Patrimoine immatériel : Polémique algéro-marocaine ?La bataille du raï

Publié le par Mahi Ahmed

Patrimoine immatériel : Polémique algéro-marocaine ?La bataille du raï

Patrimoine immatériel : Polémique algéro-marocaine ?La bataille du raï

le 24.09.16

Août 2015 : le président de l’association organisatrice du Festival de raï d’Oujda déclare qu’il a formulé une demande pour inscrire le raï au patrimoine mondial en tant que «chant populaire marocain». Mais l’Etat marocain, seul habilité à le faire, n’a pas déposé de dossier auprès de l’Unesco.

Août 2016 : Azzedine Mihoubi, ministre de la Culture, annonce que l’Algérie a engagé une démarche d’inscription de ce genre musical. Réactions «indignées» au Maroc où l’effet médiatique, notamment sur les réseaux sociaux, est instantané. Beaucoup d’encre et de salive ont coulé, enfourchant l’approximation et l’équivoque pour ramener la question à la sempiternelle querelle politico-diplomatique algéro-marocaine. Pour démêler l’écheveau, hors des passions et des généralités, retour sur un genre.

De quoi est-il précisément question ? Le recadrage, c’est Slimane Hachi qui le fournit. Il est le directeur du CNERPAH (Centre national d’études et de recherches en anthropologie et histoire), l’institution qui a ficelé le dossier présenté à l’Unesco : «Inscrire un patrimoine immatériel auprès de l’Unesco est plus compliqué qu’on ne le croit. Ce n’est pas un dossier administratif qu’on dépose mais un travail d’expertise. Ce sont des experts qui le font sur la base d’éléments vérifiables, en particulier l’historicité, c’est-à-dire que le patrimoine en question a été transmis de génération en génération au sein d’une communauté donnée.

Ensuite, et au final, ce sont des experts de l’Unesco qui évaluent le dossier.» Sur la question de savoir de quel raï il s’agit (le raï trab ou le raï moderne) dans le dossier déposé, Hachi nous renvoie à l’article 2 de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003, ce qui exclut le raï du show-biz au profit des pratiques authentiques du raï par la communauté qui l’a en héritage. Question subsidiaire en rapport au reproche fait à l’Algérie d’accaparer la paternité du couscous ? Là aussi, Hachi appelle à garder raison : «C’est effectivement un dossier en cours de constitution mais il sera maghrébin parce qu’il s’agit d’un patrimoine partagé. D’ailleurs, nous sommes en discussion là-dessus depuis des années avec les pays du Maghreb.»

- Avanies et paradoxes Boumediène Lechlech, musicologue, spécialiste du bédoui et du raï, avoue être indisposé par la querelle médiatique et la tournure de l’affaire. Même sentiment chez Hadj Miliani, autre spécialiste et président du Festival national du raï lorsque celui-ci était domicilié à Oran. Il relève : «La demande de l’Algérie est fondée quand elle propose de protéger et préserver dans le raï la part la moins commerciale, le raï étant malheureusement un terme générique et polysémique, y compris quand il s’agit d’en retracer la genèse. La nécessité est évidemment politique».

Ceci étant, et pour l’avoir vécu de l’intérieur, il relève le paradoxe d’un raï qui a connu «des avanies multiples du fait même des institutions, des collectivités locales, des intellectuels et des médias. Adoubé par un festival en 1985 à Oran, répudié l’année suivante, le colonel Snouci à Riadh El Feth a tenté par la suite d’en faire le fer de lance d’une opération de communication corporate de l’Etat algérien axée sur la jeunesse.

En 1991, le festival est réapproprié par une association oranaise (APICO) désireuse de reprendre les concerts et galas interdits par l’APC FIS d’Oran. C’est sous la protection de l’armée que se déroule sa première édition au Palais des sports. Les suivantes se tiendront avec la bénédiction des services de sécurité contre les menaces et exactions des terroristes.

Le festival s’impose alors comme scène incontournable de la chanson raï. En 2006, il est institutionnalisé par le ministère de la Culture. Cependant, les notables et les autorités locales font pression auprès du ministère pour sa délocalisation et son remplacement par un festival local et tranquille, celui de la chanson oranaise. Sidi Bel Abbès en a hérité depuis 2008 mais il n’a fait que maintenir une présence sans développer une attractivité forte. Cette année, il a failli disparaître.»

- Le tien du mien Le professeur Miliani estime que le problème de la paternité est biaisé : «Le raï que tout le monde connaît est celui de la fin des années 1970, d’abord appelé pop-ray puis raï. Il a trois composantes : des rythmes, des voix et des paroles et il est électrifié. Ses interprètes sont de Témouchent, Bel Abbès, Tiaret, Saïda, Chlef, Mascara, Mostaganem, Maghnia, Sougueur, Tlemcen et Oran. Leur espace de prestation et d’enregistrement est principalement Oran (cabarets et studios). Des textes ont circulé, comme les chanteurs et les mélodies entre Oran et Oujda.

Milouda’et Koutché ont été chantées dans les années 1950 au Maroc et reprises par Bouteldja au début des années 1960. Mais finalement, ce qui mérite d’être protégé et sauvegardé, parce qu’ayant participé à ce qui est aujourd’hui un genre commercial, ce sont : les groupes féminins traditionnels de meddahate à travers leurs répertoires religieux et profanes et la personnalité de la cheïkha ; les pratiques de rencontres musicales taguesra, séances d’échanges dans le style bedoui où les musiciens faisaient preuve de leur prouesse (flûte et gallal) et les chioukh de leur répertoire ; la tebriha, joute dédicatoire d’improvisation poétique.»

La revendication marocaine n’étonne pas l’universitaire : «Depuis plus de trente ans, le Maroc essaie d’obtenir des soutiens internationaux pour vendre une de ses principales ressources économiques, le tourisme. Inscrire le maximum de productions immatérielles (de Djemaa El Fna jusqu’à l’arganier) est une manière de labelliser des produits attractifs pour les touristes. Depuis dix ans, le Festival du raï d’Oujda a boosté cette partie du Maroc oriental, parente pauvre du développement économique marocain et en a fait une destination touristique, faute des débouchés économiques plus forts qui viendraient de l’ouverture de la frontière avec l’Algérie.»

- Historicité et prétentions Sachant la centralité de l’historicité, la prétention marocaine quant à la paternité sur le raï devrait porter sur le raï trab, celui de la gasba et du galal, qui est la matrice du raï moderne. Pour argument, certaines voix au Maroc ont mis en exergue l’existence dans le raï d’un rythme, le regada, qui serait marocain. Boumediène Lechlech indique : «Cela est une polémique qui date de la chanson Didi de Khaled, sortie en 1992. Le regada, qui y est, est un héritage commun à l’Est marocain et à l’Ouest algérien. Cependant dans Didi, il n’y a pas que le regada mais une polyrythmie comme dans le raï trab. Par ailleurs, dans ce tube, ce qui y est de l’ordre du raï n’est pas dans la musique mais dans le chant.

Enfin, si l’on se réfère à Ahmed Aïdoun, musicologue marocain réputé pour son sérieux, dans son ouvrage sur la musique marocaine, il ne cite pas le raï. Par contre, il répertorie le gharnati exporté de longue date au Maroc par des expatriés tlemcéniens.» En ce sens, Lechlech note que l’Algérie, de par sa situation géographique, possède une très riche diversité musicale comprenant des genres ayant des prolongements dans les deux pays voisins mais aussi des genres spécifiques. Le raï en est un. A cet égard, de nombreux spécialistes le font remonter vers 1927 dans les plaines de l’Oranie, lorsqu’on fit appel au travail féminin salarié dans les vignobles, gros consommateurs de main-d’œuvre lors des vendanges.

C’est dire que le raï, chant féminin, est né, non pas dans une ville donnée mais dans le monde rural. On peut imaginer que des femmes livrées à la précarité, l’étrennèrent pour exprimer leurs peines et leurs joies fugaces, ce qui constituera d’ailleurs sa thématique. Il a émergé d’abord dans des guesra (veillées) des bivouacs d’été où campaient des milliers de saisonniers.

- Féminin pour masculin Ainsi, ce chant féminin s’est trouvé destiné à un public masculin, «l’aventure artistique» des femmes ayant été parrainées par des hommes, leurs gsasbia (flûtistes) et berrah (annonceurs) qui étaient généralement leurs compagnons dans la vie : «Ce raï conflictuel par rapport au bédoui, lui conservateur, s’est ensuite développé parallèlement à lui. On trouve ses traces dans la discographie de l’époque selon le répertoire de la musique arabe dressé par Lahbib Hachelaf. La lecture des titres de certaines chansons indiquent qu’elles sont manifestement de raï et pas d’un autre genre», remarque Lechlech.

Frayant avec le tabou et la paillardise dès son apparition, le raï se donne en marge des waada, à l’abri des oreilles chastes, sous une guitoune, contrairement à l’art des meddah qui se donne en halqa en plein air, à l’instar de celui des chioukh qui se produisent dans les cafés-concert. Parce qu’évoluant dans la marge, la chanteuse de raï porte une voilette pour ne pas être identifiée. Elle s’affuble également d’un pseudo et se donne pour origine une agglomération dont elle n’est pas.

«De la sorte, la question des auteures est épineuse, sachant que les vendanges attiraient les choualas (travailleurs-ses saisonniers-ères)) de toutes les régions comme de l’Est marocain.

On peut penser qu’il y ait eu quelques Marocaines à pousser la rengaine mais le répertoire des chikhate établi à partir des enregistrements connus depuis 1910 en 78 tours, s’il révèle par exemple une Reliziania ou une Abbassia, il ne recense aucune Ouajdia ou Berkania (Maroc).»

- Rural ou citadin ? Contrairement à ce que l’on croit communément, le raï n’est pas devenu citadin à l’orée de l’indépendance nationale. Il l’aurait été dès les origines avec les meddahate qui entonnaient le medh (chant religieux), d’où leur nom, avant d’entamer le chant profane : «Dans la discographie existante, on découvre le raï des meddahate également apparues au début du XXe siècle.

C’étaient des orchestres à l’adresse d’un public exclusivement féminin lors des fêtes familiales (mahdar), comme les cérémonies de mariage ou de baptême, cela contrairement au raï rural dédié aux hommes. Ils se sont constitués sur le modèle des fkirate et msamaâte qui, elles, chantaient un dérivé de l’andalou après une première partie en medh», signale Lechlech. Y a-t-il une différence entre ces raï citadin et rural ?

«Outre le haouzi, le raï des meddahate a emprunté à la musique turque. Par ailleurs, il a pris des fkirate et msamaâte les instruments tels que la tbila et le rbab (en fait le violon alto).» Qui est antérieur, le raï trab ou le raï des meddahates ? «De mon point de vue, cela reste un sujet de recherche à réaliser sur une base musicologique. Néanmoins, en bonne logique, le raï trab est antérieur au raï des méddahate. Il n’empêche que cela demeure une spéculation, une hypothèse, parce qu’il faut des sources sonores originales pour trancher valablement sur ce point.»

- Raï et amazighité Enfin, ils ne sont pas peu nombreux ceux qui confondent entre bedoui wahrani et raï trab qui, tous deux, s’exécutent avec les mêmes instruments mais aussi parce que le raï s’est «masculinisé», des chioukh l’ayant entonné après la Seconde Guerre mondiale. La différence est pourtant fondamentale : le raï ne s’appuie pas sur la poésie.

Il se caractérise aussi par l’improvisation et les onomatopées évocatrices à la place des mots qui surgissent parfois en fonction de l’état d’âme de l’artiste. «Du point de vue mélodique, les airs du raï sont des airs berbères. Ils ne correspondent pas aux maqams arabes. Ils se rapprochent du folklore des régions amazighophones et des airs mélodiques des bergers, ceux du pâtre numide de l’Oranie antique, des airs que les chikhate ont fait évoluer. A cet égard Samahni ya lcommandar, de Rimiti est illustratif», soutient Boumediène Lechlech. «Le raï diffère encore du bedoui par l’origine. Comme son nom l’indique, le bedoui est d’origine bédouine.

Ses racines se situent au moins au XIIe siècle, suite à la vague migratoire des tribus Banû Hilal, Banû Souleim et Banû Mâqil vers le Maghreb. Leurs mélopées ont été reprises sur des instruments ruraux ancestraux locaux comme la guesba et le guellal, sans lien comme pour le raï trab avec la danse. Enfin, il se caractérise par une sobriété musicale et instrumentale qui met en exergue la grande richesse littéraire du poème chanté, se contentant de trois mouvements successifs et progressifs.»

- Au bout du compte ? Il est bien établi que le raï est né en Algérie où son historicité ne fait pas défaut. La question de sa paternité, qui a enflammé les réseaux sociaux, est donc un faux problème. Mais il faut reconnaître qu’Oujda a bien servi ce genre musical en lui donnant une rentabilité aussi bien culturelle qu’économique quand, dans notre pays, il est demeuré souvent en marge, objet de querelles insipides et de préjugés d’ignorance sur sa valeur culturelle ancienne. La demande d’inscription par l’Algérie du raï sur la liste du patrimoine immatériel mondial représente donc un pas important. Mais c’est toute une vision qu’il faut remettre en cause.

Lundi dernier, à Sidi Bel Abbès, le ministre de la Culture a annoncé que le Festival du raï y sera maintenu et que la manifestation bénéficie du soutien public. N’est-il pas indécent qu’un festival national dédié à ce genre, parfaitement rentable comme l’a montré Oujda, vive des deniers publics au point que lorsque ceux-ci viennent à manquer, cette manifestation soit menacée d’existence ? i

Mohamed Kali

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