Quand les conflits de langues investissent le théâtre

Publié le par Mahi Ahmed

 

Par Ahmed Cheniki
Le problème linguistique toujours constitué l’un des points essentiels du débat sur la représentation théâtrale en Algérie. Quel est l’auteur algérien qui ne connut/connaît pas ce problème. Ni Bachetarzi, ni Ksentini, Alloula, ni Kateb Yacine, pour ne citer que ces auteurs, ne purent s’en sortir sérieusement de ces questionnements ininterrompus sur la langue à utiliser dans leurs textes. Quelle langue faut-il choisir L’arabe littéraire, l’arabe parlé, le tamazight ou le français. Le choix n’est décidément pas facile. Le débat reste toujours d’actualité.
Les auteurs, les journalistes, les chercheurs et les comédiens évoquent, en permanence, cette question qui reste toujours posée dans tous les pays arabes et africains. Opter pour l’une ou l’autre langue, c’est s’exposer aux foudres de l’une ou de l’autre tendance. La polémique est parfois sous-tendue par des relents idéologiques. Les tenants de l’arabisme ne pouvaient/peuvent admettre l’adoption d’une langue autre que la langue «littéraire». Pour eux, les idiomes populaires sont incapables d’exprimer l’être, la nation. La langue arabe, sacralisée et figée, pouvait/ peut, selon ces lettrés, traduire les pensées et les destinées des grands personnages tragiques. Le discours de ce courant se voit, ces derniers temps, s’imposer sur scène culturelle officielle, mais ne semble pas encore fort pour investir durablement sphère théâtrale. Le choix de ces dernières années ne correspond nullement à des considérations esthétiques (d’ailleurs, les pièces sont pauvres), mais s’assimile plutôt un excès de zèle de quelques troupes voulant avoir les faveurs de certains décideurs. Un réformateur algérien très connu parle ainsi de l’usage fait à la langue arabe par l’élite conservatrice. Les adeptes des idiomes populaires (surtout l’arabe «algérien») pensent que l’arabe «classique» exclurait du théâtre le large public et altérerait considérablement la communication. Faut-il faire du théâtre pour une élite dont une partie n’a que mépris pour les valeurs populaires véhiculées par l’art dramatique ? Le choix est tout à fait clair et simple : il ne s’agit nullement d’une entourloupe idéologique mais d’une décision née de la relation qu’entretiennent les hommes de théâtre avec leur public. Il n’est pas question d’évacuer du champ de la représentation théâtrale les couches populaires qui, dans leur grande majorité, ne maîtrisent pas langue «classique». Il ne faut pas perdre de vue que le théâtre en Algérie est le fait d’hommes issus du «peuple». Rachid Ksentini, Allalou, Touri sont d’origine populaire. Comment pouvaient-ils se permettre d’exclure de leur espace de représentation les gens auxquels ils s’adressaient ? Entre «peuple» et l’élite cultivée, ils avaient choisi le «peuple». C’est le récepteur qui détermine la langue à employer. Ce n’est ni un décret gouvernemental, ni d’obscurs principes qui imposeraient l’accessoire au détriment de l’essentiel, la communication avec les différents publics. Ces derniers temps, le kabyle commence à s’imposer en Kabylie où des pièces sont montées dans cette langue. Ainsi, des festivals de théâtre amazigh sont régulièrement organisés à Tizi-Ouzou et Béjaïa. Le débat marque le territoire culturel. La question des langues traverse tout le champ théâtral. Depuis les premiers balbutiements du théâtre en Algérie, le choix linguistique pose problème. C’est avec Djeha de Allalou que l’option pour l’arabe «dialectal» (il y a un flou définitoire pour la notion de «dialecte») fut affirmée avec force. Mais ce choix ne pouvait qu’être discuté et contesté par l’élite intellectuelle de langue arabe de l’époque qui a décidé de bouder définitivement le théâtre. Il existait encore dans les années dix-vingt quelques troupes qui jouaient leurs textes en arabe littéraire. Les associations culturelles et religieuses de Blida et de Médéa ont mis en scène des textes en arabe classique Feth el Andalous, Mac Bethde Shakespeare, Le meurtre de Hussein, fils de Ali, Salah Eddine el Ayyoubi, Jacob le juif, etc. Le public qui fréquentait ce théâtre était essentiellement constitué de lettrés. Les gens du peuple y étaient exclus. Cette exclusion d’ordre linguistique correspondait à une certaine stratification de la société. En 1926, Allalou monte Djeha, l’histoire d’un personnage populaire. Ce fut la première pièce en arabe dialectal et une grande révélation. Pour la première fois, le public retrouvait son vécu et s’identifiait à des personnages incarnés par des comédiens algériens qui lui parlaient de son quotidien. A partir de cette année, les auteurs s’étaient mis à jouer leurs textes en arabe populaire. Abdelkader Djeghloul écrit ceci à propos de la langue utilisée par Allalou : «Avec Djeha, la culture cesse d’être un acte normatif pour devenir spectacle. Au sérieux d’une éloquence mal à l’aise dans son habit occidental ou machrékien, il substitue le rire. Jeu des acteurs mais aussi jeu de mots. Langue remise au travail, disant à nouveau le réel vécu à partir de la mise en œuvre de plusieurs niveaux de langue. Langue populaire, certes, mais non pas langue vulgaire, dans laquelle s’expriment les valets, mais aussi les rois.» Les pièces de Allalou, écrites en arabe dialectal, empruntaient au peuple sa langue, ses jeux de mots, ses tournures syntaxiques et sa poésie. Les Algérois se retrouvaient enfin dans des œuvres dramatiques et s’identifiaient à des personnages puisés dans l’imaginaire populaire. Les jeux de mots participaient de la parodie des situations et des récits mythiques : Haroun er-Rachid devint Qaroun (le corrompu), son porte-glaive Masrour se fit appeler Masrou’ (l’abruti), un savetier prit le nom du héros légendaire, Antar, etc. Allalou subvertissait les mythes arabes, les détournait de leur sens initial pour leur substituer une signification particulière, remettant ainsi en question une certaine lecture du passé, rompant tout simplement avec un héroïsme guerrier qui marque le parcours officiel. L’élite de l’époque, trop nourrie de mythes passéistes, s’attaquait violemment au théâtre de Allalou considéré comme vulgaire et indigne de la littérature. Seule, selon les lettrés de l’époque, la langue littéraire était capable de véhiculer le discours des grands personnages tragiques. Ils oubliaient vite que les premières tentatives en arabe classique avaient lamentablement échoué, faute de public. Ali Chérif Tahar a écrit trois pièces sur l’alcoolisme, Ach chifa ba’d et âna ( La guérison après l’épreuve), Khadi’at el gharam (La duperie des passions) et Badi El Mouslih ( Le réformateur) et Fi Sabil el watan (Au service de la patrie) ont été jouées en 1921-1922. La langue utilisée dans ces textes était inaccessible au grand public qui a boudé ces représentations qui, d’ailleurs, développaient des thèses sociales et philosophiques que les spectateurs avaient de la peine à comprendre, en l’absence d’une sérieuse connaissance de l’arabe classique. Le public populaire entretenait une relation d’étrangeté avec les textes se réduisant à de simples lectures déclamatoires. Avec Allalou, Ksentini et Bachetarzi, le théâtre choisit la langue du quotidien. De temps à autre, une pièce en arabe classique était réalisée dans quelque ville d’Algérie. Mais le public avait tout simplement opté pour la langue dialectale. Ainsi s’exprimait Allalou dans ses mémoires : «Il est incontestable que l’arabe parlé dont nous usions a rendu le théâtre accessible au grand public. Cette langue appelée à tort “vulgaire” était à l’époque une langue usuelle purement arabe. Pour l’essentiel, elle n’était différente de la langue classique que par le non-respect de la syntaxe et de la morphologie. C’était une langue populaire par excellence et nos poètes s’en sont toujours servi pour toucher le peuple. On peut citer, pour preuve, les innombrables poèmes et les chansons élaborés depuis des siècles concurremment à la littérature en arabe classique. (…) C’est un fait indubitable, l’arabe usuel que nous avons utilisé dans nos pièces a contribué à intéresser le public algérien au théâtre. Le spectateur comprenait les dialogues, y trouvait du plaisir ainsi qu’un délassement contrairement à certaines pièces ardues en arabe classique qu’on ne comprend qu’avec peine.» Le théâtre rencontrait ainsi son public. Les gens comprenaient enfin ce qui se disait sur scène. C’étaient leurs mots, leurs proverbes et leur langue qu’ils retrouvaient dans la bouche des comédiens. Déjà en 1932, Mahieddine Bachetarzi disait ceci dans le journal Oran Matin 2: «Voyez-vous, nous ne sommes pas arrivés à résoudre d’une façon définitive une question pourtant essentielle et qui continue à nous embarrasser considérablement. C’est la suivante : comment devons-nous écrire nos pièces ? En arabe littéraire ou en arabe parlé ? Quelques premiers essais en arabe littéraire n’ont été compris que par quelques lettrés en arabe. La grande foule s’en est éloignée. Nous avons tenté des essais en arabe parlé qui ont obtenu des succès d’affluence certains, mais ce sont là des succès un peu faciles qui ne nous ont nullement satisfaits. Des applaudissements venant d’un public plus cultivé, plus compréhensif, nous auraient flattés davantage et mieux encouragés à persévérer. Or, l’élite arabe et arabisante nous a, au contraire, adressé des reproches : pourquoi, nous a-t-on dit, descendez-vous au niveau de la foule ignorante, alors que vous devriez l’élever vers vous, affiner son goût, lui insuffler l’amour de l’arabe littéraire qui se meurt ?». Bachetarzi et Allalou ont une conception différente de la langue parlée. Le premier, de souche bourgeoise, la considère comme une «langue vulgaire», tandis que le second parle de «langue du peuple» (il répond Bachetarzi en employant le groupe de mots «à tort» placé devant «langue vulgaire»). Mahieddine Bachetarzi distingue donc deux langues : l’arabe «classique» et l’arabe «vulgaire ». L’«arabe vulgaire» serait la langue parlée par le «peuple», apte uniquement prendre des situations primaires et primitives, pauvres alors que l’arabe littéraire se verrait marquer positivement «noble» et «supérieur». Seules les pièces jouées en arabe dialectal réussissent à drainer le large public qui retrouve ainsi sa langue.
Les adeptes des idiomes populaires (surtout l’arabe «algérien») pensent que l’arabe «classique» exclurait du théâtre le large public et altérerait considérablement la communication.
C’est pour cette raison essentielle que les auteurs algériens ont choisi d’écrire dans la langue populaire. L’exemple des pièces de Allalou, de Ksentini et de Touri confirme cette thèse. Alloula, Kaki, Kateb Yacine, Fetmouche, Dehimi et Bénaïssa démontrent qu’on peut écrire de grandes œuvres artistiques en arabe dialectal. La question ne se pose pas en termes de langue(s) mais dans la maîtrise des techniques de la scène. Souvent, ce sont des gens qui n'exercent pas dans les métiers du théâtre qui sortent leur étendard de défenseurs de la «pureté» linguistique. Cette manière de réduire l'art théâtral à l'outil linguistique provoque de sérieux malentendus. Le langage théâtral ne se limite pas uniquement à la langue mais embrasse toute une série de médiateurs sans lesquels il n’y aurait pas de représentation. Aujourd’hui, après l’indépendance, la question linguistique est toujours à l’ordre du jour. Le choix de l'arabe dialectal a déterminé pendant la colonisation l'adoption des genres comiques : le vaudeville, la farce et la comédie. Il était inconcevable de mettre en scène des personnages ou des pièces classiques ou tragiques. Les personnages tragiques s’expriment exclusivement dans la langue littéraire. L’expérience de Rachid Ksentini, El ahd el Ouafi(Le serment fidèle), une tragédie en trois actes, fut un retentissant échec. Toutes les pièces tragiques furent jouées en arabe classique. L’Association des Oulema a encouragé les auteurs qui mettaient en situation des personnages historiques et des événements du passé glorifiant l’Islam, les «combattants de la foi» et de la «nation» arabe. Le théâtre de langue classique entrait dans le cadre de leur programme de scolarisation et d'enseignement de la langue arabe. Des pièces comme Othello et Mac Beth de Shakespeare, Antigone de Sophocle furent interprétées par des élèves de Médersa (écoles) dirigées par les Ouléma. La méfiance des «élites arabisées» à l'égard de la langue dialectale n’a pas disparu. Bien au contraire, elle s'exprimait bruyamment dès qu'une pièce historique est montée à Alger, Oran ou Constantine. Cette querelle d'ordre linguistique - également idéologique - rebondissait souvent dans les mêmes termes. La même polémique évoquait la question de l'esthétique au théâtre. Ni Rachid Ksentini, ni Allalou, encore moins Bachetarzi et Touri ne pouvaient apporter une dimension esthétique à cette langue populaire utilisée par des hommes considérés, à juste raison, comme les pionniers et les promoteurs de l’art scénique en Algérie. Leur champ lexical était souvent très limité. Les auteurs ayant une formation rudimentaire ne pouvaient se permettre d'entreprendre un quelconque travail sur la langue. Durant les premières années de l’indépendance, les responsables du théâtre en Algérie voulaient faire «un théâtre populaire» ouvert aux larges masses et à l'écoute des pulsations de la société. Pour ce faire, les auteurs écrivaient leurs pièces en arabe populaire. Quelques pièces seulement furent écrites en arabe littéraire et en français. L’exception ne faisait nullement la règle. Mais cela ne veut nullement dire que le débat sur le choix linguistique était clos. De temps à autre, des universitaires «arabisants» s’attaquent à l'usage de l'arabe dialectal dans le théâtre et suggèrent l'emploi exclusif de la langue littéraire. Même un ministre de la Culture en exercice à l'époque s'était insurgé contre l’emploi de la langue populaire sans s'interroger sur les véritables causes de son adoption par les hommes de théâtre arabes. Les dramaturges du Machrek, dans leur majorité, écrivent leurs pièces en arabe populaire local. Certains arrivent même à rédiger deux textes, le premier pour la publication en arabe littéraire et le second dans la langue populaire pour la scène. Tewfik el Hakim cherchait une voie médiane ou tierce. Le phénomène ne se limite pas uniquement à l'Algérie mais s’étend à tous les pays arabes et africains. Les réalités diglossiques caractérisent le terrain linguistique. Les troupes algériennes n’utilisaient que dans de très rares occasions l’arabe littéraire. Ces dernières années, il y a un retour de l’arabe littéraire, avec l’exclusion du public, aujourd’hui tragiquement absent. Le français n'est plus actuellement à l'ordre jour. Certes, ces dernières années, vers la fin des années 1980 et le début des années 1990, des pièces furent traduites en français et jouées le plus souvent dans les centres culturels français (CCF). Ziani Chérif Ayad, Slimane Bénaïssa et des comédiens du TRA (Annaba) montèrent des spectacles en français en Algérie et en France pour les deux premiers, notamment dans les rencontres francophones de Limoges. Le tamazight ou le berbère (sa variante kabyle) s’impose de plus en plus en Kabylie, surtout depuis les événements de 1980 (revendication de la langue et de la culture berbères). L’auteur le plus connu est, bien entendu, Mohia, qui a eu l’intelligence d’adapter de grands auteurs (Molière, Brecht…) Nous pouvons déceler plusieurs variétés dialectales. Nous avons affaire à un espace linguistique hétérogène. Chaque auteur, chaque théâtre régional présente un idiome particulier. Les auteurs recourent à plusieurs niveaux de langue. Dans les pièces du théâtre d’amateurs, par exemple, chaque personnage emploie un langage particulier. L'intellectuel, le syndicaliste et l’homme politique «progressiste» utilisent une langue «intermédiaire» (???) pour reprendre le linguiste M. Belkaïd. Le paysan, dont l'espace de parole est réduit, utilise souvent une langue trop marquée par l'accent et de nombreux bégaiements, onomatopées et hésitations. Les femmes emploient une langue où se trouvent mélangés le français et l'arabe dialectal. Pour faire réaliste, plusieurs auteurs reprennent la langue «brute» de la rue sans la retravailler, l’investir d'oripeaux esthétiques ni la considérer comme un élément intégrant du travail théâtral. Cette confusion «langue de la rue»/langue du théâtre est à l'origine de la pauvreté de nombreuses œuvres dramatiques. L’usage du cliché et du stéréotype est abondant dans la grande partie des pièces produites par les troupes d'amateurs et quelques textes du théâtre professionnel. Zobra Siagh, dans une remarquable thèse de troisième cycle, arrive à cette conclusion à propos du théâtre d’amateurs, remarques que nous pouvons étendre à certaines pièces des théâtres d'État 1- «C'est un théâtre certes en arabe parlé, mais le statut qu'il réserve le plus souvent au tamazight - être un “accent” ou un support à chansonnettes - rend compte de son statut politique - un dialecte appelé à être effacé ou à la rigueur à survivre comme élément folklorique - plutôt que de sa situation réelle comme instrument de communication pour au moins 20 % de la population algérienne.» Si l'on excepte Alloula, Kaki, Kateb Yacine, Déhimi, Bénaïssa et Fetmouche, nous pouvons dire que les auteurs algériens emploient une langue manquant souvent de poésie et de force. Dans la plupart des cas, nous sommes en présence d’un mélange linguistique hétéroclite qui désarticule le jeu théâtral et piège la communication. Ce «brouillage», caractéristique essentielle de nombreuses productions, influe négativement sur le jeu et l'interprétation et fausse la relation entre scène et public(s).On a l'impression que certains auteurs procèdent en recourant à une sorte d'analogie peu opératoire entre le temps de la représentation et le temps réel ou de la «rue» et considèrent le théâtre comme une reproduction directe du vécu. D’où ce mélange quelque peu biaisé de l'arabe de la rue, c’est-à-dire non retravaillé, du français, de l’arabe classique et du berbère, dans certains cas. L’unique souci de nombreux auteurs de pièces est de respecter la vraisemblance et de faire œuvre «réaliste ». Le théâtre en Algérie est un théâtre bavard. La parole l'emporte sur le jeu. Nous sommes beaucoup plus en présence d'une mise en paroles que d'une mise en scène prenant en charge tous les attributs du spectacle. Les personnages, trop bavards, n'arrêtent pas de parler. Dans Lejouadet Legoual, deux expériences très originales, un ou deux personnages investissent la scène, la parole fait fonctionner le récit, lui permet d’être incisif et de retrouver sa cohérence. Alloula innove, produit une autre langue ancrée dans le réel mais également obéissant à la lettre aux besoins et aux nécessités de la communication théâtrale et aux exigences des instances temporelles et spatiales. La parole n’est plus l’esclave et l’otage du temps direct du vécu mais elle se trouve synthétisée et analysée, proposant un nouveau moule non dépourvu de poésie. Ici, le choix de la parole correspond à un désir conscient de l'auteur de réintroduire la voix(e) du gouwal (conteur) et de la halqa (cercle) et de remettre en selle une nouvelle relation avec le public. Chez Kaki, la poésie suggère l’image et lui apporte une indéniable dimension dramatique. L’héritage poétique des aèdes populaires, Ben M’saîb, Ben Brahim, Ben Khlouf ou Si Abderrahmane El Médjdoub, détermine cette manière de faire de cet auteur qui, d’ailleurs, emploie souvent le mot diwan (recueil de poésies lyriques) dans ses titres : Diwan el Garagouz, Diwan Essalhine ou Diwan Lemlah. L’option poétique est claire mais cela n'exclut nullement la présence en force dans les mises en scènes d’autres attributs formels qui donnent à l'image poétique une force et une puissance extraordinaires. Certes, la parole ou le mot structure la pièce mais ne limite nullement la manifestation d'autres éléments langagiers. Diwan Essalhine est un texte construit à partir de quelques poèmes de Abderrabmane El Mejdoub, un grand poète populaire maghrébin. Le discours des personnages correspond à la structure poétique des textes d'El Mejdoub. L’impact du théâtre grec et plus particulièrement d'Eschyle dans l'architecture dramatique des pièces de Kaki est très perceptible. Kateb Yacine fait également appel à la parole qui structure le récit et à l’aide de contes de Djeha, fait du verbe une dimension langagière importante de son spectacle. Le verbe fait éclater la scène et lui permet de mieux gérer le discours théâtral fondé sur la parole du conteur-comédien. Parole giratoire, lieux et enjeux de toutes les situations dramatiques, elle est faite de mélange de plusieurs niveaux de langues. Ce côtoiement linguistique apporte au texte une grande ouverture sur la société et une aptitude à jouer et à se jouer de nombreux registres. Slimane Bénaïssa crée une sorte de dynamique entre le mot et l'expression du comédien, une métamorphose s'opère et permet au récepteur d'apprécier la profondeur et les non-dits du discours. Images fortes et poésie populaire, tels sont les éléments- clés de la langue de cet auteur comme d'ailleurs, un jeune auteur de théâtre de Constantine, Mohamed Tayeb Déhimi qui, recourant à l’imagerie populaire et historique, inscrit sa langue dans une sorte de durée mythique. Omar Fetmouche synthétise dans la bouche des personnages des situations linguistiques et thématiques. Rouiched emprunte jeux de mots, dictons populaires et tournures syntaxiques originales et expressions à la culture de l’ordinaire, au quotidien. En Algérie, la parole est reine. Le gouwal raconte des histoires et narre des événements vécus. Le meddah fait appel essentiellement à la parole. Il faut aussi comprendre que le théâtre dans les pays arabes fut emprunté essentiellement à la France, pays où émergea ce «théâtre du verbe», expression chère à Artaud. L’une des critiques les plus sévères faites aux pièces de Corneille, de Racine et bien d'autres auteurs dramatiques français par Antonin Artaud (Le théâtre et son double) est cette propension à accorder une place prépondérante au verbe et au mot au détriment du jeu. C’est ainsi que les dramaturges algériens, marqués par le conte populaire, divers jeux dramatiques populaires et théâtre français, ont conçu leur manière de construire leurs textes, privilégiant la parole aux dépens du jeu physique et de l’image corporelle et gestuelle. Ecartelés entre nécessaire parole du conteur «traditionnel et les exigences du théâtre d’origine européenne, les auteurs dramatiques mettent en situation des personnages parfois bavards qui se jouent de leur propre verbe. Les jeux de mots, les proverbes et les dictons populaires peuplent l’univers dramatique algérien. Encore une fois, nous insistons sur l’hétérogénéité des niveaux et des systèmes linguistiques.
Durant les premières années de l’indépendance, les responsables du théâtre en Algérie voulaient faire «un théâtre populaire» ouvert aux larges masses et à l'écoute des pulsations de la société. Pour ce faire, les auteurs écrivaient leurs pièces en arabe populaire.
Slimane Bénaïssa emploie pas moins de quatre idiomes dans sa pièce, Babor Eghraq : l’arabe dialectal, l’arabe littéraire, le français et le berbère. Def el Goul wel Bendir du théâtre régional de Constantine (TRC) et R’jel Ya hlelef de Fetmouche font parler les personnages en plusieurs langues. L’arabe littéraire se transforme en un espace de nostalgie et de pérégrinations oniriques. Le français intervient pour interrompre le récit et provoquer un processus de distanciation. Ces dernières années, particulièrement la période des soixante-dix, apparut une forme d’écriture «collective». Quelques membres d’une troupe se constituent en noyau et se mettent à construire, après une enquête préliminaire, leur pièce. Mais souvent, cette écriture est effectivement prise en charge par le ou les animateurs de l’équipe. Il y a toujours une ou deux personnes qui dominent et orientent le groupe. Ce style particulier d'écriture propre au théâtre d’amateurs (certaines expériences de ce type furent tentées par les troupes régionales de Constantine et d’Oran) produit généralement un texte incohérent qui fait cohabiter de manière anachronique plusieurs niveaux de langues. D’où d'ailleurs la présence manifeste et obsédante de discours stéréotypés et de clichés désuets. El Meida et El Mentouj sont truffés de mots et de phrases tirés directement de la presse. L'objectif de ces pièces était d'expliquer les chartes de la Révolution agraire et de la gestion socialiste des entreprises. Ce souci didactique favorise l’emploi d’une langue stéréotypée, marquée du sceau du discours politique dominant. Dans la grande majorité des pièces algériennes, nous avons affaire à un discours monologique. Tous les personnages parlent d’une même voix et produisent des discours redondants et répétitifs. Il n’y a plus de dialogue possible, même s’il y a de nombreux personnages sur scène. C’est une suite de longs monologues. Le théâtre en Algérie use énormément de phrases passe-partout et de jeux de mots sans grande force. Ce qui est nouveau, c’est la réalisation de pièces jouées entièrement en kabyle et parfois en chaoui. La Décisionde Brecht fut traduite en kabyle et présentée au festival du théâtre d'amateurs de Mostaganem. Mohamed, prends ta valisede Kateb Yacine, Les piliers par Issoulas, Adhlas Bougdhoudh... furent directement montées en kabyle. Fin des années 1980-1990, une série de pièces est mise en scène en tamazight. Le théâtre de Béjaïa ne lésine pas sur les moyens pour marquer sa présence sur ce terrain. L'une des premières expériences fut tentée par le comédien Mohamed Fellag qui adapta une pièce de Mrozek. Le regretté Mohia en est le concepteur. Nous ne trouvons pas souvent dans la pratique théâtrale les langues utilisées dans l’espace social. Seul l’arabe dialectal et à un degré moindre le kabyle qui a fait une remarquable incursion, idiomes choisis pour faciliter la communication directe avec le public, sont le plus souvent employés dans les pièces algériennes. - L'arabe dialectal : cette langue est utilisée dans la grande partie des textes dramatiques depuis les années 1920. Le répertoire du théâtre en Algérie se caractérise par l'emploi de plusieurs variétés régionales. Le discours du paysan, souvent truffé de dictons populaires, de périphrases et de proverbes, est tout à fait différent du langage du technicien et du syndicaliste qui emploient une langue à cheval entre le classique et le dialectal. Dans certaines pièces, la quête de l’homologie «langue de tous les jours/langue du théâtre» constitue un élément essentiel de la théâtralité. Certains auteurs emploient un condensé de l'arabe littéraire et du dialectal, conservant souvent les structures syntaxiques de la langue classique. Les textes de Alloula, Kaki, Déhimi et bien d'autres intègrent parfois une langue poétique quelque peu travaillée et dépouillée. Le travail sur la langue reste déterminé par les effets et les scories de la diglossie et de l’expérience «réaliste». - L'arabe classique : très peu utilisé dans le théâtre en Algérie. Les premières pièces furent écrites en arabe classique. Le choix de l’arabe dialectal n’a pas empêché la réalisation ponctuelle de pièces en langue littéraire. D’ailleurs, des auteurs comme Bachetarzi, Allalou et Ksentini faisaient parler les personnages marqués socialement (élite de langue arabe ou hommes de religion) dans un arabe très proche du classique. Quelques pièces furent montées en arabe littéraire. Mohamed Laïd El Khalifa ou Tewfik el Madani, pour ne citer que ces deux auteurs, rédigèrent des textes, certes manquant souvent de force dramaturgique, pour la scène. Rédha Houhou proposa également quelques pièces. La plupart des textes écrits en arabe littéraire n'ont pas été mis en scène. Le problème essentiel reste la pauvreté de la construction dramaturgique de ces pièces beaucoup plus proches de la littérature que du théâtre. Abderrahmane Madoui, Aboul' Id Doudou et Abdellah Rékibi firent quelques tentatives plus ou moins heureuses. Trop peu de pièces ont été montées après l'indépendance. Mustapha Kateb a mis en scène Le cadavre encerclé et L'homme aux sandales de caoutchoucen arabe littéraire. - Le français : quelques pièces ont été jouées en français durant les premières années de l'indépendance. Actuellement, jouer un texte en français ne drainerait pas la grande foule. Certains autres auteurs comme Mohamed Kacimi, Slimane Benaïssa, Fatima Gallaire, Mehdi Charef, Arezki Metref et Aziz Chouaki et de nombreux autres auteurs font jouer leurs textes en français, en France. Mais la langue française intervient dans la grande partie des pièces algériennes. Des mots, des phrases parsèment les représentations. Ce sont surtout les personnages féminins qui s’expriment le plus souvent en français. Il est considéré comme un espace d’acculturation et d’aliénation. Le personnage s’exprimant en langue française est souvent marqué d’une charge négative. Ce phénomène s’expliquerait par des contingences sociologiques et historiques. La longue présence coloniale en Algérie a imposé l’usage du français dans de nombreuses situations de parole, surtout en milieu urbain. - Le tamazight : cette langue - ou plutôt, le kabyle, une de ses variantes - apparaissait dans quelques pièces sous forme de chansons ou de phrases entrecoupant des énoncés discursifs en arabe dialectal. Chez Kateb Yacine, le procédé est courant. Aujourd’hui, de nombreuses pièces sont jouées directement en kabyle, surtout depuis 1980. Les dramaturges insistent sur le fait qu'on ne peut dialoguer avec le large public qu'en parlant sa langue. Pour Kateb Yacine comme d'ailleurs pour Abdelkader Alloula, Ould Abderrahmane Kaki, Slimane Bénaïssa et Omar Fetmouche, le choix linguistique obéit naturellement au discours développé dans les pièces. Dans La Guerre de 2000 ans, Palestine trahieou Le Roi de l’Ouest, l’arabe populaire prend une autre dimension. La structure syntaxique normative ou conventionnelle est souvent subvertie, violentée. Ce n’est nullement l’arabe de la rue qu’on retrouve dans les pièces de Kateb, mais une nouvelle langue obéissant à la structure du travail dramatique. Les jeux de mots, les métaphores, les oxymores et différentes images poétiques investissent la représentation. La langue devient le lieu d’articulation de tous les éléments du langage théâtral. Abdelkader Alloula (surtout dans ses dernières productions) entreprenait un extraordinaire travail sur la langue, sa rythmique, sa prosodie, ses images et sa syntaxe. Simple, sans fioritures, rappelant parfois la parole des poètes populaires, la langue de Alloula, condensée et synthétisée, donne à voir un univers extrêmement ouvert remplissant ainsi les «trous» de la représentation et évitant les redites, les clichés et les stéréotypes. Alloula nous parlait ainsi de son expérience : «Je fais un travail sur le langage. Dans le discours théâtral, plusieurs éléments entrent en jeu. Ceux-ci obéissent à un agencement réalisé par un collectif. Mon travail sur la phrase est le résultat de l’écoute attentive de la formulation linguistique d’une situation donnée. J’interviens dans la musicalité et le rythme du mot. Je fais un travail d’artisan. Néruda que j’admire beaucoup parle, à ce propos, de mots qu’il cisaille, qu’il perce. Je ne suis pas du tout un spécialiste de la linguistique et je n’ai pas l’intention de le devenir. Je choisis des mots qui peuvent avoir un impact dans la mémoire et l’écoute du spectateur. Le verbe est considéré comme un élément-clé. Ce travail sur le mot ne s’arrête jamais. Nous tentons de nous rapprocher le plus possible des signes culturels du patrimoine. Lorsqu’on prête une oreille profonde aux parlers populaires, on se rend compte de l’existence de métaphores et d’images riches, extrêmement riches.» Slimane Benaïssa articule son travail sur et autour de la parole, une parole souveraine rythmant et structurant le récit. C’est à travers le jeu linguistique que se construisent les espaces et que s’articulent les différentes péripéties temporelles. Slimane Benaïssa nous disait : «Il est complètement absurde d’isoler la langue parce qu’au théâtre, il y a d’abord le personnage impliqué dans une situation qui détermine obligatoirement une façon de parler précise. Le travail sur la langue est l’expression de l’harmonie entre le personnage et son discours. Quand j’écris une pièce, la langue subit une entorse parce qu’on l’investit de formes grammaticales qui ne lui sont pas naturelles. On se réfère au rythme. Ceci est très intéressant dans la mesure où il nous permet de donner à l’acteur une grande aisance à dire son texte.» Chez Alloula et Benaïssa, la parole poétique traverse la représentation. Les assonances et les allitérations, les expressions imagées et une forme versifiée investissent le discours théâtral. Les conflits linguistiques, apparents dans la société algérienne, s’affirment avec force dans la représentation théâtrale. Des auteurs comme Kateb Yacine, Slimane Benaïssa, Abdelkader Alloula, Ould Abderrahmane Kaki, Tayeb Déhimi, Omar Fetmouche, Ahmed Rezag, etc. arrivent à mettre en situation les langues en présence dans le pays et à leur donner un statut dramatique, c’est-àdire dépendant des autres éléments du langage théâtral.
A. C.

 Source: Le Soir d'Algérie du 12.10.10

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