Cette crise qui nous ronge II

Publié le par Mahi Ahmed

Le texte qui suit est extraits d’une contribution publiée dans le Quotidien d’Oran en 2003 portant le titre « Cette crise qui nous ronge ».

(II)

 

DE QUELQUES RÉFLÉXIONS SUR LES MUTATIONS EN COURS DANS NOTRE SOCIÉTÉ 

 

Par Mahi Ahmed

Les algériens qui forment actuellement les immenses bataillons de chômeurs , ceux qui sortent, aujourd'hui, avec leurs diplômes des universités  ou des instituts et centres de formation professionnelle en trouvant, devant eux des perspectives bloquées ou ceux qui animent le marché informel ,si florissant et combien destructeur , au service de magnats de la corruption et de la rapine ,  n'avaient pas, pour la plupart d'entre eux , plus de quinze ans en 1990 lorsque l'islamisme politique algérien et international a montré ses griffes meurtrières  en se lançant à l'assaut de la république pour la remplacer par une théocratie anachronique. Notre République était loin de présenter toutes les caractéristiques et tous les insignes d'une véritable république du fait d'une évolution historique particulière à notre pays , de facteurs lourds qui ont marqué le développement de notre mouvement national et du système de pouvoir autoritaire et populiste qui s'est imposé depuis l'indépendance. Pourtant cette jeunesse entre 15 et 35 ans qui fait presque 40 % de notre population et qui  représente, en principe , la colonne vertébrale de notre société , a été livrée à elle-même et s'est trouvée durement confrontée à une réalité nationale marquée : 

Ø  par la barbarie sanguinaire du terrorisme islamiste , plongeant le pays dans l'insécurité et l'instabilité, 

Ø  par l'idéologisation et la politisation de l'islam par des forces politiques obscurantistes et intégristes cherchant à bloquer tout élan ,particulièrement dans la jeunesse , vers la rationalité ,le progrès et la modernité , 

Ø  par le blocage continu d'un Etat et d'un système de pouvoir arrivées aux limites de leurs capacités face aux évolutions complexes des radicalités sociales et politiques de même que de l'environnement international transformé radicalement par la fin de la confrontation des blocs et par les dynamiques de la mondialisation néo-libérale, 

Ø  par un système économique national bloqué, improductif ,  excessivement endetté , inadapté aux exigences et défis des besoins sociaux et des marchés en dépit des multiples actions de réformes et de restructurations ou des fortes injections financières de l'Etat visant la promotion de l'investissement privé local et étranger de même que la création d'entreprises dans les secteurs de l'industrie , de l'agriculture ou des services . 

Ø  par une croissance insupportable du chômage , de la pauvreté et de la cherté de la vie  , de l'émigration massive des jeunes et des cadres nationaux , des pandémies , de l'économie informelle enfantant de véritables mafias et nourrissant la corruption à large échelle, etc. , 

Ø  par un isolement international du pays, très coûteux et humiliant, imposé par les nouvelles stratégies des pays développés dominants qui n'ont pas pardonné à l'Algérie son militantisme tiers-mondiste et sa politique révolutionnaire et qui cherchent à faire soumettre ce pays rebelle et à le faire rentrer dans les processus de recomposition  et de stabilisation géostratégiques envisagés pour la région du Sud de la Méditerranée. L'organisation délibérée d'un tel isolement est argumentée par   la gravité de l'insécurité et de l'instabilité dans le pays. Les causes de ses dernières sont mises sur le compte du pouvoir et singulièrement de son cerveau et de sa colonne vertébrale que sont l'ANP et les services qui s'y rattachent. Le « qui tue qui » claironné continuellement par toutes les catégories des médias lourds de ses pays et par leurs « experts » de service , entend légitimer , en quelque sorte , la barbarie terroriste de l'intégrisme islamiste , aggraver les processus de déstabilisation en accentuant les pressions sur les axes économiques ,sociaux ,culturels et des relations internationales. 

Ø    par un bouillonnement sourd qui prend souvent des formes diverses et parfois aiguёs de confrontation autour des rapports sociaux , familiaux , culturelles et politiques . Un tel bouillonnement reflète les processus complexes qui travaillent en profondeur la société , qui posent , en termes nouveaux chez nous , la problématique de la liberté individuelle et collective et de la démocratie . Ces processus mus  et accélérés par la contradiction ( s'aiguisant avec le développement des facteurs de modernisation de nôtre pays ) entre d'un côté les aspirations de  couches sociales de plus en plus larges à la tolérance , à l'ouverture , à un mode de vie moderne et de l'autre côté la résistance des forces sociales et politiques encore fortement tirées par l'archaïsme et l'obscurantisme ou influencées par l'islamisme politique. 

Ø  Par l'existence ,d'une part ,  d'une classe politique officielle ,en grande partie administrativement créée  , aux ordres et corrompue, sans rapport avec la réalité sociale ,  imposée et modulée, quant aux fonctions  revenant à ses différentes composantes,  au gré des conjonctures et de l'évolution des rapports de forces par le système de pouvoir en place et d'autre part d'une société civile et de diverses forces politiques démocratiques et de progrès social naissantes et faisant face à la fois à la violence de l'intégrisme islamiste et au blocage de leurs activités , de leurs initiatives unitaires , de leur élan visant la rencontre avec la société par les appareils répressifs du pouvoir. 

Une telle évolution des réalités de notre pays ,brièvement décrites, ne peut qu'aiguiser les interrogations de même que les processus de maturation de notre jeunesse .Celle-ci, dans son écrasante majorité , n'a  pas , malgré le blocage multidimensionnel auquel elle devait et doit encore quotidiennement faire face , sombrer et n'a pas suivi les appels des intégristes islamistes et de leurs organisations, dissoutes , semi-légales ou légales , de recourir à l'islamisme , au terrorisme et à la violence pour se libérer de la situation  imposée par le système dirigeant. Bien au contraire , elle a su , avec ses moyens propres et surtout avec la force de l'expérience vécue , opposer à la barbarie du terrorisme islamiste une résistance multiforme , à la fois active et passive .Elle a su aussi  indiquer aux tenants du pouvoir qu'elle était en mesure de percevoir et de comprendre dans leurs profondeurs les problématiques que posait la crise qui ronge notre pays comme celles : 

Ø  de la nature de l'Etat , 

Ø  de la liberté et de la démocratie , 

Ø  du développement économique et social dans un monde subissant les assauts d'une mondialisation débridée , de la culture qui fortifie les identités par le savoir et la science et les inscrit dans les mouvements du progrès et de l'universalité. 

Elle a montré et montre toujours, de diverses manières, la force de ses aspirations à appartenir à  une Algérie qui donne ,dans la pratique , leurs sens profonds aux concepts de libération nationale ,de progrès , de justice sociale , de modernité et à la construction de laquelle elle veut contribuer avec toutes ses forces .Son patriotisme trouve, sans nul doute , ses racines dans l'œuvre colossale réalisée par le mouvement national algérien tout au long de son histoire séculaire et plus particulièrement par les générations qui ont enfanté le 1er Novembre 1954. Mais ce patriotisme, exprimé dans l'obscurité d'une crise historique qui ne finit pas et qui ravage la nation , est moderne parce qu'il est justement rattaché à la sauvegarde de la nation par la nécessité de refonder l'Etat dans un sens réellement républicain et démocratique. 

Ces mutations ,ces aspirations et ce patriotisme de notre jeunesse n'ont pas encore trouvé les cadres et les formes d'organisations en mesure de les prendre en charge et de les faire peser dans les confrontations en cours . Mais ils se reflètent et prennent ,malgré les apparences , des contours divers dans le quotidien au niveau de rapports familiaux contrariés , du rapport au travail et des relations de travail  (dans les villes ou dans les campagnes) , des écoles et des universités. Ils se reflètent aussi dans la vie et l'expression culturelles , dans les activités sociales et civiques etc. Ils se trouvent cependant dans une phase de formation qui requiert une action vigoureuse ,claire dans ses objectifs et portée par une vision stratégique, des facteurs nécessaires à la consolidation et à l'élargissement de son affirmation et qui sont liés aux problématiques que pose notre crise.  

Notre jeunesse a  montré toutes les énergies et les potentialités qu'elle recèle dans les épreuves multiples vécues par notre peuple . Son engagement spontané et massif a été exemplaire lors des catastrophes naturelles provoquées par les inondations ou les séismes. Elle a signifié ,dans l'engagement , sa maturité et son  niveau de conscience par les actions politiques , sociales ou culturelles qu'elle initie : 

  

Ø  pour le développement du mouvement associatif, 

Ø  autour de l'exercice démocratique, des droits de l'homme ,du code de la famille ,de la liberté d'expression et des droits des journalistes , de la liberté et des droits syndicaux etc. 

Ø   pour soutenir et s'engager dans des mouvements de masse à caractère démocratique comme en Kabylie ,   comme celui des journalistes ou comme  les grèves  des enseignants , des cheminots etc. 

  

La jeunesse , dans toute  société ,veut forcer le temps parce qu'elle cherche son affirmation et rêve de son avenir. Elle ouvre ses yeux  et tous ses sens sur la vie, capte, avec toute son innocence et sa naïveté , les réalités en mouvement et cherche ,de manière différenciée, à les comprendre. Elle se rebelle tout naturellement contre les tares et les contradictions criardes  qui marquent le présent de même que le passé , proche ou lointain. 

La jeunesse est le maillon le plus précieux qui assure, en la marquant de ses propres empreintes, la continuité ,voire la pérennité d'une société (ou d'une nation) . De la manière dont elle sera préparée ,dans la conscience et non dans la contrainte , à prendre le témoin , dépendra la réussite et la performance du relais de l'histoire. 

Lorsque l'hégémonisme , le populisme et l'obscurantisme,  s'emparent du pouvoir ou  l'influencent, marginalisent la jeunesse ,  méprisent le potentiel d'énergie et d'intelligence qu'elle recèle , répriment ou  cherchent à instrumenter ses élans , c'est le retard historique qu'ils produisent. Ce dernier sera encore plus grave et durable si les forces sociales et politiques porteuses de la démocratie , du progrès et de la justice sociale ne renforcent pas leur unité d'action et leurs capacités de mobilisation pour  ouvrir à cette jeunesse des voies qui développent son expérience, aiguisent sa conscience et donnent un sens à son action pour forger son devenir. 

Les algériennes et les algériens qui ont moins de 50 ans aujourd'hui, représentent plus de 80% de notre population. Ils n'ont connu directement ni les affres de la colonisation , ni les processus de formation et les luttes sévères du mouvement national , ni la guerre de libération nationale ,son héroïsme et  son impact sur l'évolution historique de notre pays . Ils sont  les purs produits de l'Algérie indépendante .Ils forment surtout la nouvelle société algérienne , une société qui porte les lourdes marques de la nature du pouvoir mis en place et des orientations qui ont présidé à la construction de l' Etat et des choix de développement économique , social et culturel. C'est une société dominée par un système de pouvoir de nature autoritaire, désarticulée et sans perspectives, où ont émergé à la surface sous des formes et avec des intensités diverses , particulièrement au cours de ces quarante années d'indépendance, d'importants facteurs de déstabilisation tirant vers l'arrière , faute de pratique démocratique , d'orientations et de solutions adéquates. L'absence d'une prise en charge déterminée et unitaire de ces facteurs met sérieusement en danger la nation. De tels facteurs se rapportent notamment : 

  

a)      à la nature de l'Etat et du système de pouvoir ainsi qu'à la place et à la fonction de l'ANP , 

b)       aux choix  du modèle de développement ,à la structure sociale et au rapports sociaux , 

c)      aux problèmes de la culture et de l'identité nationales , 

d)     au statut de la religion, 

e)      au traitement de notre histoire 

  

L'aiguisement objectif ou délibérément négatif de ces facteurs leur donne souvent des formes qui aggravent les tensions, déjà insupportables, et qui détournent des nécessités historiques pour dépasser et sortir valablement de notre crise , faire recouvrer à notre pays la stabilité dynamique et la sécurité dont il a tant besoin pour avancer. Les générations qui ont vécu l'oppression coloniale et surtout celles qui ont participé  à la guerre de libération   et à l'édification nationale après l'indépendance se réduisent en nombre de jour en jour. La plupart des femmes et des hommes qui les composent et qui n'ont pas fait un commerce de leur engagement, observent, avec des sentiments et des convictions contrariés , la nouvelle société algérienne qui  émerge . Les dures réalités de notre crise les mettent à  rude épreuve. Ils ne peuvent pas étouffer leur fierté d'avoir contribué à arracher l'indépendance et de vivre une Algérie, comme Etat et Nation , qui cherche sa voie et ses marques ,au gré de l'évolution historique tortueuse et des conjonctures complexes. Il ne peuvent aussi ne pas percevoir et comprendre la profondeur du fossé qui sépare les aspirations qui ont porté leur engagement révolutionnaire des réalités de l'Algérie d'aujourd'hui. Beaucoup d'entre eux se sentent interpellés. Leur souffle patriotique et militant a été broyé ,au cours de ces décennies d'indépendance par les coups insidieux d'un système de pouvoir autoritaire , hégémonique et foncièrement populiste. Ils sont , à des degrés divers , préoccupés par  la situation précaire et par l'état de désorientation des générations de l'indépendance. Certains d'entre eux interviennent de plus en plus activement : 

Ø  pour apporter leurs contributions à la clarification ,à l'écriture et surtout à la transmission de notre histoire moderne en donnant tout leurs sens aux concepts de patriotisme et de citoyenneté, 

Ø  pour participer aux débats et aux luttes qui se développent autour de notre crise et des voies pour en sortir en refondant un Etat réellement républicain et démocratique, 

Ø  pour tisser les indispensables jonctions avec les jeunes générations autour des valeurs qui renforcent la nation et l'identité nationale en les inscrivant dans le temps , qui fortifient la liberté et la conscience, qui développent et déploient la démocratie , qui multiplient et accélèrent le savoir et la science ,qui favorisent le progrès et font reculer l'archaïsme. 

 

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