se dirige-t-on vers un renforcement de la coopération internationale ou la fermeture sur les frontières nationales ?… La formule de la pire récession depuis la Seconde Guerre mondiale est une fausse comparaison. L’économie mondiale d’aujourd’hui est intacte alors qu’elle a été ravagée physiquement et matériellement en 1945.
Coronavirus oblige, certains États capitalistes ont dû concéder des reculs sur les dogmes. L'Espagne nationalise tous les hôpitaux et fournisseurs de soins de santé. Partisan pur et dur du «laissez-faire le marché», le président français Emmanuel Macron s‘amende : «Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, déclara-t-il dans un discours le 12 mars dernier, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre États-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond, à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle...» Il vante les mérites des services publics, va-t-il remettre en cause les lois qu’il a fait voter et qui en ont organisé la casse ?
Plus rien ne sera comme avant, vraiment ?
On se souvient qu’en 2008, on avait pensé, dans le monde, que l’heure des comptes à régler avec 30 ans de règne du néolibéralisme avait sonné. Le discrédit du bréviaire néolibéral était, alors, à son paroxysme. Et pour cause, il a fait basculer le monde dans une récession globale, la première depuis la Seconde Guerre mondiale. L’ampleur du désastre provoqué par la finance capitaliste affranchie de sa laisse s’étalait au grand jour. En 2009, les États-Unis, ennemis jurés de toute immixtion de l’États dans l’économie, surmontant leur aversion séculaire, découvrent soudainement les vertus de l’États-providence. Des Républicains purs et durs appellent à nationaliser des titans de la finance tombés en faillite. A la veille de céder le bureau ovale de la Maison-Blanche à Barack Obama, George W. Bush junior, porte-drapeau arrogant et belliqueux de l’ultra-libéralisme, implore le Sénat américain de soutenir le plan Paulson qui donne carte blanche au gouvernement américain pour sauver Wall Street, ce temple mondial du capitalisme, menacé d’effondrement. «A l’encontre de mon instinct naturel qui est de m’opposer à une intervention du gouvernement et de laisser les entreprises qui prennent les mauvaises décisions s’éteindre», s’était-il empressé d’ajouter. Lui emboîtant le pas, crise oblige, les gouvernements occidentaux volent au secours de l’économie de marché. La Grande-Bretagne, patrie de la City londonienne, nationalise, sans complexes, des banques en perdition, pendant qu’en Allemagne, la chancelière Angela Merkel adopte, certes, à son corps défendant, un plan de relance et que se multiplient, dans le désordre, les interventions publiques dans les économies de l’Euroland. Les détenteurs des instruments de politique économique en usent à leur guise. Sans état d’âme.
Exit l’orthodoxie budgétaire, fiscale et monétaire. L’appel au retour salvateur de l’États est unanime. Il reçoit la caution scientifique de Nobel de l’économie, Joseph Stieglitz (2001), Paul Samuelson (1970), Paul Krugman (2008). On redécouvre des économistes remisés au placard, pour cause de «péremption» comme Keynes ou son disciple Hyman Minsky, et même Marx et Samir Amin redeviennent fréquentables ! «A présent, nous sommes tous des Keynésiens», proclame l’éditorialiste économique du Financial Times et du journal Le Monde, Martin Wolf(2), tandis que le chroniqueur de Newsweek, Jonathan Alter, renchérit : «Nous sommes tous socialistes maintenant.»
Mais la parenthèse va être de courte durée. Une fois passée la frayeur de l’effondrement de titans de la finance capitaliste mondiale, on revient au «busines as usual». Trois ans après l’éclatement de la crise «qui a fortement mis en lumière les écueils, limites et dangers ainsi que les responsabilités de la pensée économique dominante en matière économique»(3), le logiciel «néolibéral» était remis en marche, de plus belle, malgré ses échecs patents.
Tout changer pour que rien ne change
Alors, va-t-on revenir, une fois de plus, encore, au «business as usual», comme s’il n’y avait pas eu la leçon de la pandémie ? Ce serait tout à fait conforme à l’inclination naturelle du capital. Car il n’est pas dans la nature du capitalisme de remettre en question ce qui fait sa raison d’être : le profit. La bourgeoisie, ses médias et ses élites préparent déjà les esprits aux nouveaux sacrifices qui vont être demandés aux peuples pour «sauver l’économie». Aujourd’hui, patrons, banquiers, élites libérales et gouvernantes concoctent déjà la note salée à présenter aux travailleurs et aux peuples pour panser les blessures économiques de la pandémie et lui redonner du sang neuf : allongement de la durée du travail, suppression des congés, baisse des salaires, mises au chômage, etc.
L’objectif majeur du capital c’est de repartir avec le maximum de moyens à sa disposition dans la course au profit. Il devra se placer dans la concurrence mondiale capitaliste, pour la conquête des marchés, pour trouver de nouvelles sources de profits. La concurrence capitaliste mondiale sera féroce. Il aura besoin de se donner les moyens d’exploiter plus encore les travailleurs, pour cela de remettre en cause les acquis sociaux de haute lutte.
Le capitalisme, système par essence prédateur des forces humaine et de la nature, s’approche, certes, de sa gare terminus, mais il faut le pousser pour qu’il se presse à la rejoindre.
A. R.
1) Il n’y a pas une seule recette de développement, rappelle cet économiste américain. Seul le contexte institutionnel local permet de déterminer les politiques qui vont permettre, non seulement d’initier une dynamique de croissance – ce qui est relativement aisé — mais surtout de la maintenir dans le temps et de la rendre résistante aux crises, ce qui est plus difficile. Cf. Alternatives économiques n°264, décembre 2007.
2) Cf. Le Monde du 6 janvier 2009.
3) Cf. La pensée économique en manque de pluralisme. Médiapart du 27 avril 2011.