La figure résiduelle du médecin généraliste des structures de santé publique

Publié le par Mahi Ahmed

La figure résiduelle du médecin généraliste des structures de santé publique

En m’appuyant sur mes recherches socio-anthropologiques auprès des médecins et des patients algériens menées depuis une vingtaine d’années, je tente d’indiquer que l’exercice de la médecine est indissociable des conditions politiques et sociales qui sont celles de la société algérienne.

 

J’étais progressivement conduit à déconstruire la façon dont la médecine et les médecins sont appréhendés dans les sociétés du Nord où la profession médicale est analysée à partir des notions d’autonomie professionnelle, de conquête d’un territoire propre et d’un savoir médical de haut niveau. Dans ce contexte socioprofessionnel, les médecins ou leurs représentants ont la possibilité de négocier les règles de fonctionnement de la médecine (Freidson, 1984).

En analysant la profession médicale à partir des significations que les médecins algériens attribuent à leur activité quotidienne (Mebtoul, 1994), j’étais confronté à des formes sociales éclatées et fragiles qui me montraient la prégnance d’une régulation bureaucratique difforme de la profession médicale. Que pouvions-nous observer ? Le territoire des médecins du secteur public est socialement banalisé, sans bornages, se traduisant souvent par l’absence d’intimité au cours de la consultation.

L’autonomie professionnelle est en permanence l’objet d’un détournement de sens par rapport au modèle professionnel appris et rêvé par les médecins au cours de leur formation. Ici, la profession médicale est dominée par des discontinuités techniques et sociopolitiques qui indiquent l’absence d’autonomie du champ médical qui s’est constitué par la médiation du politique. Les médecins indiquent explicitement une triple rupture qui interdit la construction d’un espace d’échange avec les patients : rupture entre leur imaginaire médical et la réalité sociosanitaire (pénurie de moyens, reproduction mécanique d’un savoir médical faiblement actualisé, etc.) ; rupture entre leurs attentes socioprofessionnelles centrées sur la réussite sociale et professionnelle et le déclassement de leur statut ; et enfin, rupture entre les « bons » patients « coopératifs » et acculturés au savoir médical et les « autres » patients qui ne se « conformeraient » pas à la norme médicale.

Ces ruptures profondes ont eu pour effets majeurs la « désaffiliation » (Castel, Harroche, 2001) des médecins spécialistes à l’égard de l’hôpital, une fonctionnarisation des médecins généralistes du secteur public et l’émergence et le renforcement de la médecine privée dominée par l’argent et la technicité durant la décennie 90, qui permet à une minorité de médecins spécialistes d’accéder à la réussite sociale et professionnelle. Je tenterai, dans un premier temps, de montrer comment la profession médicale s’est constituée dans la société algérienne post-indépendance. Cette configuration sociopolitique est importante pour comprendre, dans un deuxième temps, la figure résiduelle du médecin généraliste des structures dites « périphériques » dans le champ médical. J’insisterai sur deux dimensions : le rapport à son travail et les multiples ambiguïtés de la relation thérapeutique en partant d’entretiens approfondis réalisés avec les médecins généralistes.

La construction de la profession médicale

Comprendre et analyser la profession médicale en Algérie impose, dans un premier temps, de faire référence au contexte sociopolitique, qui a permis son émergence dans la société post-indépendante. Il nous semble important de montrer que la profession médicale s’est construite par la médiation du politique qui a permis la mise en œuvre, de façon centralisée et uniforme des programmes sanitaires ambitieux. Au-delà des objectifs explicites (réduction de la mortalité infantile, généralisation de la vaccination, médecine « gratuite » pour tous), il s’agissait aussi de rendre visible le nombre de structures de soins, imposant par le « haut » une forme sociale de médicalisation qui met davantage l’accent sur le dénombrement que sur les processus à l’œuvre dans les formations sanitaires (Aïach, Delanoë, 1998).

La profession s’est donc constituée à partir d’une dynamique sanitaire verticale déployée par l’Etat, détenteur de la rente pétrolière. En légitimant un dispositif centré essentiellement sur l’accroissement de l’offre de soins, l’Etat s’est approprié, durant la décennie 70, le monopole de la décision dans l’espace sanitaire, en décrétant la « médecine gratuite » pour tous ; en imposant les règles de fonctionnement du corps médical ; en considérant que la médecine étatique devait être privilégiée au détriment de la médecine libérale ; en reconnaissant uniquement un syndicat unique des médecins ; l’union médicale algérienne (UMA) dépendante du parti unique, etc.

Peu importe le fonctionnement au quotidien des formations sanitaires, puisque les pouvoirs publics ont opté pour une démarche quantitative qui devait permettre d’enregistrer et de comptabiliser de façon bureaucratique le nombre de patients consultés, hospitalisés ou transférés, dans chaque structure de soins. La profession médicale va donc se déployer dans un espace bureaucratique. Les médecins du secteur public devenaient, par la force des choses, des fonctionnaires dont le regard était moins focalisé sur la société que sur les différentes pratiques du pouvoir considéré comme l’acteur principal à l’origine des changements dans le champ médical. L’ouverture tous azimuts de l’université va favoriser la massification de la profession médicale (1 médecin pour 830 habitants en 2007 et 51% sont des femmes médecins).

La massification en question a radicalisé la configuration bureaucratique des espaces de soins, favorisant la banalisation sociale de la « gratuité » des soins (1974), où ni les patients ni les médecins ne semblent satisfaits. Pour les premiers, l’accent est mis sur l’attente trop longue, le retard et l’indifférence du médecin du secteur public, l’absence de toute continuité thérapeutique. Un patient disait : « Les soins sans payer c’est bien, mais à condition qu’ils soient de bonne qualité ; le médecin vous écoute et prend son temps avec le malade. Si cela existait, les gens n’iraient pas chez le médecin de l’argent. Chez le médecin gratuit, ils ne font que du dépannage. Chez le privé, vous payez et vous êtes soignés sérieusement. » La pratique de la « gratuité » est identifiée de leur point de vue à une mauvaise qualité des soins ne répondant pas à leurs attentes centrées sur l’accueil, l’écoute et une relation plus personnalisée(1).

Pour les médecins, l’instauration de la « gratuité » a contribué en grande partie à la dévalorisation de leur statut. « La blouse blanche a perdu de sa valeur avec la gratuité. » L’excès de régulation centralisée et uniforme du système de soins va montrer toutes ses limites. L’approche centrée uniquement sur la multiplication de l’offre de soins ne peut plus se reproduire à l’identique en raison de la baisse de la rente pétrolière à partir de 1986, de l’endettement financier contraignant les pouvoirs à accepter le réajustement structurel imposé par le FMI en 1994, provoquant des transformations rapides dans le champ médical, objet de critiques explicites de la majorité des médecins.

Elles portent, notamment, sur les mauvaises conditions de travail, la pénurie des moyens techniques et thérapeutiques et l’insuffisance de leurs salaires, en comparaison aux honoraires perçus par leurs confrères spécialistes du secteur privé.(2) Elles expliquent en partie la fuite des spécialistes vers le secteur privé qui représentaient plus de 52% d’entre eux en 2002. Le système de soins va donc connaître durant la décennie 90 des inversions radicales et brutales : reconnaissance explicite par les pouvoirs publics de la pratique de clientèle, antérieurement discréditée, émergence et renforcement des cliniques privées (chirurgie, cardiologie, gynécologie), recul important des soins de santé primaire, valorisation sociale du spécialiste au détriment du médecin généraliste, réapparition des maladies à transmission hydrique, et montée importante des maladies cardiovasculaires). Tracé à grand trait, cette configuration du champ médical permet de mieux préciser la figure résiduelle du médecin généraliste exerçant dans les structures de santé publique.

La figure résiduelle du médecin généraliste dans le champ médical

L’isolement socioprofessionnel

Les médecins généralistes des structures périphériques (salles de soins, centres de santé, polyclinique) représentent 68% contre 32% d’entre eux pour le secteur privé. Ils sont identifiés officiellement par le statut rhétorique de praticiens de santé publique. Ils se perçoivent au plus bas de la hiérarchie médicale. Alors qu’ils attendaient prestige et reconnaissance de leur statut après leurs études, ils insistent sur leur isolement socioprofessionnel qui se traduit par des rapports de distanciation avec la hiérarchie administrative et les patients. A la figure emblématique du médecin « militant » de la décennie 70, idéalisant la médecine « moderne » en vue de la transformation de la société, se substitue celle du « technicien » qui se limite à des actes médicaux routiniers et sans consistance à ses yeux.

En Egypte, Chiffoleau (1997) montre bien cette « rencontre manquée entre un modèle médical et une réalité sociale particulière » qui les met rarement en présence de la « belle maladie », ou des cas « intéressants » dans une logique médicale telle qu’elle est déployée à l’hôpital. Fathia est âgée de 33 ans. Elle est médecin généraliste dans une polyclinique depuis quatre ans. Elle disait : « Ici, la consultation c’est plutôt la routine. C’est toujours la même chose. Ce sont les mêmes cas qu’on revoie. Pourtant, quand il y a un cas intéressant qu’il faut suivre (bilan, analyses, etc.), j’aime bien le revoir. J’aime suivre le malade jusqu’au bout.

A l’hôpital, ce qui est bien, c’est qu’on apprend. On voit de nouvelles choses. Ici, à la polyclinique, on n’apprend rien. Ici, on se limite, alors qu’à l’hôpital il y a toujours de nouveaux cas. » L’isolement socioprofessionnel des médecins généralistes semble intimement lié à une production statuaire marquée par un processus de déclassement et de dévalorisation socioprofessionnel. Ils se perçoivent à la marge du champ médical par rapport à leurs confrères de l’hôpital qui « ont plus de chances », selon leur expression : (présence de la hiérarchie médicale, confrontation des « cas », disponibilité de l’information, etc.) Ahmed, 30 ans, médecin généraliste depuis dix ans dans un centre de santé, évoque les ruptures socioprofessionnelles qui marquent profondément son activité quotidienne. Il disait : « Avec l’administration, ce sont des rapports d’indifférence. Les gens de la direction sont indifférents vis-à-vis de nous et par réciprocité, nous sommes aussi indifférents.

Les gens ne sont pas à leur place. Tu mets quelqu’un de responsable qui n’est pas du milieu de la santé. Par exemple, tu lui demandes un sérum antitétanique. Il ne voit pas l’importance. Ce n’est pas son domaine. Il ne s’y intéresse pas. Ces gens-là ont d’autres chats à fouetter. Notre responsable du secteur sanitaire est parallèlement responsable de l’association des anciens moudjahidine. Il a des réunions. Il est donc occupé. Et, en plus, un responsable politique est intouchable. Tu as peur pour ta tête. Si par exemple, notre directeur nous réunissait une fois par mois, on se comprendrait mieux, on situait les responsabilités.

Maintenant, on dit : ‘‘C’est eux’’ ; eux, disent : ‘‘C’est nous’’. La médecine générale, c’est la clinique la plus simple, sommaire, banale. Le malade, tu ne le connais pas ! Tu ne lui parles pas ! Tu es dégoûté ! Parce que le médecin généraliste n ’a plus les moyens d’être vraiment médecin. Il faut qu’il s’habille bien. Il ne faut pas que le malade te voit en train de faire la queue pour acquérir un service donné. C’est pourtant ce que nous faisons. » L’isolement socioprofessionnel des médecins généralistes du secteur public s’accentue dans un champ médical dominé par la spécialisation qui représente aujourd’hui le segment survalorisé de la médecine dans la société algérienne.

En observant les plaques professionnelles situées à l’entrée des cabinets privés, il est possible de noter l’utilisation abusive du statut de spécialiste. Tout en étant médecin généraliste, il n’hésite pas à s’octroyer le titre de spécialiste des enfants ou des yeux, etc. Ce qui montre bien qu’il n’est pas très indiqué de se présenter avec le statut de médecin généraliste. L’excès de régulation centralisée, et donc le peu d’autonomie accordée aux directions régionales de la santé, interdisent tout contrôle rigoureux et efficace contre ces abus ; mais, en tout état de cause, ce phénomène montre bien la place résiduelle du médecin généraliste, même en pratique de clientèle, notamment pour ceux récemment installés ou n’ayant pas pu intégrer un réseau relationnel. Enfin, il importe de noter la démultiplication des pharmacies privées dans les espaces urbains et ruraux (en 2007, on relevait un pharmacien pour 457 habitants).

Elles n’hésitent pas à instaurer une relation de proximité avec les patients (vente à crédit, conseils dans la prise du médicament, conventionnement avec la Caisse de sécurité sociale, etc.), représentant un élément non négligeable dans l’encouragement de la population à l’automédication. Elle peut être interprétée comme une forme de défiance et de distanciation à l’égard des structures publiques de soins.

Les ambiguïtés de la relation thérapeutique

Certains médecins généralistes mettent l’accent sur la distanciation sociale et culturelle qui les sépare de « l’autre », le malade de conditions socioculturelles modestes, avouant leur « impuissance » à trouver les mots pour dialoguer avec lui. Il s’agit moins de tenir compte du propre langage des patients pour dire le mal, que de regretter « l’inefficacité » de leur discours. Une médecin généraliste de 27 ans, quatre ans d’expérience dans un centre de santé, disait : « On a l’impression de parler dans le vide. On a l’impression qu’au niveau de la périphérie, le niveau social, c’est évident est bas. Je me retrouve en face de gens simples. Il faudrait avoir un langage spécial pour eux. » D’autres médecins généralistes semblent articuler mécaniquement les conditions de vie des patients et leur degré de compréhension du message médical.

Autrement dit, la pauvreté des patients implique, selon eux, l’impossible conformité aux prescriptions médicales. Un médecin généraliste disait : « C’est nous qui donnons les conseils aux malades. Mais des fois, les parents n’appliquent pas. Mais c’est surtout le niveau d’éducation de la mère. Déjà, ils ont 4 ou 5 enfants. Ils habitent dans des maisons traditionnelles (haouchs). Ce sont des analphabètes. Ils ne comprennent pas. Les conditions socioéconomiques sont mauvaises ». Les médecins généralistes de santé publique construisent leur regard sur les patients à partir de leur « monde à soi » (Good, 1999) qui les conduit à catégoriser les « bons » malades et les « autres » qui seraient dans « l’impossibilité » de s’adapter à leur « logique ».

Face à la maladie chronique, les médecins généralistes insistent sur les ruptures fréquentes dans la prise de médicaments, le non-respect du régime alimentaire, l’absence de confiance du patient à l’égard du médecin ; a contrario, la relation avec les patients-cadres, recouvre une signification pertinente « parce qu’un langage commun existe pour permettre une action intelligible » (Janzen, 1995). Zohara est âgée de 37ans. Elle a 10 ans d’expérience dans une polyclinique. Elle disait : « Les patients algériens ne sont pas bien informés. C’est pour cela qu’on ne peut pas prévenir. Le patient vient quand c’est trop tard ! Les gens sous-estiment et négligent la maladie chronique.

C’est plus grave encore ! Il peut arrêter carrément le traitement médical et prendre un traitement à base de plantes ... Il y a aussi un manque de confiance vis-à-vis de son médecin. Mais, parfois, on trouve des patients ouverts qui racontent. Ce sont des cadres qui sont sûrs d’eux, indépendants sur le plan matériel. Je préfère recevoir ces gens-là ! C’est plus facile de communiquer avec eux. On obtient de bons résultats. Ils suivent les prescriptions médicales ». Dans un système de soins dominé par une régulation bureaucratique qui a contribué en partie à produire la figure résiduelle du médecin généraliste dans le champ médical, son regard est fondamentalement focalisé sur l’impossible mise en œuvre du modèle médical appris et rêvé, lui interdisant de prendre en considération la diversité et la complexité des situations socio-sanitaires qui prennent forme dans la société.

Subissant un processus de déclassement socioprofessionnel, le médecin généraliste de santé publique devient par la force des choses un fonctionnaire technicien qui attend des responsables sanitaires une transformation de son statut et de ses conditions de travail, étant toujours en quête d’un territoire propre, devant lui permettre de construire une médecine plus proche des patients de conditions sociales modestes.

M. M. : Professeur de sociologie à l’Université d’Oran

Notes de renvoi :

 1- Les résultats de l’enquête réalisées par l’Office national de statistiques relève que 53,2% des malades ont recours au médecin privé, 19,20% se rendent à l’hôpital, 16,8% dans les structures « périphériques », 8,10% dans les cliniques privées en 1995.
 2- Les honoraires moyens d’un spécialiste représentent 15 fois le salaire moyen mensuel d’un médecin généraliste et 7 fois celui d’un spécialiste (Journal El Watan, 27 juin 1998

Références bibliographiques :

Aïach P., Delanoë D., 1998, L’ère de la médicalisation, Paris, AnthroposEconomica.

Castel R., Haroche C., 2001, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard.

Chiffoleau S., 1997, Médecine et Médecin en Egypte, Paris, l’Harmattan.

Freidson E., 1984, La profession médicale, Paris, Payot.

Janzen lM., (avec la collaboration du Dr. Arkinstall W.,), 1995, La quête de la thérapie au Bas-Zaire, Paris, Karthala.

Mebtoul M., 2007, Sociologie des acteurs sociaux : ouvriers, médecins et patients, Alger, Office de publications universitaires.

Mebtoul M., 2005, Médecins et Patients en Algérie, Oran, Dar-El-Gharb.

Mebtoul M., 1994, Une anthropologie de la proximité, les professionnels de santé en Algérie, Paris, L’ ’Harmattan.

 

Par Mohamed Mebtoul

http://www.elwatan.com/La-figure-residuelle-du-medecin

Publié dans Economie et société

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