De mal en pis

Publié le par Mahi Ahmed

De mal en pis

 

Par Ammar Belhimer

Depuis que le chat soviétique n’est plus là, la souris capitaliste en fait à sa tête. Elle n’a plus besoin de donner l’image de «sociabilité» que l’ancienne compétition entre les deux systèmes lui imposait. Vingt ans plus tard, le capital semble avoir récupéré toutes les concessions faites au travail pour survivre dans cette compétition.
Quelles sont justement les nouvelles particularités du capitalisme contemporain ? Il a fallu plus de 900 pages à Thomas Piketty, professeur d’économie, premier directeur de l’Ecole d’économie de Paris, pour répondre à la question dans un récent ouvrage de référence : «Le capital au XXIe siècle»(*). L’ouvrage, au titre volontairement éponyme de Karl Marx, est une fresque historique qui réussit, par ailleurs, le pari de scruter l’avenir de l’économie contemporaine, dans le temps et dans l’espace.
De Karl Marx, Thomas Piketty puise à profusion pour en souligner l’actualité avant de mettre à jour les concepts autour d’une thèse centrale : même s’il n’est pas infini, le processus de l’accumulation du capital peut prendre des proportions qui exacerbent les inégalités, dans un régime économique combinant faible croissance de la production et rendement élevé. Thomas Piketty donne de la traçabilité à ces inégalités en élaborant un tableau historique mondial des revenus du travail, du capital et de leur répartition au sein de la population. Le tableau des revenus est le fruit d’un travail colossal de compilation et d’harmonisation des statistiques disponibles sur la répartition des richesses, dans plusieurs pays du monde, depuis le XVIIIe siècle. Cette compilation contredit fortement une première idée reçue : les Etats-Unis n’ont pas toujours été le pays outrageusement inégalitaire d’aujourd’hui. Jusque dans les années 1950, l’Europe l’était davantage. Et ce n’est qu’au tournant des années 1980, avec l’avènement de la «reaganomics» que la tendance s’est inversée.
Pareil pour une autre idée reçue : les taux de croissance du PIB au-dessus de 1 à 1,5 % ne sont pas une anomalie historique, mais bien la norme. Cette observation n’empêche pas d’atténuer les mérites excessifs attribués aux Trente Glorieuses qui ont permis aux premiers nés du baby-boom d’entrer sur le marché du travail dans des conditions privilégiées (forte croissance, plein emploi, diffusion rapide du salariat moyen et supérieur, etc.) et de réduire, par voie de conséquence, les inégalités. Les Trente Glorieuses ne sont ainsi qu’une parenthèse exceptionnelle, ouverte par le besoin de rattrapage par rapport à la Seconde Guerre mondiale. De la même façon se trouve également démystifié le rôle et le poids de la méritocratie dans l’effacement des disparités induites par l’héritage. La glorification du «mérite» est le corollaire logique de l’indivisibilité du social. La victoire idéologique, même momentanée, du capitalisme sur ce point précis ne fait aucun doute car «dès lors que les antagonismes sociaux sont niés, chaque individu est érigé en acteur responsable de ses choix, de ses réussites et de ses échecs». Rien n’est moins évident de nos jours lorsqu’on apprend que la répartition des richesses entre les 10 % les plus riches et le reste de population a retrouvé en 2010 des proportions proches (en Europe), voire supérieures (aux Etats-Unis) à celles de 1910. De nos jours, la nouvelle méritocratie profite moins aux «héritiers purs», comme au XIXe siècle, qu’à la nouvelle génération des super-cadres. Ainsi, au niveau des 10 % les plus aisés, on trouve au XXIe siècle moins de super-riches par héritage par rapport à la fin du XIXe siècle, mais plus de «super-cadres» profitant de salaires à six chiffres.
Dans l’ensemble, la concentration et le rendement du capital s’accroissent à mesure que l’on monte dans la hiérarchie sociale. Le niveau d’inégalité dans les économies occidentales est aujourd’hui comparable à celui qui prévalait à la Belle Epoque — aux Etats-Unis, il atteint des pics jamais égalés.
En octobre 2009, la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge a publié son premier rapport alarmant sur les conséquences humanitaires de la crise économique en Europe. Au cours du premier semestre de 2013, la Fédération a réalisé une cartographie des activités menées par les 52 Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge d’Europe et d’Asie centrale. Entre les deux dates, les choses évoluent de mal en pis : «Par rapport à 2009, des millions de personnes supplémentaires doivent faire la queue pour se nourrir et n’ont pas de quoi acheter des médicaments ou se faire soigner. Des millions de personnes sont sans emploi, et nombre de celles qui ont encore un travail ont du mal à faire vivre leur famille, les salaires étant insuffisants et les prix exorbitants. Nombre de ménages qui appartenaient à la classe moyenne ont sombré dans la pauvreté. En 2012, plus de 3,5 millions d'Européens dans 22 pays ont reçu de l'aide alimentaire de la Croix-Rouge. La cartographie a révélé que de plus en plus de personnes ont basculé dans la pauvreté, que les pauvres s’appauvrissent et que la «distance sociale» à parcourir pour se réinsérer dans la société s’est creusée.»
En 2011, les personnes à risque de pauvreté ou d'exclusion sociale représentaient 49,1% de la population totale en Bulgarie, 40,4 % en Lettonie, 40% en Lituanie et 32,7% en Croatie.
La cause de cette remontée des inégalités est imputable à trois facteurs cumulatifs :
- la stagnation de la croissance économique,
- le manque de dynamisme démographique des pays riches,
- les rendements élevés du capital.
Parallèlement, nous assistons à un affaiblissement de la puissance des Etats, avec une forte montée de leur endettement qui amoindrit notablement la part publique du patrimoine national et, au-delà, la capacité de régulation de ces mêmes Etats, faute de leviers autres que la norme de droit lorsqu’elle existe. Tout indique qu’une telle situation va perdurer. Le pendant politique de l’accroissement des inégalités n’a pas tardé à se manifester. Jamais l’argent n’a été aussi maître du jeu que depuis le déplafonnement, il y a trois ans, des dépenses politiques par les entreprises aux Etats-Unis. Un récent article de The Nation nous éclaire sur la main invisible du business dans les élections américaines de 2012 pour montrer à quel point le jeu est verrouillé (***). Pour longtemps encore
A. B.

(*) Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Editions du Seuil, Paris août 2013, 950 pages.
(**) Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Penser différemment. Europe : les conséquences de la crise économique sur le plan humanitaire, Genève, octobre 2013.
(***) Lee Fang, The Invisible Hand of Business in the 2012 Election, The Nation, 19 novembre 2013.
http://www.thenation.com/article/177252/invisible-hand-business-2012-election.

http://www.presse-algerie.net/open-111022-le-soir-d-algeacute-rie.html

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