Moyen-Orient et Asie de l’Ouest : un ouragan de feu est annoncé
Moyen-Orient et Asie de l’Ouest : un ouragan de feu est annoncé
Par Immanuel Wallerstein |
Le 17 septembre 2009 |
Un ouragan de feu est prêt à déferler au Moyen-Orient, auquel ni le gouvernement, ni l’opinion publique des Etats-Unis ne sont préparés. Ils ne semblent pas avoir conscience d’à quel point il est proche, et à quel point il sera terrible. Le gouvernement américain (et, par conséquent, inévitablement, la population américaine) est en train de se bercer de douces illusions quant à sa capacité de contrôler la situation selon ses objectifs affichés. L’ouragan de feu partira d’Irak, atteindra l’Afghanistan et le Pakistan, avant de venir frapper Israël et/ou la Palestine, comme une traînée de poudre.
Prenons d’abord l’Irak. Les Etats-Unis ont signé avec l’Irak un accord sur le statut des troupes américaines, le SOFA (Status of Forces Agreement), qui est entré en vigueur le 1er juillet. Il prévoit de remettre la sécurité intérieure au gouvernement irakien et, en théorie, il stipule le retrait des forces américaines à l’intérieur de leurs bases, tout en leur reconnaissant un rôle limité dans l’entraînement de l’armée irakienne. Certains termes de cet accord sont ambigus - délibérément ambigus, car c’était la seule manière d’obtenir que les deux parties le signent.
Quelques mois de mise en application ont suffi à montrer à quel point cet accord fonctionne mal. L’armée irakienne l’interprète jusqu’ici de manière très stricte, interdisant de manière formelle les patrouilles mixtes et toute action militaire américaine unilatérale en l’absence de consultation et d’accord du gouvernement irakien. Les choses en sont arrivées au point où l’armée irakienne empêche les militaires américains transportant des munitions et du matériel de franchir ses check-points durant la journée.
Les forces américaines sont irritées. Elles tentent d’interpréter les clauses garantissant leur droit à l’autodéfense d’une manière beaucoup plus lâche que ne le désirerait l’armée irakienne. Elles mettent l’accent sur le regain de violence en Irak, faisant implicitement allusion à l’incapacité de l’armée irakienne à garantir l’ordre.
Le général Ray Odierno, qui commande les troupes américaines, est de toute évidence extrêmement mécontent, et il recherche de manière patente des prétextes pour restaurer un rôle direct de l’armée américaine. Récemment, il a rencontré le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki et le Président du Gouvernement régional kurde, Massoud Barzani. Odierno a cherché de les persuader d’autoriser des patrouilles tripartites (irako-kurdo-américaines) à Mossoul et dans d’autres régions du Nord de l’Irak, afin de prévenir la violence et, le cas échéant, de la réduire. Ils ont poliment accepté de prendre sa proposition en considération. Malheureusement pour Odierno, son plan requerrait une révision totale de l’accord SOFA.
Originellement, il aurait dû y avoir un referendum, au début du mois de juillet, sur une approbation par le peuple de l’accord SOFA. Mais les Etats-Unis redoutaient de se voir retoqués, dans ce vote, ce qui aurait signifié que toutes les troupes américaines auraient dû être retirées d’Irak avant le 31 décembre 2010, c’est-à-dire un an plus tôt par rapport à la date théorique de leur retrait prévue par l’accord en question.
Les Etats-Unis ont pensé qu’il était particulièrement intelligent de persuader al-Maliki de repousser ce referendum au mois de janvier 2010. Ce qui fait qu’il sera effectué en même temps que les élections irakiennes. A ces élections nationales irakiennes, tout le monde va chercher à obtenir le maximum de voix. Personne ne va donc s’amuser à préconiser un vote « oui » au référendum. Au cas où quelqu’un aurait pu encore en douter, al-Maliki est en train de soumettre au Parlement irakien un projet de loi qui permettra à une majorité simple de votes « non » d’annuler l’accord. Or il est certain qu’il y aura une majorité de « non ». Il pourrait même y avoir une majorité écrasante, de votes « non ». Odierno devrait faire son paquetage dès maintenant. Je parierais qu’il se fait encore des illusions, et qu’il croit toujours qu’il sera en mesure d’éviter que l’ouragan de feu n’éclate. Or il ne le pourra pas.
Que risque-t-il de se passer ? Pour l’instant (mais cela pourrait changer, d’ici au mois de janvier), il semble qu’al-Maliki remportera les élections. Pour cela, il va se camper en champion numéro Un du nationalisme irakien (c’est un bon comédien, ndt). Il va passer des accords électoraux avec tout le monde et n’importe qui, et sans aucune gêne, en plus, à cette fin. Le nationalisme irakien, par les temps qui courent, n’a pas grand-chose à voir avec d’éventuelles tensions avec l’Iran, l’Arabie saoudite, Israël ou la Russie. Non, ce qu’il veut avant tout, c’est libérer l’Irak des derniers vestiges de la loi coloniale américaine, car c’est ainsi que la quasi-totalité des Irakiens définissent le régime sous lequel ils vivent depuis 2003 (date d’invasion de l’Irak, ndt).
Assisterons-nous à des violences intestines en Irak ? Probablement, même si elles sont moins graves que celles qu’Odierno et d’autres escompteraient. Mais : et puis après ? La « libération » de l’Irak – qu’un vote « non » au référendum traduirait, aux yeux de l’ensemble du Moyen-Orient – aura immédiatement un impact énorme en Afghanistan. Dans ce pays, les gens diront : « Si les Irakiens peuvent le faire, alors, nous aussi ! » (Yes, we can ! ndt).
Bien sûr, la situation afghane est différente, et même très différente, de la situation irakienne. Mais regardez ce qu’il est en train de se passer, aujourd’hui, avec les élections en Afghanistan. Nous avons un gouvernement mis en place afin de contenir et de détruire les Talibans. Les Talibans se sont avérés plus coriaces et militairement plus compétents que personne apparemment ne l’avait prévu. Même le commandant américain là-bas, qui n’est pourtant pas un tendre, Stanley McChrystal, l’a reconnu. L’armée américaine parle désormais de son « succès » d’ici dix ans, au minimum ; des militaires qui pensent qu’ils disposent d’une décade pour gagner une guerre contre des insurgés n’ont manifestement pas lu l’histoire des conflits armés.
Regardez les hommes politiques afghans eux-mêmes. Trois candidats principaux à la présidence, dont le Président actuel Hamid Karzaï, ont débattu à la télévision au sujet de la guerre civile actuelle. Il y avait une chose sur laquelle ils étaient d’accord : il doit y avoir des négociations, sous une forme ou une autre, avec les Talibans. Ils divergeaient, mais (seulement) sur les détails. Les forces américaines (et celles de l’Otan) sont là-bas, ostensiblement, afin d’écraser les Talibans. Et que voit-on : les principaux leaders politiques afghans, qui débattent entre eux de la manière de trouver un arrangement politique avec ces « satanés » Talibans ! Il y a là une sérieuse disjonction dans la manière d’appréhender les réalités, ou tout au moins dans les objectifs politiques…
Les sondages d’opinion – pour ce qu’ils valent – montrent que la majorité des Afghans veulent que les forces de l’Otan quittent leur pays et que la majorité des électeurs américains veulent exactement la même chose. Maintenant, projetez-vous en janvier 2010, au moment où les Irakiens voteront la mise des troupes américaines à la porte de l’Irak. Rappelez-vous qu’avant l’arrivée au pouvoir des Talibans, l’Afghanistan était en proie à des combats féroces et impitoyables entre des seigneurs de la guerre concurrents, chacun ayant une base ethnique différente, pour le contrôle du pays.
De fait, les Etats-Unis avaient été soulagés, quand les Talibans, bénéficiant du soutien du Pakistan, avaient pris le pouvoir en Afghanistan. Enfin : l’ordre ! Mais un petit problème surgit : les Talibans ne plaisantaient pas, en matière de sharî‘ah (législation islamique, ndt) et ils voyaient d’un bon œil l’émergence d’Al-Qaida. Si bien qu’après les attentats du 11 septembre (2001), les Etats-Unis, avec l’approbation des pays d’Europe de l’Ouest et avec le soutien de sanctions décidées par l’Onu, envahirent ce pays. Les Talibans furent alors écartés du pouvoir – mais (nous le constatons), ô, pas pour très longtemps…
Que risque-t-il de se passer désormais ? Les Afghans vont probablement renouer avec leurs sales guerres interethniques incessantes entre seigneurs de la guerre, les Talibans n’étant qu’une faction de plus, parmi d’autres. La tolérance de l’opinion publique américaine vis-à-vis de ce conflit finira alors de s’évaporer. Toutes les factions intestines, et plusieurs pays voisins (Russie, Iran, Inde et Pakistan) n’auront plus qu’à se faire la guerre entre eux pour récupérer les morceaux.
L’on passera, ensuite, à la phase III – le Pakistan. Le Pakistan est un autre pays à la situation passablement compliquée. Mais aucun des acteurs, dans ce pays, ne fait confiance aux Etats-Unis. Et les sondages d’opinion montrent que le peuple pakistanais pense que le plus grand danger qui pèse sur son pays est précisément les Etats-Unis et ce, à une majorité écrasante. L’ennemi traditionnel, l’Inde, arrive très loin derrière les Etats-Unis, dans ces sondages sur le pire ennemi du Pakistan. Quand l’Afghanistan se sera désintégré et qu’il sera en proie à une guerre civile totale, l’armée pakistanaise sera fort occupée à soutenir les… Talibans. Or les Pakistanais peuvent difficilement soutenir les Talibans en Afghanistan tout en les combattant chez eux, au Pakistan ? Ils ne pourront pas accepter encore très longtemps ces bombardements au Pakistan par des drones américains.
Puis ce sera la phase IV de l’ouragan de flammes : Israël/Palestine. Le monde arabe assistera à l’effondrement des projets américains en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. Le projet américain en Israël/Palestine consiste en un accord de paix entre Israéliens et Palestiniens. Les Israéliens ne bougeront pas d’un pouce. Mais les Palestiniens, ni maintenant, ni, surtout, durant la suite de l’ouragan de feu, ne bougeront pas d’un pouce, eux non plus. Une des conséquences, ce sera une pression énorme que mettront les autres pays arabes sur le Fatah et sur le Hamas pour leur enjoindre de fusionner leurs forces. Cela se fera sur le cadavre d’Abbas – et cela risque fort d’être au sens concret de cette expression.
C’est tout le programme d’Obama qui sera parti en flammes. Et les Républicains danseront autour du feu de joie. Ils appelleront « trahison » la défaite des Etats-Unis au Moyen-Orient, et il est évident que beaucoup de gens, aujourd’hui, sont réceptifs à une telle propagande, aux Etats-Unis.
L’on peut anticiper un incendie de forêt dévastateur, et faire quelque chose d’utile à ce sujet. Mais on peut aussi y laisser sa peau.
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