Ce « bataillon fantôme » qui a organisé l’insurrection populaire au Soudan

Publié le par Mahi Ahmed

Ce « bataillon fantôme » qui a organisé l’insurrection populaire au Soudan

Tajamoo el-mihanyin el soudaniyin (le rassemblement des professionnels soudanais), a été le moteur secret de la révolution soudanaise. Son rôle sera décisif dans la transition qui s’est esquissée, face au Conseil militaire de transition.

 

SARRA MADJOUB >

 

26 AVRIL 2019

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Le rassemblement des professionnels soudanais, dits El-mihanyin (les professionnels) reste le mystère de la révolution soudanaise. Méconnue du grand public et d’une majorité de Soudanais, cette organisation est restée confidentielle jusqu’au début des mouvements protestataires de décembre 2018. La révolution a trouvé son moteur dans ce « corps d’alliance de professionnels indépendants » , une nébuleuse qui regroupe un ensemble de syndicats, de comités, au fonctionnement horizontal dont l’organisation interne demeure inconnue au même titre que l’identité et la sensibilité politique de ceux qui la composent. Pour contourner la répression et les arrestations, cette stratégie est restée vitale dans un tel contexte autoritaire.

 

UN MOUVEMENT SOIGNEUSEMENT PRÉPARÉ

 

Crée en 2013, à la suite d’un mouvement de protestation lourdement réprimé par le régime, le rassemblement a joué un rôle important après août 2018, par son engagement dans la bataille des salaires sur fond de crise économique. Il ressurgit fin décembre avec le début du soulèvement, après l’embrasement de la ville ouvrière d’Atbara le 19 décembre, au nord du pays.

 

Le visage frêle de Naji Elassam est apparu la nuit du 31 décembre sur une vidéo. C’est l’un des rares membres des « professionnels » à s’afficher en tant que tel, publiquement. Il exprime alors la volonté de faire chuter le régime, dénonçant la répressions des manifestants, notamment des femmes très actives dans les mobilisations. Il lit l’Appel de la liberté et du changement qui rassemble les premières revendications claires du mouvement : destitution du président, formation d’un gouvernement civil de transition…

 

Qualifié de « bataillon de fantômes » par le futur président déchu Omar El Bachir en février 2019, le rassemblement des professionnels est devenu un acteur central, parvenant à agréger, formuler, revendiquer et captiver progressivement une large audience. El-mihanyin exercent un ascendant sur les mobilisations et les mouvements de protestation par des appels relayés à un rythme soutenu. À raison d’au moins trois marches par semaine, ils se greffent ainsi à l’exaspération généralisée qui réactive les soulèvements non aboutis de novembre 2016 et janvier 2018.

 

Contredisant la plupart des thèses ultra-spontanéistes d’un soulèvement du « pain et du fuel » qui serait survenu « brusquement » fin décembre. Il est bon de rappeler le « comment » de l’insurrection ainsi que la force d’attraction de ces « entrepreneurs masqués » de la mobilisation » sur un grand nombre de Soudanais. El-mihanyinn ont démontré un savoir-faire qui leur a permis de puiser dans un répertoire d’actions sans cesse renouvelées maintenant ainsi la dynamique du mouvement à travers le pays. Lançant par exemple des actions de désobéissance civile (le 13 mars), des marches et des rassemblements qui renvoient à des thèmes politiques bien familiers aux Soudanais : situation des femmes, détenus politiques, victimes de guerre, chômeurs, déplacés et exilés, le pain et la dignité, la justice sociale, la vie dans les marges de l’arrière-pays... Ils tentent de décentraliser le mouvement hors de Khartoum : notamment avec « les marches du désistement » le 24 Janvier, dans plusieurs villes et provinces du pays : El Fasher dans le Darfour du Nord, Kassala à l’Est du pays ou aussi El Obeid dans le Nord Kordofan. Ils soutiennent aussi au mois de février la mobilisation des travailleurs portuaires de Port-Soudan contre la privatisation du secteur.

 

LES MOBILISATIONS NOCTURNES

 

Ils lancent la première grande marche sur le Palais présidentiel le 25 décembre, puis les grandes marches de la « délivrance » du mois de janvier et de février, la « Marche du million du 6 Avril » en référence à la célèbre marche du 6 avril 1985 qui a fait chuter le président Jaafar Nimeiry (1969-1985). C’est le sit-in devant le quartier général de l’armée décidé en dernier recours qui conduit à la destitution d’Omar Al-Bachir et qui maintient la mobilisation dans son opposition radicale au Conseil militaire de transition et ses figures.

 

L’efficacité d’El-mihanyinn transparaît aussi à travers les mobilisations nocturnes dans les quartiers de Khartoum, Oumdorman et d’autres villes, renforcée par les comités de résistance de quartiers apparus en décembre 2017 (à distinguer des comités populaires des quartiers, outils de surveillance et de quadrillage local du régime). Les comités de résistances se sont improvisés « vigilants pacifique », assurant les rassemblements nocturnes, décomptant les dégâts de la répression et veillant à prévenir les tentatives d’infiltration.

 

« GHOSTS WRITERS » DE L’INSURRECTION

 

Les mots d’ordre des professionnels peuvent être considérés comme une pièce maîtresse de l’insurrection avec le désormais célèbre : « tasgot bass ! » « qu’il tombe ! » (Avant la chute d’ Al Bachir) et « lam tasgot baad ! », « il n’est toujours pas tombé ! », après l’avènement du Conseil militaire de transition. Le lyrisme de ces appels et leur extrême stylisation tantôt en arabe, tantôt en dialecte ou en argot de Khartoum dit « randouk », les singularise.

 

Les ghosts writers qui écrivent ces appels restent le secret le mieux gardé de Khartoum et du Soudan. Au même titre que leur esthétique et l’identité picturale de leurs affiches, ils ont su transcender l’imaginaire commun des insurgés à différents moments de la protestation. Irréductiblement hétérogènes, une partie des manifestants et acteurs du mouvement se déclarent pour l’heure « représentés » par cet objet politique non identifié. « Eltajamoo youmathilouni » : « le rassemblement des professionnels me représente », devient le mot de ralliement pour beaucoup de protestataires.

 

Qu’est-ce qui motive cet assentiment ? En posant la question frontalement à l’occasion de plusieurs entretiens avec des manifestants de Khartoum entre le 10 et le 14 Avril, les réponses varient : certain louent leur clarté quand d’autres plus pragmatiques, soulignent leur utilité pour faire tomber le régime encore en place et les enclaves des Kizans (terme argotique pour désigner les hommes de main du régime) tout comme le démantèlement de la machinerie sécuritaire complexe du pays : les forces populaires de défenses, les Rapid Support Forces : force paramilitaires, le NISS le fameux service de renseignement et de sécurité du pays et de juger les hauts responsables du régime.

 

Pour F. âgé de 29 ans et originaire de Niyala (Darfour), les « professionnels » ne le représentent politiquement qu’en termes de « revendications et de modalité d’action mais pas plus » car ils restent associés au centre et ne parviennent pas à représenter pleinement les marges bien que le slogan « le pays tout entier est le Darfour » fut un leitmotiv porté par eux. Selon F., cela reste à prouver.

 

Lost in transition ?

 

Il est clair que pour la plupart des personnes interrogées les « professionnels » ont indéniablement amené une autre façon de faire et de défaire le champ politique au Soudan, inédite depuis trente ans. Quant à dire qu’il s’agit d’une avant-garde politique comme le prétendent certains commentateurs... Y. jeune activiste est catégorique : parler d’avant-garde politique est un peu « old school » voire complètement « sixties », non, il ne s’agit pas d’une avant-garde, selon lui : « ils sont simplement vraiment différents. »

 

C’est un corps politique qui a su, très vite, contourner, voire pulvériser une partie « des corps durs » traditionnels c’est-à-dire les noms de la scène politique et autres « dinosaures » de l’opposition mais aussi les autres factions armées historiquement piégés dans la compromission et les interminables négociations avec le régime et récemment entrés dans le jeu du Conseil militaire de transition, depuis Khartoum et les Émirats arabes unis, avec la feuille de route définie à Abou Dhabi des forces des fronts révolutionnaires armées en présence de plusieurs représentant de groupes et fronts armés au Soudan.

 

Dimanche 21 avril, les professionnels ont déclaré la suspension de tout dialogue ou négociation avec le Conseil militaire de transition, auquel ils contestent désormais toute légitimité, refusant catégoriquement toute compromission avec des hommes qui ne font qu’entériner la nature confiscatoire du régime. Ils ont aussi appelé à la reprise d’un nouveau calendrier de mobilisation fondée sur la seule légitimité de la rue. Cela montre à quel point l’entrée dans la visibilité des « professionnels » et leur inscription dans l’espace public après la destitution d’Al-Bachir demeure lourdes d’enjeux. Ils exigent la création d’un gouvernement civil transitoire.

 

La liste des membres de ce gouvernement devait être rendue publique ce jeudi 25 avril. Le jeune membre des professionnels Naji ElAssam affirme que cette séquence de la révolution est probablement la plus « sensible et dangereuse » de tout le mouvement et des mobilisation, vu les « manoeuvres du conseil militaire qui tente manifestement de gagner du temps » ; il explique qu’ « il y a eu certes quelques victoires mais les vrais batailles continuent » dans une vidéo postée le lundi 21 avril.

 

UN PASSÉ DANS LE PRÉSENT

 

On pourrait voir dans El-Mihaniyin, le signe d’un « passé dans le présent » : d’une survivance qui renvoie à deux événements politiques similaires apparus dans des circonstances de « revirement insurrectionnel » en 1964 et 1985. À l’image du front des comités d’octobre 1964 (jabhat el hayaat el thawriya) il s’agit de nouveau d’un rassemblement de corps de métiers qui ont émergé dans la foulée du soulèvement de 1964, lançant des grèves générales dans plusieurs villes dont Khartoum et Atbara, doublé d’un large mouvement de désobéissance civile et des négociations qui ont mis fin au régime militaire du Général Ibrahim Abboud et institué un pouvoir « civil » fragilisé qui débouchera sur le coup d’État de 1969.

 

À l’image aussi du rassemblement syndical (altajamoo el naqabi) de mars-Avril 1985 qui a joué un rôle similaire d’entrepreneurs de la contestation et de moteur central dans la chute de Jaafar EL Numeiry. Piégé par des dissenssions internes, le rassemblement de 1985 (allié à d’autres forces politiques de l’opposition) n’a pas réussi à se maintenir face au gouvernement militaire de l’époque qui a su garder le monopole.

 

 

Ces deux « antécédents » ont réussi à démettre deux régimes et n’ont pas pu finalement obtenir autre chose qu’un éternel retour au même : « un soulèvement suivie d’un nouveau régime suivie d’un coup d’état militaire. » ELmihanyin, seront-il en mesure de conjurer cette loi indélébile du politique au Soudan : tout change pour que rien ne change, à l’abri des militaires.

 

L’esprit originel des « professionnels » parviendra t-il à se prémunir des dangers de l’essoufflement du mouvement ? Se fera t-il le gardien de la « transition » ? La question de la survie des « professionnels » sur le temps long s’avèrera crucial. Vont-ils finir par se dissoudre à l’intérieur de plusieurs corps syndicaux autonomes ? Se cantonneront-ils au rôle joué par l’Union générale tunisienne du travail après la chute de Ben Ali en 2011 ? Muteront-ils en « vigile » de la vie politique soudanaise auréolé de leur crédit révolutionnaire ? Ou comme le prédisent les plus pessimistes, se réduira t-il en un « ensemble de chants, de slogans et d’incantations révolutionnaires » ?

 

SARRA MADJOUB

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