«Il faudrait réfléchir à une refonte complète de la politique de recherche»

Publié le par Mahi Ahmed

Le Pr Ahmed Djebbar dans un interview exclusif à la Tribune

«Il faudrait réfléchir à une refonte complète de la politique de recherche»

14-04-2011

 

Entretien réalisée par
Madani Azzeddine

LA TRIBUNE : Vous êtes très connu au niveau international pour vos travaux de recherche sur l’histoire des sciences. Quelle est votre contribution dans ce domaine ?
Pr Ahmed Djebbar :
Ma contribution essentielle a consisté à exhumer et à analyser un certain nombre d’ouvrages mathématiques produits en Andalousie ou au Maghreb. Ces ouvrages, considérés pendant longtemps comme perdus, ont permis, après analyse de leur contenu, de réécrire certains chapitres de l’histoire des activités scientifiques dans ces deux régions de l’empire musulman.
J’ai également contribué à former, dans le domaine de l’histoire des sciences, un certain nombre de chercheurs de différents pays (Algérie, France, Maroc, Tunisie, Iran).J’ai, enfin, publié des ouvrages et des articles pour contribuer à informer les lecteurs sur une partie de leur histoire et à diffuser une culture scientifique en relation avec le patrimoine de la civilisation arabo-musulmane.

D’après vous, quelle est la branche des mathématiques qui a eu un apport très important dans le développement des pays et en particulier celui des pays sous-développés ?
Toutes les branches des mathématiques ont joué un rôle dans le développement des sociétés même si l’impact des mathématiques appliquées est souvent plus visible que celui des mathématiques théoriques. Aujourd’hui, c’est la recherche opérationnelle, l’informatique et les mathématiques financières qui sont les domaines les plus visibles. Mais ils n’auraient pas pu se développer sans le développement de disciplines théoriques, comme l’analyse fonctionnelle, l’algorithmique, les statistiques, la probabilité et d’autres branches moins connues.Dans le passé, c’est l’algèbre et la trigonométrie qui se sont le plus développées dans le cadre de la civilisation arabo-musulmane parce qu’elles répondaient à des besoins exprimés, en particulier, par les astronomes. Or, l’astronomie était la locomotive des sciences dans cette civilisation.

Vous venez d’animer une conférence sur l’histoire des sciences à Aïn Defla. Est-ce que vous comptez en présenter d’autres en Algérie ?
Je donne régulièrement des conférences en Algérie. De nombreuses universités de mon pays m’ont déjà invité pour présenter certains aspects de mes travaux ou pour exposer les derniers résultats de la recherche en histoire des sciences. Je suis également invité par des associations qui jouent un rôle de plus en plus important dans la diffusion de la culture scientifique et dans la connaissance de l’histoire culturelle et scientifique du Maghreb.

Après des années d’enseignement et de recherche scientifique en dehors de l’Algérie, comment évaluez-vous les capacités du chercheur algérien établi à l’étranger ?
Au niveau individuel, le chercheur algérien, qui est établi à l’étranger, a pu le faire grâce à ses compétences. Son niveau et ses aptitudes correspondent à la demande locale. Il n’est donc pas recruté pour ses beaux yeux ou pour ses relations personnelles. Il n’est donc pas étonnant qu’on trouve dans des laboratoires ou des universités d’Europe ou d’Amérique des chercheurs algériens de niveau international. Du temps où j’avais la responsabilité du ministère de la Recherche, j’avais tenté de lancer une opération de sensibilisation de ces chercheurs à l’étranger pour les intégrer, d’une manière ou d’une autre, dans un programme de valorisation de leurs compétences au profit des institutions de recherche de notre pays. Je me suis heurté à la bureaucratie et, surtout, à l’aspect financier de l’opération. A cette époque, le pétrole était à huit dollars le baril. Cela signifie que l’Etat n’avait même pas les moyens d’assurer à la population ce qu’on appelle «les importations stratégiques» (blé, lait, médicaments…). Il n’était donc pas possible de financer un projet aussi coûteux qui consistait à créer les conditions durables d’une participation pérenne de nos compétences à la redynamisation de la recherche nationale.

Comment, d’après vous, pourrait être la participation d’un chercheur algérien dans le développement de son pays ?
Il y a plusieurs scénarios qui peuvent être mis en œuvre parallèlement, à condition qu’ils soient pilotés par une institution disposant de l’autonomie financière (avec contrôle a posteriori) et d’une complète indépendance vis-à-vis des ministères de l’Enseignement et de la Recherche. Cette institution, qui pourrait être sous la tutelle de la présidence de la République, fonctionnerait comme une agence nationale pour la valorisation de la recherche. Elle aurait pour tâche de définir une politique de prospection, d’évaluation, d’accompagnement des compétences nationales à l’étranger dans le but de les impliquer, sous différentes formes (à définir avec les intéressés et leurs collègues de même spécialité activant sur le territoire national), dans les activités de formation, de recherche et de publication.

Ahmed Djebbar est connu aussi pour sa carrière politique. Comment avez-vous intégré ce domaine ?
J’ai commencé par militer durant toute la décennie 70, dans le PRS, le parti que dirigeait le président Mohamed Boudiaf. Après la cessation des activités de ce parti, au début des années 80, j’ai gardé un contact personnel avec Boudiaf. Je le rencontrais à l’occasion de mes déplacements au Maroc, en tant qu’universitaire et chercheur, pour y donner des cours ou des conférences sur l’histoire des mathématiques. Après sa nomination, le 14 janvier 1992, comme président du Haut Comité d’Etat, il a souhaité prendre, comme premiers conseillers, d’anciens militants du parti qu’il avait dirigé. J’étais parmi ceux qu’il avait choisis. J’ai commencé mon travail de conseiller le 18 janvier 1992. J’étais chargé de l’éducation, de la culture et de la communication. J’ai exercé cette tâche jusqu’au 29 juin 1992, jour de l’assassinat du président Boudiaf, à Annaba.

Vous étiez conseiller auprès de la présidence de la République algérienne pour l’éducation, la culture et la communication en 1992. Comment évaluez-vous la stratégie suivie durant cette période dans les secteurs cités ?
Il n’y avait pas encore de stratégie élaborée mais des analyses et des orientations qui étaient exprimées par des mots d’ordre du président Boudiaf, avec un début de concrétisation de ces orientations par des mesures ponctuelles. Pour prendre l’exemple du secteur éducatif, le Président l’avait qualifié de sinistré, pour de bonnes raisons, bien sûr, et il avait esquissé des pistes pour la rénovation de ce secteur.

Est-ce qu’il y avait une vision claire pour développer ces secteurs ?
Dans le domaine de l’éducation, il s’était montré très préoccupé par la situation de la langue nationale pour laquelle il souhaitait prendre des mesures afin d’améliorer les capacités des enseignants et d’élever leur niveau culturel. Pour les langues étrangères, il souhaitait une réforme profonde pour développer leur enseignement. En ce qui concerne la langue amazigh, il avait chargé deux de ses conseillers de prendre les contacts nécessaires et de réunir les différentes associations de défense de la langue amazigh pour s’informer et engager une réflexion sur la question. Et c’est ce qui a été fait.Au niveau de la communication, le président Boudiaf nous a encouragés à développer les contacts avec la presse indépendante parce qu’il considérait qu’elle était plus proche des préoccupations des citoyens et qu’elle était plus apte à jouer un rôle dans le processus de réformes qu’il souhaitait engager.

Avant la fin de l’année 1992, vous avez été nommé ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Comment avez-vous trouvé ces secteurs à votre prise de fonction ?
C’est sur la suggestion de M. Redha Malek que M. Belaïd Abdesselam m’a proposé le poste de ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, dans le gouvernement qu’il allait diriger. Je suis resté à la tête de ces ministères jusqu’au 16 avril 1994 puisque j’ai été reconduit dans les mêmes fonctions dans le gouvernement de M. Rédha Malek.Dès ma prise de fonction, j’ai commencé à prendre conscience des multiples blocages qui caractérisaient le système éducatif, de la faiblesse des moyens humains et matériels dans le secteur de la recherche, du cloisonnement presque total entre l’enseignement supérieur et le secteur de l’éducation. J’ai également trouvé un personnel très hétérogène. Une partie d’entre eux était constituée de fonctionnaires très compétents, travaillant à différents niveaux de responsabilité, tant dans les ministères que parmi le corps des enseignants des trois niveaux, primaire, secondaire et supérieur. Une autre partie avait des comportements auxquels je n’étais pas habitué. C’était bien des fonctionnaires au service de l’Etat. Mais, dans la pratique, ils n’appliquaient pas les instructions ministérielles lorsqu’ils jugeaient qu’elles ne correspondaient pas à leurs convictions politiques ou idéologiques.

Quelles sont les plus importantes réformes que vous avez engagées durant cette période ?
Dans le contexte de grande violence où la préoccupation des citoyens était d’abord de survivre, il fallait, en premier, résoudre, au quotidien, les problèmes qui risquaient de bloquer le fonctionnement des structures de l’éducation et de la formation. A vrai dire, ce n’était pas possible d’engager des réformes profondes. Mais il était possible de les préparer.J’étais même profondément convaincu, après six mois d’observation, de consultation et d’étude des dossiers, qu’une grande réforme était indispensable dans les trois secteurs. Vivement encouragé par le chef du gouvernement, j’ai alors consacré une partie de mon temps à réfléchir, avec certains de mes collaborateurs, au contenu de cette réforme. Parallèlement, j’ai pris quelques mesures pour une plus grande transparence dans l’évaluation des élèves au moment des examens de fin de cycle. J’ai conservé l’enseignement du français en 4e année du primaire et j’ai lancé une première expérience d’enseignement de l’anglais. J’ai, enfin, réintroduit l’histoire et les langues étrangères dans les épreuves du baccalauréat scientifique.

L’Université algérienne est encore à la recherche de l’amélioration et du développement. D’après vous, quelles sont les mesures à prendre pour atteindre cet objectif ?
La réponse à votre question n’est pas simple. Elle n’est pas courte non plus. Elle nécessiterait d’abord une analyse et un bilan de la première phase de l’Université algérienne, c’est-à-dire celle qui a précédé la réforme du LMD. (licence, master, doctorat). D’une manière générale, les décideurs de notre pays, dans leur grande majorité, n’ont pas la «culture du bilan».

Et pour le LMD, quelles solutions suggérez-vous pour qu’il arrive à remplacer le système classique ?
Le LMD a déjà remplacé le système classique. La question est de savoir s’il l’a bien remplacé. Et là, les avis sont pour le moins partagés. Pour ne pas donner l’impression au lecteur que les anciens ministres ne sont capables que de donner des leçons, je reviens à ma question du bilan et je suggère d’abord qu’on procède à une évaluation de l’expérience du LMD, mais par des personnes et des institutions qui ne sont pas impliquées dans la mise en application de cette réforme et selon des critères transparents.Pour prendre l’exemple du secteur qui me concerne, celui de l’histoire des sciences, j’avais suggéré d’organiser des assises nationales sur l’enseignement de cette discipline dans le cadre du LMD, puisque désormais, c’est une matière obligatoire en licence. Il faudra écouter les enseignants qui ont pris en charge cet enseignement, évaluer les moyens pédagogiques, matériels et financiers dont ils ont disposé pour préparer l’introduction puis pour enseigner cette nouvelle matière.

Ces dernières années, des démarches ont été engagées pour rendre plus efficace la recherche scientifique. D’après vous, quelles mesures pourront prendre les décideurs afin d’impliquer davantage cette recherche dans le processus de développement du pays ?
Des mesures positives ont été prises dans ce domaine. Il faudrait les prolonger par d’autres, en particulier celles qui permettraient une valorisation des compétences nationales qui sont à l’étranger. Parallèlement, il faudrait réfléchir à une refonte complète de la politique de recherche en sollicitant les avis incontournables des chercheurs eux-mêmes et des représentants du monde de l’économie parce que la recherche doit marcher sur deux jambes : une recherche dans des domaines théoriques et une autre dans les domaines appliqués.

Ahmed Djebbar sera-t-il toujours présent pour contribuer au développement de son pays ?
Oui. En fait, après l’épisode politique de la période du président Boudiaf, j’ai poursuivi ma contribution à travers les activités de recherche en formant une quinzaine d’étudiants qui ont obtenu ou qui vont bientôt obtenir un magistère ou un doctorat dans ma spécialité, l’histoire des mathématiques. Ma contribution se situe aussi au niveau de mes activités de diffusion des informations sur notre patrimoine scientifique, à travers des livres, des articles et de nombreuses conférences qui me sont demandées par des collègues universitaires et par des associations culturelles. Parallèlement à toutes ces activités, je n’ai jamais cessé d’être un observateur attentif de ce qui passe dans mon pays, à tous les niveaux.

Cela signifie-t-il que vous êtes disposé à revenir sur la scène politique ?
Oui, bien sûr, parce que je conçois l’activité politique comme un prolongement des activités citoyennes et non comme une promotion ou l’acquisition d’un titre.

En conclusion, qu’avez-vous à dire pour les lecteurs de la Tribune ?
D’abord, je les salue chaleureusement. Et vous me donnez l’occasion de remercier tous ceux parmi les lecteurs de la Tribune qui m’ont aidé, dans l’anonymat, lorsque j’avais la responsabilité de diriger les secteurs de l’éducation de l’enseignement supérieur et de la recherche de notre pays. Ils m’ont aidé sans me connaître parce qu’ils ont cru à un projet qui avait pour seule ambition de permettre à notre pays de sortir de ses multiples crises et de trouver la voie du véritable progrès, celui du développement social, économique et culturel. 

M. A

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Publié dans Economie et société

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