Des transitions sous haute surveillance

Publié le par Mahi Ahmed


Des transitions sous haute surveillance

 

Par Ammar Belhimer

Pourquoi des partis dits «islamistes », exclus de la sphère politique pendant la dernière décennie, se retrouvent à l'avant-garde de la vie politique arabe ? C’est la question que se pose Barah Mikaïl pour Fride, un think tank européen pour les questions stratégiques(*).
Les victoires électorales d’Ennahda en Tunisie, des Frères musulmans en Égypte (avec les salafistes, ils représentent ensemble les deux tiers de l'Assemblée législative) et de leurs camarades en Libye anticipent une hégémonie des formations confessionnelles sur les agendas politiques arabes — les derniers résultats électoraux de 2011 confirmant que des élections relativement libres dans le monde arabe donnent systématiquement un soutien appréciable du public pour l'islam politique (en moyenne un peu plus du tiers des voix auxquelles correspondent des parts nettement supérieures de sièges en fonction du mode de représentation), comme en Algérie en 1990, l'Égypte en 2005 et les territoires palestiniens en 2006. Aussi, l’auteur ne se fait aucun doute là-dessus : «De récents résultats électoraux semblent indiquer que la stricte laïcité ne sera pas une option pour les nouveaux États arabes dans un proche avenir. Il reste encore à voir quelle formule d’islam politique adopteront les démocraties émergentes, en évoluant sur un spectre allant du modèle théocratique iranien jusqu’à l’inflexible laïcité turque.» Selon le cas, «la ligne de démarcation entre la religion et l'ethnicité, la culture et la tradition n'est pas toujours claire». L’étude se propose alors de «tirer quelques enseignements d'autres pays et régions sur les diverses fonctions que peut jouer la religion dans la transition d'une société vers la démocratie». Outre la Tunisie, l’Égypte et la Libye, le poids des forces islamistes au Yémen demeure incertain, mais leur influence gagne en importance en Jordanie et au Maroc, où le Parti de la justice et du développement (PJD) a gagné les élections de 2011. Cela ne signifie pas pour autant «que le monde arabe doit automatiquement embrasser la Charia ou rejeter la laïcité». En général, l’Ijtihad est socialement sollicité sur le statut de la femme comme c’est le cas de nos jours au Maroc où, il y a quelques jours, Amina Filali, jeune fille de 16 ans violée, battue et obligée d'épouser son violeur, s'est donné la mort — le seul moyen à ses yeux d'échapper au piège que lui ont tendu son violeur et la loi. L'article 475 du code pénal marocain permet aux violeurs d'échapper à des poursuites et d'éviter une longue peine de prison en épousant leur victime si elle est mineure. Depuis 2006, le gouvernement promet d'annuler cet article de loi et d'adopter une législation interdisant les violences faites aux femmes, mais cela n'a pas encore eu lieu. Au-delà de leurs programmes, les islamistes récoltent le fruit de leur opposition radicale et systématique aux anciennes dictatures néo-libérales et corrompues, bons élèves du FMI et de la Banque mondiale, longtemps érigés en modèles à suivre pour avoir adopté l’économie de marché sans régulation et un Etat musclé de droit au service des seuls intérêts dominants. La longue persécution des islamistes leur procure aujourd’hui la crédibilité, la popularité et la légitimité nécessaires pour ramasser les soutiens populaires, alors que les partis libéraux et laïques perdent du terrain pour avoir été quelque peu complaisants, du moins pas assez intransigeants, vis-àvis des anciens dirigeants. Il faut dire que, pendant longtemps, les dictateurs arabes ont étroitement contrôlé la sphère religieuse, comme cela a été le cas pour Al-Azhar en Égypte, et des oulémas en Arabie saoudite et en Syrie, mais les efforts pour éradiquer les partis religieux et pour instrumentaliser la religion n’ont toutefois pas altéré l’attrait populaire pour les partis dits «islamistes ». L’action caritative a souvent suppléé la répression pour maintenir intactes leur visibilité et leur présence sociale. Il ne leur restait plus qu’à attendre le moment favorable pour s’imposer comme la seule alternative crédible aux pouvoirs autoritaires déchus. La manne financière du Qatar et de l'Arabie saoudite aidant, les élections ne furent, partout, qu’une simple formalité de confirmation. L'élan islamiste actuel n’a pas pour autant converti le monde arabe aux préceptes religieux rigoristes portés par les salafistes, ni entamé de nouvelles «foutouhate». Par retour de balancier, les partis islamistes s’efforcent partout de rassurer leurs alliés du moment, anciens opposants libéraux et laïcs, ainsi que la communauté internationale, fraîchement convertie à la thèse du containment de l’islamisme. Ce faisant, ils opèrent eux aussi une conversion, qui leur sera douloureuse, à la nouvelle religion (démocratique) et au nouveau cadre de gouvernance qui leur a été fixé. Ce nouveau cadre repose, pour l’essentiel, sur le mot d’ordre de «free market for free muslims» (un marché libre pour des musulmans libres) qui rend l’islamisme politique parfaitement soluble dans des choix économiques et sociaux néo-libéraux qui n’entravent pas les intérêts énergétiques et commerciaux occidentaux. Toute la nouvelle équation se résume au respect démocratique des valeurs islamiques et à l’expérimentation des règles d’alternance, y compris entre différents courants islamistes. En Égypte, les Frères musulmans, plus rodés aux alliances internationales, visent le contrôle des secteurs de souveraineté que sont les affaires extérieures, la sécurité intérieure et la défense, alors que leurs alliés salafistes, aile roturière, prétendument novice en politique et dont le radicalisme ne prédisposait pas à une insertion aussi prompte dans le jeu institutionnel, hériteront de l’encadrement moral de la société par le contrôle des mosquées, de l’éducation et des actions de solidarité. Ailleurs, les cohabitations peuvent être encore plus soft pour cette première raison : «Les partenaires occidentaux considèrent généralement une séparation stricte entre l'Etat et la religion comme une condition préalable nécessaire à l’existence d’un système politique démocratique. Mais cette vision n'est pas viable dans le contexte Mena, où la religion ne peut pas pour le moment être exclue de la sphère publique. La fracture entre la foi et les acteurs politiques laïques au Moyen- Orient est une illusion. Les partis progressistes et laïques ne s'isolent pas des croyances religieuses.» Par ailleurs, «toute tentative visant à exclure définitivement la religion de la vie publique et politique se heurterait à la critique publique la plus dure». Aussi, «la laïcité n’est pas nécessairement souhaitable pour la région, puisque la religion peut servir comme une puissante force pour la cohésion nationale, en fournissant par exemple un terrain d'entente entre conservateurs et libéraux». Même si les processus ne sont jamais similaires, quels peuvent être les points communs entre des expériences internationales similaires passées d’un équilibre réussi entre la règle de droit démocratique, d’une part, et les normes et traditions religieuses, d’autre part ? La première mise au point est relative au rapport démocratisation, modernisation et sécularisation : «La transition vers la démocratie conduit souvent à la modernisation, mais la modernisation n’implique pas forcément sécularisation. L'Indonésie, la Malaisie et Singapour sont tous passés par des processus de transition, sans exclure complètement la religion de la sphère politique. En Turquie, malgré l'orientation laïque d'Atatürk, l'Islam reste un point de référence solide à la fois pour la population et pour le parti au pouvoir AKP.» La seconde mise au point se rapporte à la relation entre l’ordre démocratique et l’impact de la religion : «Qu’un rôle important soit dévolu à la religion ne signifie pas nécessairement obstacle à la consolidation d'un ordre démocratique. En Indonésie, la période post- Suharto, après 1998, a permis une plus grande tolérance des croyances religieuses, y compris en politique. Le pluralisme, même imparfait, permet aux partis politiques indonésiens de se référer à des croyances religieuses. En Afrique du Sud, les partis politiques se réfèrent au christianisme (Parti africain chrétien démocrate) et à l’Islam (al- Jama'a) pour la définition de leurs programmes. En Pologne, le catholicisme joue un rôle important dans la société et l'Église catholique y conserve popularité et prestige.» Dans l’ensemble, les transitions réussies reposent sur un effort préalable destiné à construire la confiance mutuelle et à prendre des mesures politiques résolues pour asseoir la coexistence pacifique, le dialogue, le vivre-ensemble et la culture de la paix. Dans ce processus, la religion a un rôle à jouer : «Dans les années 1980 en Amérique latine, l'Église catholique a joué un rôle-clé dans la transition de régimes autoritaires à la démocratie. L'Église a d'abord soutenu le processus de réorganisation nationale en Argentine (1976-1983). Elle a gardé ses distances avec Pinochet au Chili, et restée proche de mouvements populaires pour le changement au Salvador.» Pour l’essentiel, «le déterminisme culturel et religieux est un mythe. La prospérité et la religiosité forte ne sont pas incompatibles, et aucune religion ou conviction n’est plus favorable à la transition pacifique vers la démocratie que l'autre. Une véritable démocratisation ne signifie pas inévitablement le triomphe de la laïcité. De même, les théories qui considèrent l'islam comme incompatible par nature avec le progrès, le pluralisme et la démocratie, se trompent». «Les partis politiques qui basent leurs programmes sur des considérations religieuses ne sont pas opposés à la richesse, la prospérité, le marché libre ou le libéralisme.»
A. B.

(*) Barah Mikaïl, Religion and Politics in Arab Transitions, FRIDE, Policy Brief, n°116, february 2012, www.fride.org.

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