Hassan Remaoun:«L’énergie qui sommeille en la société ne demande qu’à être extériorisée»

Publié le par Mahi Ahmed

Hassan Remaoun. historien et chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc)

«L’énergie qui sommeille en la société ne demande qu’à être extériorisée»

le 21.11.13 | 10h00

 

 

 

- Les phénomènes de liesse populaire qui entourent les matchs de football sont récurrents ces dernières années. Que peut-on dire de manière générale à ce sujet ?

Comme il fallait s’y attendre, ce n’est pas tant la victoire honorable face à une équipe du Burkina Faso qui est à remarquer. Ce qui entre dans l’ordre des choses, c’est le comportement de la société. Le football draine un mouvement social d’ampleur, il a la capacité de créer la communion qui amène à approfondir l’analyse sur la notion de nation. Peut-on parler d’Etat-nation, d’Etat national ou de nation de football ? Comment des activités de confrontation qui font appel aux sports de masse, comme le football, suscitent cet entrain national d’est en ouest, du nord au sud ? Pour qu’il y ait mobilisation, faut-il qu’il y ait une sorte d’affront venu de l’extérieur ? Comme s’il n’y avait que l’extérieur pour mesurer ou susciter cette réaction nationale en tant que telle. Autrement, quand on se trouve entre nous, c’est la division. Avec l’Egypte cela avait été une expression extrêmement poussée. C’était récurrent même avant l’Egypte, rappelons-nous l’équipe du FLN. Il faut tenir compte aussi du fait que les premiers clubs de football, avec la loi de 1901, ont accompagné petit à petit l’émergence du Mouvement national. Le sport a joué une fonction. Aujourd’hui qu’on parle de mondialisation, de globalisation, etc., est-ce que les choses se font aussi par le sport, une mondialisation via le sport avec l’émergence d’appareils centraux qui gèrent toute la mécanique, notamment dans le domaine du football dont on sait qu’il draine de gros sous ? On sait qu’il y a des affaires de corruption, que ça intéresse largement le business, mais qu’il y a une emprise sur la société car le football est plus que jamais un sport populaire. J’étais en train de revoir, dans un ancien numéro de notre revue Insanyat, «Le sport phénomène et pratiques», où l’on aborde un peu la question. C’était en 2006, avant la fièvre qu’on connaît ces dernières années, mais le phénomène social était déjà abordé.


 
- Vu l’ampleur que prend ce phénomène, est-il possible de faire un rapprochement avec la non-prise en charge du socle identitaire national, un aspect que vous avez déjà analysé dans certains de vos travaux ? C’est-à-dire qu’on s’accroche à une équipe fédératrice par défaut ?

Dans tous les pays du monde, c’est comme ça, même en Europe. La frénésie s’empare des clubs régionaux en Angleterre, par exemple. En Amérique latine et même en Afrique, on observe que ce phénomène prend de l’ampleur.
Le sport a une symbolique. Cette fois c’est moins le fait d’avoir gagné un match que le fait d’aller au Brésil. On émerge parmi les dizaines de nations qui iront au Brésil. On compte à travers le football, à défaut de compter dans d’autres domaines, mais cela est valable pour beaucoup de pays. On a raison de poser la question identitaire, les sociétés en formation ont besoin de symboles, mais c’est plus compliqué.


 
- Ne peut-on pas faire un rapprochement avec le manque de loisirs qui caractérise notre société ? On l’a remarqué, on fait durer la fête toute la nuit et la liesse se poursuit le lendemain…

C’est lié à cela aussi. Il y a un désir de fête, il y a un espace public massivement occupé, ce qu’on ne ferait pas en temps normal parce que cela paraîtrait déplacé. On aurait honte de le faire car il y a une sorte d’interdit, de tabou. Là, comme  lors des événements liés à la fête, les tabous sautent. Ce qui explique les excès et en même temps rend compte du potentiel dont dispose la société, toute l’énergie qui sommeille en son sein et ne demande qu’à être extériorisée.



- Peut-on tenter une comparaison avec l’Egypte, qui a connu bien avant l’Algérie ce phénomène – par ailleurs déjà traité dans le cinéma – pour expliquer comment la liesse sert à estomper les inégalités sociales, les injustices…?

Le football n’estompe pas tout, il permet une certaine convergence. Cette possibilité d’unifier est réelle, mais le festif est toujours de l’illusion car, juste après, on revient aux problèmes du quotidien. Il ne règle pas les problèmes fondamentaux, mais permet d’exposer le potentiel national tel qu’il existe, émotif et autre. C’est important car le football permet cette explosion et montre qu’elle existe dans tous les recoins du pays, quelles que soient les divergences. Donc il y a quelque chose qui fonctionne dans cette réalité de la nation.

Maintenant, au-delà de la nation, il y a la société avec ses problèmes, ses contradictions, ses luttes que le football, effectivement, ne règle pas. Ce qu’on peut dire, c’est que le football ouvre plus de voies à la spontanéité et c’est toléré par la société malgré les dépassements : des heurts, des blessés, etc. Néanmoins, il est important de souligner que dans ce cas, on n’est pas dans une logique de casse ou de hooliganisme. Les femmes qui, pourtant, ne sont généralement pas admises dans les stades, participent à cet événement national.



- On a évoqué brièvement le rapport à l’argent, mais qu’en est-il du politique au sens large ?

Effectivement et l’histoire le prouve avec les premiers clubs qui étaient en relation étroite avec le Mouvement national. Il est évident aussi qu’il y a une capacité de mobilisation, d’émotion et de fusion nationale telle que les politiques ne peuvent pas s’empêcher de la saisir. Ce sont des brèches que chacun veut exploiter. Il ne faut pas se faire d’illusions, il y aura toujours des politiques qui essayeront de manipuler. Le cas le plus édifiant a été l’Egypte, avec sa société en crise, qui a exploité le phénomène. Cela a marché, mais c’était insuffisant car il y avait au sein de la société égyptienne beaucoup trop de contradictions qui ont fini par prendre le dessus. Cela prouve les limites de la manipulation, car ce n’est pas comme si on appuyait sur un bouton.

On ne peut pas contrôler un phénomène. On peut saisir les occasions et les opportunités en gardant à l’esprit que l’équipe peut aussi perdre et se retrouver avec des effets inverses. Les jeunes ont besoin d’action et d’expression. Ils le font à travers le sport et c’est tant mieux. Le passage générationnel est très long car le pays fonctionne un peu à la gérontocratie. Des générations entières ne se sont pas exprimées sur les plans social, politique, etc. Il reste le sport, et le football en particulier, pour combler le déficit en citoyenneté, en plus de l’émeute. Mais là, c’est une autre question.

Djamel Benachour

 

Source : El Watan du 21.11.13

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