Pour en finir avec le «printemps arabe»

Publié le par Mahi Ahmed

 

Par le Pr. Abdelmadjid Merdaci

Un «printemps arabe» a-t-il jamais existé sinon dans des stratégies de communication suffisamment efficaces — voire même vigilantes — pour rendre la question inaudible ? Le fait le moins relevé et en même temps le plus chargé de sens et d’enjeux est que ce «printemps» est posé comme informé par l’entrée spectaculaire des masses — arabes en l’occurrence — en mouvement par ceux-là mêmes qui, confortés par la chute de l’ancienne Union soviétique, avaient abondamment et doctement décrété «la fin de l’histoire » ou à tout le moins celle de l’idéologie.
Contre la puissance des évidences de ce printemps – celle aussi des images à jet continu qui diluent l’événement, l’information dans une dramaturgie digne des séries de large consommation —, la jonction, quasiment sous le signe de Lénine, des acteurs stigmatisés par l’autoritarisme et des thuriféraires de l’ultralibéralisme doit rester éligible à la mise en question et mieux encore à la critique citoyenne s’il s’en trouve. En somme, la question préjudicielle pourrait être celle de savoir si la proximité dans le temps de convulsions politiques, voire de leur violence, et aussi dans l’espace — le Maghreb, une partie du Machrek — suffit en soi pour instituer un processus politique transnational sans équivalent et qui plus est — contre le culturalisme, soutient-on alors – adossé aux valeurs démocratiques réputées occidentales dont le principe de cohérence serait l’«arabité».
1- Une redoutable efficacité
Il faut donner acte de sa redoutable efficacité à cette assertion de «printemps arabe» qui en un temps record a subjugué politiques de tous bords et observateurs s’imposant comme un code incontournable pour dire les évènements, les acteurs. Pour rappel, la mise en cause sur maints registres de la quête artistique à la production académique des systèmes autoritaires tant au Maghreb qu’au Machrek a pour elle une longue et souvent douloureuse histoire ait-elle été peu reconnue et entendue par ceux-là mêmes qui se prévalent encore, dans les anciens empires notamment, de tenir à jour les tablettes de la bonne conduite démocratique. Opposants politiques, syndicalistes, écrivains, militants associatifs, femmes, hommes, jeunes ou pas ont payé ici et là — en Algérie comme au Maroc, en Tunisie comme en Égypte — le dur prix des chemins des libertés et leur quête entêtée de dignité, de droits à la libre expression et à la libre pensée. Leur geste pour avoir été niée, oblitérée, n’en constitue pas moins une référence possible pour dire simplement que ces sociétés, plus dans leurs différences que dans leur convergence civilisationnelle la plus apparente – l’aire arabo-musulmane – n’ont pas forcément attendu «les révolutions virtuelles» de l’internet pour se forger une conscience aiguë des enjeux et des contraintes politiques qui pouvaient peser sur des aggiornamentos démocratiques. La mise en avant d’une génération «Facebook » — dont il ne faut ni négliger la charge symbolique d’aptitude au changement et à la maîtrise des nouvelles technologies ni oublier qu’elle a, somme toute, le moins subi les atteintes de l’autoritarisme — affolant puis explosant les dictatures mérite aussi l’examen qui impose la séduisante confusion entre la mèche et les feux longtemps assoupis sous les cendres de la quotidienneté. C’est donc un truisme qui peut paraître inattendu que de devoir rappeler d’une part l’ambivalence sensuelle et fugace de la saison du printemps et, d’autre part, le difficile art d’identifier une opportune arabité suffisamment indéfinie pour être convoquée hors des institutions qui lui sont formellement assignées.
2- Une arabité éruptive et fusionnelle ?
Sous réserve d’inventaire — qui demandera au moins du temps —, comment référer à une commune et inattendue «arabité» les crises politiques en cours dans différents Etats du Maghreb ou du Machrek ? Existerait alors un projet pour ne pas dire «une idéologie arabe» de nature à fédérer les contestations de l’autoritarisme ? Quels en seraient alors les tables de loi, les gourous, les canaux de diffusion ? Sinon comment croire à une «arabité» aussi éruptive que fusionnelle et qui ne procéderait ni des investissements de la ligue arabe – qui n’en peut mais — ni des héritages de longue date disqualifiés du «nationalisme arabe» des années soixante ? Il est d’ailleurs notable que l’ensemble des commentaires, à chaud, spéculaient bien plus sur des hypothèses de «contagion» — entendue dans le sens de l’élargissement d’une diffusion d’un phénomène — que sur des solutions de continuité d’une situation de crise à l’autre, adossée à des principes communs. Comme en contrechamp, les premiers révoltés de Sidi Bouzid confiaient, avec gravité et humilité, aux télévisions venues en force, la grisaille de leur quotidienneté faite d’humiliations, de provocations policières et parlaient-ils de leur Tunisie, se refusant de fait à être les bourgeons inattendus d’un printemps pour eux surtout sanglant et dramatique même si ici ou là il a pu se trouver une blogueuse vite érigée en égérie d’une révolution rêvée. Et arabe en plus. En Algérie notamment, l’ordre colonial a dûment enseigné ce qu’étaient les Arabes au nom d’une altérité chrétienne largement embuée de racisme et comment ne pas, au moins, suspecter l’appellation désormais contrôlée de «printemps arabe» qui porte d’abord le regard — subjugué ? — de l’autre sur un réel politico-institutionnel, social et civilisationnel, suffisamment complexe d’une société à l’autre pour ne pouvoir que souffrir d’une ethnicisation commode et trompeuse. Au demeurant ni en Tunisie, ni en Égypte, ni dans les autres Etats du Maghreb ou du Machrek — en Algérie notamment — les remises en cause de l’ordre politique ne se sont pas faites au nom de l’arabité même si elles se sont bien exprimées dans la langue du Coran. La langue et la culture arabes, les fondements amazighs en partage rapprochent-ils nécessairement de la même manière Libyens et Algériens, Tunisiens et Marocains ? Comment donc faire l’impasse sur leurs histoires récentes et comment peut-on tenir que la formation des Etats autoritaires ait pu suivre les mêmes cheminements ? Les autocrates seraient-ils ainsi interchangeables ici et là ? Pour ne citer qu’un exemple, l’arabité commune à Hassen II et à Boumediene ne les inscrivait pas — et c’est une litote — dans les mêmes camps et l’absolutisme du premier notoirement adossé au parapluie américain n’était pas superposable à l’autoritarisme du second informé par la liturgie populiste. Poser ces questions conduit à la légitime interpellation de l’énoncé «printemps arabe» dont le trop soudain bonheur autorise, entre autres choses, de focaliser d’abord et surtout sur des régimes politiques réputés désormais infréquentables pour des puissances tutélaires empressées à recouvrir la permanence de leurs influences et de leurs intérêts du manteau virginal de l’éthique et des valeurs démocratiques.

3- Une vaste manipulation ?
En vérité et à bien y regarder, le «printemps arabe» — dira-t-on peut-être plus tard à l’égal du précédent de Timisoara — peut relever de la vaste manipulation des opinions et le constat est qu’aujourd’hui encore, il constitue un leurre d’une redoutable efficacité qui évacue — y compris aux yeux des premiers concernés — les questions décisives des rapports entre l’autoritarisme — et pas uniquement dans les Etats du Maghreb ou du Machrek — et les puissances hégémoniques, Etats- Unis, Europe notamment, qui régulent le système des relations internationales et déterminent largement les politiques des institutions internationales (ONU, Banque mondiale, FMI). Il ne fait guère de doute que les images de l’insurrection cairote ou tunisoise renouvellent l’imaginaire de toutes les quêtes de liberté contre l’oppression et les dictatures grises à un point tel que l’histoire en train de s’écrire avec des codes tout de fraîcheur exotique avec ici le parfum du jasmin, là une place Tahrir déclinée en arabe dans le texte pouvait prendre effectivement le pas sur une histoire en train de se faire et qui est tout à fait loin d’avoir livré son verdict. Et c’est le récit quasiment à vif, mis en scène et en ligne qui paradoxalement avait objectivement brouillé les cartes, les enjeux et les acteurs magnifiant le courage et le martyre de peuples souverains et accréditant le sentiment forcément exaltant d’une histoire qui se vit et se reconnaît en direct sur les écrans du monde à laquelle ceux qui reçoivent l’image accordent la valeur ajoutée de la connivence et des aspirations — enfin — en partage. Sans l’imposante et assurément historique mobilisation des populations en Tunisie ou en Égypte, la remise en cause des régimes en place eut été peu imaginable, mais qui peut tenir sérieusement que celle-ci n’aura relevé que de l’avant-scène lyrique ? Enoncé en termes froids en Tunisie —sans doute de manière plus inattendue — comme en Égypte, est-ce l’armée qui apparaît comme l’arbitre des situations et le passage obligé des changements et la fragilité d’une armée de métier en Lybie en est même tenue comme la contre-épreuve indiscutable.
4- Qui a dit révolution ?
Qui a dit révolution ? Et ces évolutions si elles n’ont pas été totalement et en temps réel imaginées ou pilotées par les puissances tutélaires ont, de longue main, été passées au tamis de l’urgente réévaluation de leurs intérêts stratégiques. Ainsi, et contrairement à ce qu’ ils affirment sans état d’âme, les anciens empires ont moins accompagné «la révolution des peuples arabes» que discuté, négocié, fortement suggéré ou imposé les scénarios les plus susceptibles de préserver leur marge d’influence sur le cours des événements. S’en défendent-ils la thèse a même pu prendre corps d’une stratégie de longue portée et il s’en trouve qui mettent les mutations politiques en cours au crédit ou au débit des puissances tutélaires et à leur tête les Etats-Unis comme si, pour ces derniers, le souci d’une société égyptienne démocratique avait pu, à aucun moment, prendre le pas sur la sécurité d’Israël. Que des puissances démocratiques déclarées adoubent des régimes militaires, fussent-ils de transition, comme alternative à l’autoritarisme de régime formellement civil informe qu’il peut en être de la démocratie comme de l’auberge espagnole et ouvre droit à quelques utiles rappels. Elles ne manquent pas, par ailleurs, de prévenir fortement contre une expérience démocratique «arabe» qui ouvrirait les chemins du pouvoir aux islamistes et les Algériens apprécieront d’autant plus la mise en garde qu’il y a à peine vingt ans de cela, ces mêmes puissances fustigeaient ceux qui en Algérie s’opposaient aux islamistes auxquels étaient concédées bases arrière et large couverture médiatique.
5- Démocratie, disent-ils
Au lendemain de la découverte de l’horreur nazie, de la solution finale, les alliés pouvaient dire en toute bonne foi d’ailleurs : «Nous ne savions pas.» Américains et Français savaient pour Tazmamart mais leur ami le roi avait plus d’importance dans l’échiquier géo-politique que les droits et l’intégrité des Marocains. Que pouvaient encore ignorer Américains et Européens des fraudes, des atteintes aux libertés — sous couvert d’état d’urgence — et des violations des droits humains du régime algérien ? Il est vrai que l’Algérie avait aussi du pétrole et acceptait sans rechigner le rôle de «meilleur allié des Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme». Que dire alors du régime égyptien, allié stratégique des Etats-Unis, ou du «modèle tunisien» vendu à tous vents il y a si peu de temps encore ? Si les Tunisiens, Égyptiens, Algériens, Marocains contestent, en toute légitimité, les systèmes politiques de leurs Etats respectifs, doivent-ils pour autant se résigner à voir leurs colères et leurs espérances récupérées, dévoyées par ceux mêmes qui, indifférents à leurs humiliations, avaient tout fait pour conforter, légitimer les régimes qui les oppressaient? La scène est irréelle qui voit les parrains, rattrapés par la morale publique, encourager les procès de leurs lampistes et de leurs obligés. Ces faits appellent un certain nombre d’observations dont la plus lourde d’enjeux est que pour les régimes démocratiques les principes démocratiques valent plus par leur formalisme que leur réelle portée universelle et qu’en cela font-ils preuve de plus de cynisme que les régimes autoritaires qui, au mieux, leur accordent la vertu de feuille de vigne. La démocratie des canonnières, à l’œuvre en Irak, en Afghanistan et désormais aussi en Lybie – en attendant d’autres champs d’opération — cible paradoxalement des sociétés ayant d’abord l’islam en partage et la part qu’y prend une France de plus en plus officiellement islamophobe est un indicateur tout à fait particulier pour des observateurs maghrébins.
6- Une histoire algérienne
Ces notations ne peuvent ni ne doivent absoudre les régimes autoritaires, aujourd’hui mis à mal, de leurs responsabilités mais aussi les sociétés qui ont longtemps navigué entre une résignation sans horizon et les lâches compromissions du quotidien. Largement adossée aux enjeux régionaux ou internationaux, l’histoire de l’autoritarisme algérien est d’abord et surtout une histoire algérienne, faite de fractures sans rémission, de violences subies et imposées, de censures de tous ordres — politique, religieuse, sexuelle — de courage insensé et de forfaitures répétées. Est-ce alors un signe que l’un des acteurs directs de la subversion des principes de libération nationale et de libertés inscrits au fronton du 1er Novembre soit aujourd’hui l’incarnation première de ce demi-siècle de dénis, d’oppressions, d’échecs économiques et le garant d’une gestion opaque des ressources, des hommes et des opportunités ? Une sociologie — encore peu imaginable à chaud — des personnels politiques tant en Tunisie qu’en Égypte donnerait sans doute d’utiles indications sur des solutions de continuité politique qui procèdent moins du lyrisme collectif des places symboles que de l’habitus politique de décennies de collaboration/soumission aux puissances tutélaires. Du coup la question de savoir qui fixe ce qu’il est convenu d’appeler «la feuille de route» peut brutalement convoquer plus la «realpolitik » que le mouvement des masses ; les Etats- Unis que les réseaux sociaux, l’opacité des centres de décision que le lyrisme ébouriffant de ceux qui ne voulaient ni mourir idiots ni vivre sous la botte. Les Américains n’ont pas manqué de signifier, publiquement, au régime algérien ce qu’il convenait de faire et les autorités de leur côté ont ostensiblement choisi de s’adresser aux puissances tutélaires — la France, les Etats- Unis — laissant le soin aux Algériens de s’interroger sur l’inépuisable agonie du régime. La météo algérienne indique clairement que le printemps est déjà passé de mode et que le changement, inéluctable, s’inscrit moins dans un calendrier ou un agenda imposé de l’extérieur que dans l’irrépressible mouvement de ces Algériens de toutes conditions et de tout âge, de tous les jours, qui dans le mouvement social, les révoltes urbaines, rappellent avec la couleur indicible de leurs misères et de leurs espérances que cette Algérie n’est ni la leur ni celle de leurs aînés du FLN/ALN et en tout cas pas celle qu’ils veulent léguer à leurs enfants. Ceux là marchent, écrivent, doutent, polémiquent et, contre des décennies de soumissions et de peurs, apprennent chaque jour un peu plus à se déprendre de la «dépolitisation» imposée par le régime. Ce sera probablement un mouvement long, indécis, chaotique, mais ce sera le nôtre qui redécouvrira l’inoubliable incantation du regretté Ahmed Azzegagh qui invitait à «opposer l’harmonie insensée du rêve à la logique de l’angle droit». Pour le reste, que ceux qui rêvent de printemps le fassent fleurir d’abord à leur porte. Cela les aidera sûrement et nous avec.
A. M.

http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/04/10/article.php?sid=115531&cid=41

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