Transition démocratique et justice transitionnelle
ANALYSE :
Transition démocratique et justice transitionnelle
lundi 7 février 2011
Amna Guellali*
Analyste à la Cour Pénale Internationale*
La Tunisie vient de connaître un événement inouï dont les répercussions sur le système politique, les consciences et la vie quotidienne des gens sont incommensurables. L’aspiration du peuple à un changement radical de régime s’est articulée d’emblée et spontanément autour de valeurs communes : liberté, dignité et égalité des chances. Ces revendications révèlent la maturité d’un peuple qui n’a jamais été dupe de la falsification de la réalité opérée par le système de M. Ben Ali et qui a souffert dans sa chair et dans sa conscience des conséquences dramatiques du système autoritaire et cleptomane qui corrompt les âmes et pervertit la morale commune.
Cette maturité est l’une des plus belles conquêtes de la révolution tunisienne, car elle permet non seulement de secouer le joug de la dictature, mais aussi de sortir du double emprisonnement que le pouvoir ainsi que ses complices internes et externes avaient mis en place : emprisonnement dans les geôles réelles de la pensée unique, de la langue de bois qui anesthésie les consciences, mais emprisonnement aussi dans l’image préfabriquée que le système dictatorial engendre, celle d’un peuple immature qui n’est pas prêt pour la démocratie et qu’il faut maintenir sous stricte surveillance sous peine de le voir succomber à ses démons les plus sombres.
Cependant, pour que ces revendications qui émanent d’une aspiration universelle et intrinsèque au respect de sa personne et de ses droits, pour que cet appel ontologique et non négociable à la dignité et à la liberté puisse être traduit politiquement, il faut réfléchir au modèle de société que nous voulons construire et se rappeler également les expériences du passé révolutionnaire de certains peuples qui ont vu comme nous leur destin basculer à la faveur d’un renversement de régime. Comparer les modèles adoptés, tirer les enseignements de ces révolutions réussies ou avortées, c’est aussi conjurer le démon de la peur, rationaliser en quelque sorte un moment presque impensable et l’insérer dans une histoire humaine évolutive.
Une des questions centrales dans les expériences de transition démocratique est de savoir comment traiter ce passé de la dictature, comment juger les exactions et les nombreuses violations des droits de l’homme commises de manière systématique et organisée par un pouvoir liberticide, comment se pencher sur ce système abusif et verrouillée pour en démonter les mécanismes, traduire en justice ses plus hauts responsables et permettre aux autres de se racheter en intégrant le modèle démocratique.
Le vingtième siècle, qui a été si plein d’expériences tragiques, de conflits armés sanguinaires et de régimes totalitaires, nous a enseigné qu’une bonne transition démocratique est indissociable d’une réflexion sur le passé, à travers la mise en place de mécanismes de justice adaptés aux besoins de la transition et qui vont permettre à la société de sortir de la spirale de la vengeance, du ressentiment et de l’enfermement dans la rage engendrée par les frustrations accumulées ainsi que de dépasser le sentiment d’impunité qui est une des marques de la dictature. Nous devons réfléchir au modèle démocratique, c’est-à-dire au volet politique de la transition, mais également explorer son versant judiciaire, afin que la notion si importante de rendre des comptes ne se transforme pas en règlements de comptes, et que les appels à l’épuration, à la purge et à la dissolution de tout ce qui touchait de près ou de loin au système ne mènent pas à une dérive sectaire pire que celle dont nous nous sommes débarrassés.
En effet, d’anathème en anathème, nous risquons d’élargir le cercle des condamnés et se retrouver avec plus de têtes coupées (symboliquement s’entend) qu’il n’est acceptable pour une société pacifiée et réconciliée avec elle même. Dans ce cadre, la notion de responsabilité individuelle est fondamentale. Elle signifie que chacun doit rendre comptes pour ses propres actes et que la justice doit être calibrée selon la faute commise et non d’une manière sommaire et globalisante, dans le respect total des droits de l’accusé. Dans une dictature comme celle qui a été mise en place en Tunisie, des milliers d’individus ont potentiellement été impliqués dans la fabrication, la mise en place et l’exécution du système. Un modèle de justice qui aide à la réconciliation nationale ne doit pas les mettre tous dans le même sac. Il faut que chacun soit jugé pour ce qu’il a fait et non sommairement pour son appartenance au système.
Plusieurs sociétés qui ont vécu des expériences traumatisantes ont choisi de liquider le passé totalitaire ou despotique par la mise en place de mécanismes de justice transitionnelle, qui ont pris tout au long de la deuxième moitié du 20ème siècle plusieurs formes adaptées au contexte et aux paramètres de la transition. Cette justice transitionnelle ne vient pas se substituer à la justice traditionnelle mais la complète par une approche intégrative et holistique et compense les nombreuses défaillances des juridictions habituelles qui sont souvent mal outillées pour traiter de violations massives des droits de l’homme. Le trait commun de ces différentes expériences de justice transitionnelle est qu’elles combinent plusieurs dimensions telles que la justice pénale, la justice restauratrice à travers la compensation des victimes ; les enquêtes qui vont permettre de révéler la vérité sur les exactions passées ainsi que les procédures d’assainissement et de réforme des institutions de l’Etat. Le gouvernement de transition a déjà mis en place la Commission nationale d’établissement des faits sur les abus commis durant la dernière période. C’est un très grand pas en avant qui va permettre de dévoiler les circonstances de commission de tous ces crimes, ainsi que du plan concerté visiblement mis en place pour attaquer et terroriser la population civile. Des zones d’ombre subsistent encore quant au mandat et au mode de fonctionnement de la commission d’enquête ainsi que son interaction avec la justice tunisienne. Bien qu’elle représente un élément essentiel vers l’établissement de la vérité et le dévoilement des circonstances des crimes perpétrés contre les manifestants, elle ne doit pas être considérée comme un substitut à la justice.
Cependant d’autres crimes très graves ne sont pas couverts par ces mesures. Ils doivent trouver, dans le moyen ou long terme, un mécanisme adéquat permettant aux victimes et à la société toute entière de faire la lumière sur ces années de plomb pendant lesquelles le pouvoir s’est permis d’emprisonner et de torturer impunément des milliers de personnes en raison de leur appartenance politique. Ces pratiques, commencées dès les années 90 et qui se sont intensifiées après le 11 septembre 2001, sont documentées par les quelques rares organisations nationales qui osaient publier la vérité sur ce qui se passait en Tunisie. Le mécanisme à trouver doit être élaboré à partir de notre contexte national et des besoins de la société, ainsi que de la nécessité de bien calibrer l’exigence de justice, de vérité, de réparation et de réforme profonde du système judiciaire pour que la page du passé soit tournée de manière pacifiée en respectant la mémoire et la souffrance de toutes ces personnes marquées à vie par la machine totalitaire et qui ont parfois succombé sous son rouleau compresseur écrasant. Ces trois dimensions sont indissociables : punir les responsables individuels sans faire le lien avec la politique systématique de l’Etat peut mener vers une dérive répressive ou vers l’atomisation de la faute sur des centaines ou des milliers d’exécutants qui n’étaient qu’un rouage du système ; réparer sans identification des coupables et sans jugement peut-être interprété par les familles comme une tentative d’acheter leur silence à bas prix.
De même, une commission de vérité va permettre de donner une place fondamentale aux victimes. Le sort de chacun pourra se détacher par la parole, par le témoignage, sur le fond de cette destinée tragique collective. Les expériences menées dans le passé pourraient cependant servir d’inspiration, comme l’Instance équité et réconciliation au Maroc et tant d’autres. Celle du Maroc, mise en place en 2004 pour enquêter sur des violations graves des droits humains s’étalant sur 43 ans, avait pour mandat d’élucider les circonstances, la nature et l’ampleur de ces violations, de déterminer les responsabilités des organes de l’Etat, de donner des réparations matérielles ou symboliques, individuelles ou collectives, et d’aider à la réconciliation nationale. Une commission de ce type pourrait également identifier les personnes responsables et transférer les dossiers à la justice. Il s’agit là d’un travail de réappropriation de cette page sombre de l’histoire tunisienne, qui peut aider les personnes à dépasser leur statut de victimes et à la société de se regarder dans le miroir rétrospectif d’un passé monstrueux où son destin lui a échappé, moment important pour une reconstruction saine des nouvelles bases de la société.
La Tunisie, qui vient d’ouvrir avec cette révolution des perspectives nouvelles pour la région, pourrait également donner l’exemple en rejoignant des instituions internationales fondamentales pour la légalité internationale, telles que la Cour Pénale Internationale, fondée par le Statut de Rome en 1998. La participation des Etats arabes dans cette Cour a souvent été marginale, parce que les dirigeants de ces pays ont peur de cette institution qui dérange, puisqu’elle a instauré un mécanisme de justice qui pourrait mener à l’inculpation des plus hauts responsables d’un Etat, soupçonnés d’avoir commis des crimes graves tels que le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Souvent, les dirigeants arabes justifient leur refus de ratifier ce statut en agitant sciemment le spectre du néo-colonialisme ou de la violation de la souveraineté de l’Etat pour la discréditer et pour s’abriter derrière l’excuse trop facile et trop souvent brandie d’une supposée instrumentalisation des institutions internationales pour servir les intérêts de l’occident. La Tunisie a fait bouger les lignes de la dichotomie classique en vogue depuis trop longtemps d’un supposé choc des civilisations, qui donne une représentation binaire du monde, et enferme les sociétés et les communautés dans un modèle figé, présupposant l’existence d’essences fixes et solides, de nature culturelle et religieuse.
La révolution tunisienne a démontré que les valeurs revendiquées par les peuples du monde entier sont les mêmes, qu’elles ne sont pas l’apanage d’une culture ou d’une autre, mais émanent d’un besoin inhérent à l’être humain, celui de bénéficier de la liberté et d’une vie digne. Le besoin de justice fait partie de ces revendications exprimées par le peuple, trop souvent enfermé par ses dirigeants dans un discours cynique. En rejoignant la Cour Pénale, ce n’est pas seulement une institution internationale que la Tunisie rejoindrait, mais bien plus que cela : elle adhérerait à un système judiciaire et à sa philosophie sous-jacente, qui tend à la protection des droits de l’individu contre les politiques meurtrières et contre les abus commis par ses propres dirigeants.
L’une des avancées majeures de la justice pénale internationale est d’avoir mis l’individu au centre du système, d’avoir contribué au dépassement du concept de l’Etat en tant qu’entité morale compacte faisant écran entre l’individu et la communauté internationale. Il n’est pas non plus exclu que la Cour puisse dans le futur se saisir de ce cas, puisque la Tunisie peut choisir de ratifier le statut et de donner rétroactivement à la Cour compétence sur des crimes ayant été commis avant la ratification (mais pas avant l’entrée en vigueur du statut le 1er juillet 2002). La pratique systématique de la torture, les détentions arbitraires et les cas de disparitions forcées pourraient tomber sous le coup des crimes contre l’humanité, s’il est prouvé que ces actes font partie d’une attaque généralisée ou systématique contre la population civile et dans le cadre d’un plan de l’Etat.
De tels mécanismes sont importants à la fois symboliquement et juridiquement, pour que le cri « plus jamais ça » soit traduit concrètement dans l’action nationale et internationale du nouvel Etat tunisien.
Amna Guellali
Analyste à la Cour Pénale Internationale
http://attariq.org/spip.php?article1110