Quarantième jour du décès de Mohammed Arkoun

Publié le par Mahi Ahmed

Quarantième jour du décès de Mohammed Arkoun

Le patriarche sans barbe et l’interminable exil de la raison

le 10.11.10 |

Ce texte se veut un hommage à un grand esprit : Mohammed Arkoun, décédé à l’âge de 82 ans il y a déjà quarante jours, dont la mort passa presque inaperçue, alors que, vraisemblablement, c’est l’événement le plus dramatique pour tous ceux qui prévoient et espèrent l’émergence de la lumière dans ce siècle naissant.

C’était un savant, un écrivain prolifique malgré la difficulté du sujet car il ne se préoccupait pas d’intrigues policières et autres exercices d’esprit, mais de l’étude objective de ce qui bouleverse le monde, à savoir la religion. Il était islamologue !     
Un islamologue musulman. Dans l’énoncé même de ce titre, se trouve une lueur d’espoir pour une époque débutante qui a besoin de raison, de logique, d’étude et de discernement. Un homme pieux qui se regardait sans concessions, qui voyait tous les travers de nos coreligionnaires et qui s’aventurait dans les zones ténébreuses de l’impensé. Mohammed Arkoun était un de ceux d’en-bas arrivé, à force de travail, dans l’illustre Maison Blanche des élites.

Cet enfant de Taourirt Mimoun a eu à prouver à tous que la plèbe, les pauvres, «ceux d’en-bas» peuvent enseigner à la Sorbonne et prendre la parole dans les plus glorieux amphithéâtres d’Amérique et d’Asie. Le rappel de sa naissance est aussi pour souligner que c’est un enfant du pays, un Kabyle qui obtint sa licence de langue et de littératures arabes en 1952, mais qui ne s’imposa pourtant pas devant Mathusalem (Da Salem). Il savait les sources véridiques de la religion, et le sage patriarche d’en-haut (Da Salem Mammeri) savait toutes les légendes. Sa première conférence qui portait sur l’émancipation de la femme lui apprit à mieux arbitrer les duels de la charia et du ‘‘nif’’ et entama de faire de lui le juste qu’il deviendra plus tard. Maîtrisant le droit musulman et grand connaisseur de nos usages, il personnifiait l’équitable centre que notre Prophète (QSSSL) nous recommandait (khaïrou el oumour awsatouha). Il n’était ni d’Orient ni d’Occident puisqu’il était pour la raison !

Mort en exil, enterré loin du Djurdjua (en kabyle : intel d’aghrib), mal connu dans son pays, un sentiment de culpabilité confus plane sur toutes les discussions le concernant. Coupables d’indifférence et d’oubli, nous le sommes tous, le seul moyen de se repentir est d’évoquer sa mémoire et de le faire connaître, car notre pays mérite que brillent sur ses terres les astres qu’il procréa un jour. Dans le pays de «the total éclipse of the heart» c’est aussi, malheureusement,  l’éclipse de la raison. Un tombeau à Casa Blanca, ce n’est pas si mal pour un immigré, c’est déjà le pays et la Maison Blanche tant suspendue telle l’inaccessible étoile. Une maison au Maghreb, une demeure d’éternité, pour l’exilé, l’aghrib, malvenu chez lui ; en somme, il est chez lui avec nos frères de Dar El Beida, même si les crêtes chantées par Youcef Oukaci réclament que retombent sur elles quelques éclats.

Le poète du XVIe (Youcef Oukaci) disait que tous les bons étaient de son clan et c’est dommage qu’à notre époque, le XVIe n’évoque qu’un vague arrondissement de la «capitale des lumières» qui, prise de panique, pourchasse ceux d’en-bas en perpétuant les batailles du Tourtour et de Poitiers. Mohammed Arkoun, authentique passeur de culture, était un homme de dialogue qui, faute d’interlocuteurs, ne pouvait qu’écrire, parce que comme Jules Renard l’écrivait : «C’est la seule façon de dire sans être interrompu». Des interruptions musclées, souvent brutales mais il en existe des secrètes, clandestines et sournoises encore plus dévastatrices : l’indifférence n’est pas des moindres.

Il ne faut surtout pas parler du grand exode, de ces jeunes qui fuient vers le pays du mécréant,  car reconnaître le phénomène, c’est avouer que les infidèles ont raison ! Une fetwa, ininterrompue, officielle, déclare même impie l’acte d’émigrer !      
Longtemps, notre pays tourna le dos à la mer. Les villageois détestent même les produits de la pêche au point que le goitre est une difformité courante chez nous. Une légende locale explique que les poissons nourris de chair humaine ont perdu le fameux label ‘‘Halal’’ depuis la chute de Grenade. D’ailleurs, en ce temps-là, les pêcheurs marseillais, en voyant la sardine méditerranéenne grasse et gorgée de sang parlaient de grenadine. Aujourd’hui, la fable à de beaux jours devant elle, la grenadine est de retour et nos grands-mères ne mangeront pas de sitôt de telles fritures.     

Fuir la Reconquista espagnole, et plus tard l’Inquisition, faire souche en Languedoc-Roussillon ou dans le Pays basque français ainsi que dans le Béarn (environ 150 000 Maures trouvent refuge en France), repartir pour le Maghreb, rester et se fondre peu à peu dans la population locale étaient des alternatives, malgré tout, enviables, à celles de nos jeunes qui ne peuvent plus se fondre dans une population locale en pleine mutation. Ils n’ont d’autres choix que de se jeter à l’eau et aller nourrir les dents de la mer. Ce sont des aghribs, des exilés at home, ils ne reconnaissent plus les visages familiers ; nos grands-parents débonnaires, rasés de près à l’incontestable piété ne sont plus qu’un vague souvenir devant un salafisme audacieux qui grignote chaque jour un village. L’extrémisme se porte plutôt bien dans la nation du Prophète du juste milieu (QSSSL).

Nos grands-parents étaient humbles et ressemblaient à Mohammed Arkoun : tous se disaient de ceux d’en-bas (si elqa akin) et leurs visages s’irradiaient de la bonté fondamentale d’un Islam simple et tolérant. Un Islam de lumière !
Hugo, du fond de son bannissement disait : «Quand la vérité rentrera, je rentrerai». Arkoun, contrairement à lui, ne rentrera jamais vivant à Ath Yenni, et c’est triste de ne pas assister au triomphe de la vérité, mais, de là où ils sont, les justes, les lumières, ont la certitude de la défaite des ténèbres.

Comme certains papillons, il est des hommes que la lumière attire irrésistiblement : Mohammed Arkoun était de ceux-là. Sa première thèse portait sur El Mishkawiyah (Abu Ahmed Ibn Yaqub Ibn Mishkawah) qui était de l’avis de nombreux historiens, mazdéen dans l’âme, mais certainement le plus grand philosophe de son temps. El Mishkawiyah est aussi un terme qu’on retrouve dans le Saint Coran, dans la sourate d’Al Nour (la lumière), qui parle de savoir, de l’omniscience de Dieu et surtout de cette fameuse huile du tabernacle qui n’est ni d’Orient ni d’Occident et qui n’est autre que la raison !

Ab imo pectore, Nicolas Antoine Boulanger préconisait que «la raison et la loi fondée sur la raison doivent être les uniques reines des mortels… car lorsqu’une religion établie commence à pâlir devant les lumières d’un siècle éclairé, c’est cette raison qu’il faut alors diviniser». Le fameux «siècle des lumières» ne fut qu’à partir du moment où les philosophes cessèrent de regarder de haut le commun des mortels, le moment où les théoriciens se penchèrent sur la réalité. Quand le penseur passe à l’action, il ne peut être interrompu, car les écrits restent.

Quand le philosophe s’y met d’abord, il se remet en cause pour s’attaquer ensuite à tout, à toutes les idées reçues. La rigueur scientifique dans la réflexion désacralise toutes les vieilles monarchies et seul l’esprit critique est intronisé. Un nouvel ordre doit naître. Un agencement nouveau qui replacerait, par exemple, un petit fils d’esclave en Maison Blanche (baraqué comme modèle). Doucement mais sûrement, l’onde nous atteindra un jour ! Les conséquences gravissimes et catastrophiques pour les puissants sont évidentes, d’où les coupures incessantes et la permanence actuelle de l’ombre. Le «siècle des lumières» veut éclairer par la lumière métaphorique des connaissances les occultations de l’illumination et délivrer ceux restés dans la nuit qui n’arrivent pas encore à comprendre qu’«il n’y a qu’une religion malgré les centaines de versions» (B. Show).

Brûlé vif, Vanini Lucilios savait comme Montesquieu qu’«il est plus évident qu’une religion doit adoucir les mœurs des hommes plus qu’il ne l’est qu’une religion soit vraie.» Ce qui pour Marx était : «L’opium du peuple», pour Alain «L’envers de l’art», pour Montherlant «Une maladie de l’humanité» était pour Mohammed Arkoun : «Le sol lucet omnibus» (Le soleil qui luit pour tout le monde) … Lorsque ni d’Orient ni d’Occident, c’est la simple raison de la modération. Mohammed Arkoun a développé une discipline nouvelle, l’islamologie appliquée, et parmi ses sujets de prédilection, il y a l’impensé dans l’Islam classique et contemporain. C’était l’un des initiateurs du dialogue interreligieux, c’est le seul, de ce côté-ci du monde, à avoir osé une approche laïque de l’Islam et une critique objective de la pensée islamique. Ethique et humanisme étaient les thèmes dominants de son œuvre. Quand ce géant vint à disparaître, l’absence de l’Algérie officielle était criante comme une ultime sanction, un désaveu !

Il vous est sûrement arrivé, cher lecteur, de vous réveiller avec en tête un refrain que fredonne votre esprit avec obstination, une musique qui vous colle au crâne, qui revient à tout moment, que vous voudrez chasser d’un revers de main, mais qui, déterminée, s’installe pour durer. Depuis près d’un mois et demi, moi j’ai dans la tête une nécropole ; dans mon esprit se croisent mes chers disparus : des vieux, des vieilles et aussi des jeunes. Au même titre qu’un couscous qu’on sort le lendemain d’un mauvais rêve, ce texte me sert un peu d’exutoire et tout en rendant hommage à l’illustre penseur que fut Mohammed Arkoun, je voudrais aussi le dédier à tous ceux qui, partis trop tôt, n’ont pu voir ni la vie ni le fruit de leur labeur comme ce fut le cas de mon ami et collègue Mabrouk Bentayeb, enseignant de physique-chimie sur une crête que balaie encore le vent du dénuement. Le cas de mon grand-père et de tous ses frères humbles et lumineux qui n’ont pas pris le temps de se combler de soleil.

Cet état d’esprit, diront les délicats, est certainement dû au déclin du soleil car, cette année, août fut fugace comme la prononciation de son nom, pour laisser place à un automne ambitieux de noirceur qui jalonna sa venue par l’extinction d’un astre.
Les derniers mois de l’année partagent entre eux le raccourcissement des jours, la chute des températures et surtout la diffusion dans l’atmosphère d’une envoûtante mélancolie. Moins dramatiquement, les derniers mois de l’année ont en commun la grimaçante onomatopée  «brrr» septembre, octobre, novembre, décembre.

Une interjection que les amateurs de BD connaissent, car dans les bulles, elle signale la chair de poule ; ailleurs, c’est la Toussaint et la fête des morts, les Américains, toujours plus pragmatiques, se défoulent en célébrant Halloween. C’est peut-être le moment de se souvenir de nos morts, martyrs pour la patrie, martyrs du devoir, enfants de la Toussaint ou simplement nos proches défunts. Car c’est par la mémoire que s’annonce la raison, alors souvenons-nous pour qu’un jour on puisse discerner. Il faut prendre le temps de pleurer et rendre hommage aux méritants malgré les rentrées encombrées de paperasseries hautement insignifiantes devant l’éternel.

Rendre hommage quarante jours après, pour accentuer ce sentiment de culpabilité. Coupable d’oubli. Quand Caïn tua Abel, il le transporta quarante jours et quarante nuits sur ses épaules jusqu’à ce qu’un corbeau lui montre comment l’enterrer et ce fut le premier crime et le premier enterrement de l’humanité. Le remords fit que le coupable s’enterra vivant et même «en dedans la tombe l’œil regardait Caïn». Pour dire que partout nos pensées et nos actes nous suivent et nous suivront…

Mais allons ! Moins dramatiquement, à l’américaine, voici une petite leçon de mnémotechnie pour se souvenir de quelques génies : si  une corneille perchée sur la racine de la bruyère boit l’eau de la fontaine Molière alors que l’Art koun (que l’art soit) seuls les bilingues apprécieront, et à propos de bilingues, uniquement Arkoun, polyglotte émérite, pouvait faire la jonction entre les deux mondes : Islam et Occident. Le Maghreb pourrait être cette terre du juste milieu au lieu d’être celle des exilés ou pire encore la contrée d’où s’exile la raison. Un espoir pourtant : quand les exilés (aghrib) rentreront au Maghreb, la vérité rentrera alors le jeu ridicule et coûteux de «qui poussera  plus haut son minaret» et cette grotesque concurrence des chapelles importées cesseront et puis sol lucet omnibus et que la lumière soit !

Dj. Laceb

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