Soudan. Le grondement de colère de la jeunesse
Soudan. Le grondement de colère de la jeunesse
Par TAREK CHEIKH
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Cette insurrection dont les médias parlent si peu · Voilà un mois que le Soudan est en insurrection, et la jeunesse est en première ligne. Elle se révolte contre un régime militaire en place depuis trente ans et dont la faillite est totale sur les plans économique, social et politique. Pourtant, ce mouvement, similaire à celui qui a saisi le monde arabe à l’hiver 2010-2011 rencontre peu d’échos à l’étranger.
Traduit de l’arabe par Nada Yafi.
Le 25 décembre 2018 au matin, dans la province d’Al-Jazira, proche de la capitale Khartoum, le cortège présidentiel d’Omar Al-Bachir, voitures sombres aux vitres fumées, fonce à toute allure sur la route. Il vient d’être interpellé sur son passage par un groupe de femmes qui crient : « Dégage ! Dégage ! », tandis que plusieurs jeunes clament : « Liberté, paix, justice » et : « La révolution est le choix du peuple ».
L’instant marque un basculement dans la vie du Soudan. La terre semble soudain se dérober sous les pieds du chef de l’État. Il entend pour la première fois depuis son coup d’État de juin 1989, et de la manière la plus directe et la plus claire qui soit, la voix de son peuple s’exprimer à travers ces femmes et ces jeunes. Et cette voix est une alerte suffisante pour que le président quitte précipitamment le lieu de la cérémonie à laquelle il assistait, pour rejoindre la capitale… où la situation n’est guère préférable à celle qui prévaut dans les 25 autres villes où le peuple se rebellait contre le pouvoir dans une saisissante simultanéité.
« TA CHUTE ! RIEN D’AUTRE ! »
Chaque jour qui passe renforce la conviction des Soudanais : la page Omar Al-Bachir est en train d’être tournée. Le président n’a plus devant lui tout le champ du possible qu’il a sillonné pendant trois décennies, jusqu’à la veille du soulèvement, le 19 décembre 2018. Un grondement de colère semblable à un tremblement de terre a saisi les villes du pays, grandes ou petites, faisant retentir à l’unisson la même clameur : « Dégage ! Dégage ! » Avec le temps, non seulement le mur de la peur semble s’être effondré, mais la peur elle-même a changé de camp, atteignant les forces du régime qui laissent désormais paraître leur désarroi et commettent de faux pas. L’audace des rassemblements en est galvanisée.
La rue s’organise désormais, dans une résolution sans faille, pour renverser le pouvoir. Les promesses de réformes du président n’y font plus rien, pas plus que les accusations portées contre les traîtres à la nation, les saboteurs et autres agents provocateurs. Le peuple a résumé sa détermination par une expression adressée au président Al-Bachir qui en dit long et qui a fait le tour du pays : « Ta chute ! Rien d’autre ! » Autrement dit, en finir avec trente ans d’un pouvoir autocratique des plus sanguinaires, des plus destructeurs et des plus douloureux de l’histoire du pays, avec des guerres meurtrières dans trois régions, le Darfour, le Kordofan du Sud et le sud du Nil Bleu. La fin de cette époque aura clos l’expérience la plus ratée d’un pouvoir de Frères musulmans dans le monde arabe.
LE SOUTIEN DES PARTIS D’OPPOSITION
Avec la montée en puissance du mouvement populaire s’est accélérée l’action des principaux partis politiques d’opposition et leur coordination, notamment le Front révolutionnaire soudanais (Nidaa As-Soudan) conduit par le parti nationaliste Oumma dirigé par Sadek Al-Mahdi et la coalition des forces du Consensus national (I’jmaa) conduit par le Parti communiste, alliés aux forces du Rassemblement des professionnels et autres forces diverses. La pression se fait plus forte chaque jour sur le parti du Congrès national au pouvoir et son chef Omar Al-Bachir pour obtenir la destitution.
Cette action des forces politiques réitère la méthode éprouvée lors des deux précédentes révolutions populaires, celle d’octobre 1964 qui a renversé le gouvernement du maréchal Ibrahim Abboud et celle d’avril 1985 qui a balayé le pouvoir du général Gaafar Nimeiry, mais avec une nouvelle configuration : dans le passé la révolution éclatait dans la capitale et était conduite par les syndicats et l’intelligentsia, soutenus par les partis politiques, et ces composantes étaient sans doute plus mûres que le soulèvement actuel. La révolution actuelle représente cependant un phénomène étonnant par la détermination inédite des forces de la jeunesse. Le soulèvement a pris de court le gouvernement par sa vigueur, par le niveau de conscience et l’organisation des masses, accompagnées par les partis politiques de l’opposition. Un mouvement populaire aux objectifs clairs et à la volonté affirmée de bâtir un autre avenir. Les villes et les provinces du pays ont surpassé par leur mobilisation la capitale Khartoum et la deuxième plus grande ville du Soudan, Wad Madani, apparaissant comme la véritable force motrice du changement face à un pouvoir de fer et de feu. Et c’est l’émergence de la jeunesse qui a surtout marqué ce soulèvement, surprenant tous les protagonistes, au pouvoir comme dans l’opposition.
UNE LONGUE PÉRIODE DE MATURATION
Le pouvoir avait cru modeler à sa guise la jeune génération par un véritable matraquage idéologique à travers les programmes scolaires, directement inspirés des idées des Frères musulmans. La pensée religieuse était omniprésente, diffusée de manière constante, et servait à masquer la corruption au profit d’une classe parasitaire de nouveaux riches qui avaient fait main basse sur les ressources du pays. L’enseignement introduisait une rupture avec l’histoire du pays. L’endoctrinement religieux conjugué à la répression des libertés était tel que l’ancienne génération désespérait d’une relève, estimant que la jeunesse avait sans doute perdu sa boussole. Et pourtant, trente ans plus tard, tel un génie échappé de sa bouteille, la jeunesse est bien là, mue par une forte volonté de changement, selon un programme conforme à son mot d’ordre :« liberté, paix, justice ».
Les jeunes, notamment les étudiants, ont toujours été étroitement associés aux mouvements de lutte. En 1948, le mouvement pour l’indépendance avait façonné leur action. Le mouvement des « diplômés » (khirrijine) est né des séquelles du soulèvement de 1924 férocement réprimé par les forces coloniales britanniques. La révolte armée brutalement écrasée avait laissé un goût amer et produit un temps de latence avant que la jeunesse ne se réveille de nouveau, à travers un mouvement pacifique inspiré de la lutte du Mahatma Gandhi, adoptant même l’appellation de « congrès » des diplômés. Cette longue période de maturation devait durer plus de deux décennies avant de déboucher sur une nouvelle explosion, six ans après la formation de ce mouvement du Congrès des diplômés, explosion qui devait ensuite aboutir à l’indépendance du Soudan en 1956.
Le soulèvement conduit par la jeunesse aujourd’hui se produit quasiment au moment où le pays célèbre le 63e anniversaire de son indépendance. Le mouvement actuel a lui aussi connu une lente maturation de trente ans avant que la jeunesse ne sorte dans les rues dans une explosion de colère contre le règne des Frères musulmans portés au pouvoir par un coup d’État. À une différence près : paradoxalement, le mouvement des diplômés avait autrefois, au temps du colonisateur, pu mettre à profit une éducation reçue dans les établissements d’un État moderne, et bénéficier de libertés relatives. Toutes choses que le mouvement islamiste s’est acharné à déconstruire, et cela dès les premiers jours de sa prise de pouvoir, triste exemple de gâchis et d’abus à l’échelle d’un pays. La jeunesse qui a grandi sous sa férule a pu constater une dégradation incessante de ses conditions de vie. Elle a vécu dans deux mondes parallèles, celui dont parlent les anciens, celui du récit populaire d’un « Soudan prospère » selon les termes d’Omar Al-Bachir, et celui de la dure réalité : régression de l’éducation, effondrement de la production, recul de la santé publique, cherté de l’alimentation. Si les précédentes révolutions avaient fini par installer un pouvoir religieux féodal, le soulèvement actuel emmené par les jeunes veut construire une nouvelle société qui ne soit pas otage du religieux, un État où prévaudraient la liberté, la justice et la paix. Si cette révolution arrive à ses fins, elle pourra briser le cercle vicieux : coup d’État/révolution/coup d’État qui a fait tant de tort au développement de la vie politique au Soudan.
DESSERRER L’EMPRISE DU RELIGIEUX
Les jeunes demeurent cependant exposés aux tiraillements entre les diverses forces de la révolution, parmi lesquelles se trouvent des éléments de l’ancien système, dominé par les deux plus grands partis du Soudan, celui de l’Oumma dirigé par Sadek Al-Mahdi et le Parti démocratique unioniste conduit par Ahmed Al-Mirghani. Les deux communautés religieuses représentées par ces deux partis sont les dignes héritières des régimes renversés au Soudan. Une bonne partie des groupes de jeunes au sein du mouvement révolutionnaire estime que ces deux formations ne sont pas étrangères à la dégradation du pays et à sa régression. Ils pensent que la réussite de l’actuelle révolution dépendra de sa capacité à desserrer, dans toute la mesure du possible, l’emprise du religieux sur le pouvoir. Ces jeunes rejettent avec force la vision de Sadek Al-Mahdi qui préconise un atterrissage en douceur, à savoir : un démantèlement de la structure de l’ancien régime, mais un maintien du personnel politique en place dans la nouvelle architecture. Ils considèrent la présence des deux fils respectifs de Sadek Al-Mahdi et d’Al-Mirghani auprès du président Omar Al-Bachir, en tant que collaborateurs dans le système actuel, comme le signe d’une alliance invisible et une trahison des aspirations du peuple à un changement véritable. Ils décèlent dans l’agenda des deux partis religieux et du mouvement islamiste un accord tacite pour lutter contre toute réelle volonté d’affranchissement de la société et de construction d’un État moderne.
D’où la route tortueuse qui s’ouvre devant le mouvement des jeunes. Les slogans que répètent les rassemblements, les chansons et les poèmes qui circulent sur les réseaux sociaux font écho à la littérature du Parti communiste opposé au pouvoir, ce qui attise les craintes non seulement du pouvoir, mais également des deux grandes formations à caractère religieux. Celles-ci hésitent à soutenir un soulèvement où leurs propres militants se trouvent pourtant engagés. Il était tout naturel que les jeunes se retrouvent dans les mots d’ordre et les thèmes de l’abondante littérature révolutionnaire du Parti communiste , connu pour sa longue résistance. Il était tout naturel de les voir s’inspirer de figures légendaires telles que le poète Mahjoub Chérif et Houmeid. Ce qui rapproche également ces jeunes de la vision du Parti communiste et d’autres partis progressistes, c’est leur profonde conviction que la seule issue possible aux crises du Soudan réside dans l’édification d’un État séculier fondé sur le respect du droit, respectueux de toutes les ethnies, de toutes les composantes tribales et de toutes les cultures.
UNE RÉVOLUTION TOURNÉE VERS LE MONDE
Comparée à celles qui l’ont précédée, cette révolution est singulière, différente à bien des égards, par son moteur comme par ses aspirations. Une vision réaliste du monde la guide, une vision qui entend adopter certains éléments de l’environnement mondial, pour peu qu’ils soient synonymes de progrès et de lumières. Elle marque un renversement des notions et des valeurs : la jeunesse s’adresse à toutes les classes sociales, comme au monde entier, et dans toutes les langues. La révolution actuelle ne mise pas sur un environnement arabe dont les gouvernements se taisent par peur du changement et de la contagion d’un mouvement pourtant pacifique. C’est une révolution qui recherche plutôt la solidarité internationale de toutes les forces de paix, dans un monde post-industriel, et qui tente de faire entendre son message à travers les médias.
Cette révolution des masses et le mouvement des jeunes qui la porte sont toutefois promis à des moments difficiles. Ils devront relever de nombreux défis, tant au niveau domestique qu’international. Ils se heurteront sans nul doute aux forces contre-révolutionnaires, farouchement opposées à tout vrai changement, qu’elles soient locales, régionales ou mondiales.
TAREK CHEIKH
Journaliste soudanais.