La double impasse soudanaise

Publié le par Mahi Ahmed

La double impasse soudanaise

Hocine Belalloufi

Lundi 18 Juillet 2011

 

Ciblé par les puissances impérialistes qui chassent désormais en meute en Asie et en Afrique, le Soudan vient d'être dépecé du quart de son territoire et de sa population. Mais la responsabilité première de cet éclatement, qui pourrait ne pas être le dernier, incombe en premier lieu au régime de Khartoum



 

A l'issue d'une colonisation britannique d'environ un demi-siècle, le Soudan disposait d'importants atouts pour se développer et assurer le bien-être de sa population. Traversée du Sud au Nord par le Nil Bleu et le Nil Blanc qui fusionnent à Khartoum pour gagner ensuite l'Egypte, la très grande plaine que constitue ce pays est encadrée, à l'Ouest et à l'Est, par des montagnes. Si le climat désertique qui règne au Nord tend à accroître la sécheresse, le pays n'en dispose pas moins de 840 000 km2 de terres cultivables dont seuls 20% sont exploitées à ce jour. L'agriculture occupe donc la première place dans l'économie locale.
Grand producteur de céréales (essentiellement le sorgho), le Soudan pourrait aisément devenir le "grenier à blé" de l'Afrique. Les cultures maraîchères occupent par ailleurs une place importante dans la vallée du Nil. Le coton constitue pour sa part le principal produit agricole d'exportation du pays. La culture du sésame y est également répandue alors que le Soudan s'avère être le second producteur d'arachide du continent. Il est en outre le premier producteur mondial de gomme arabique et le troisième producteur continental de sucre. Enfin, le pays est le septième producteur de dattes du monde, un fruit utilisé pour l'alimentation des populations et des animaux.
 
Un pays aux potentialités énormes

Le Soudan dispose par ailleurs du second cheptel du continent africain avec 38 millions de  bovins, 47 millions d'ovins, 42 millions de caprins et plus de 3 millions de chameaux.
Le Nil, les rivières, les retenues d'eau et autres lacs ainsi que les terres humides sont très poissonneux, en particulier dans le Sud du pays. Sa façade maritime s'étend sur près de 600 km (mer Rouge). La pêche en mer reste encore limitée, mais des Etats étrangers (Chine, Canada, Japon, Arabie Saoudite...) ainsi que le PNUD ont apporté une aide au développement de la pêche maritime et en eau douce.
Pays de mines d'or dans l'Antiquité, le Soudan n'exploite actuellement que quelques ressources minérales : or, crhomite, gypse... Depuis quelques années, il extrait du pétrole, les réserves du pays étant estimées à 5 milliards de dollars en 2007. Avec une production de 414 000 barils/jour en 2006, l'Etat tirait 60% de ses recettes de l'or noir. Le problème réside dans le fait que les richesses pétrolières étaient extraites dans le Sud alors que la raffinerie et le port sont situés au Nord.
L'industrie reste embryonnaire. On compte plus d'une vingtaine d'usines textiles, une raffinerie, une usine de pneumatiques, une autre de fabrique d'engrais, deux cimenteries et un important réseau de voies ferrées.
La richesse du Soudan n'était pas qu'économique. Elle résidait également dans la diversité de sa population. Cette dernière se composait d’une vingtaine d’ethnies : Arabes (40 %), Dinkas (12 %), Béjas (7 %), Nubiens... Trois grandes croyances dominaient : islam, animisme et christianisme. Enfin, on dénombrait plus de 120 langues dans le pays.
Une longue histoire commune avait forgé un esprit de résistance illustré au IXXe siècle par la révolte victorieuse du Mahdi contre les troupes anglo-égyptiennes du colonel Gordon.
 
Rivalités inter-impérialistes

Ces potentialités économiques incontestables, cette diversité culturelle (religieuse et linguistique notamment) et cette longue histoire commune n'empêcheront pas le Soudan d'éclater en cette année 2011, à la suite de deux longues guerres civiles opposant la population du Sud au régime de Khartoum.
Les grandes puissances occidentales (France et Etats-Unis essentiellement) n'ont pas lésiné sur les moyens pour attiser les divisions et opposer entre eux les différents segments de la population soudanaise. En 1980, l'exploration menée par les compagnies françaises avait révélé la présence de substantiels gisements de pétrole. Leur activité devra toutefois cesser en 1985 du fait de la guerre civile qui faisait rage entre le Nord et le Sud. Cette guerre contraindra les compagnies américaines (Chevron...) à quitter le pays, également en 2005. Les deux puissances occidentales vont se positionner aux côtés de chaque belligérant. Paris continuera à soutenir le régime de Khartoum à qui seront livrés avions, chars et munitions, alors que Washington se placera aux côtés de l'Armée de libération du peuple soudanais (ALPS) de John Garang qui luttait à l'époque pour l'instauration d'un régime démocratique et laïc pour tout le Soudan.
L'absence des compagnies occidentales sera compensée par l'arrivée d'une Chine avide de pétrole. La compagnie publique  China National Petroleum Corporation (CNPC) et d'autres groupes de l'empire du Juste Milieu vont investir dans l’exploration, la production et le transport des hydrocarbures des gisements du Darfour, du Haut-Nil occidental... vers Port Soudan sur la mer Rouge.
La mainmise de la Chine sur le secteur des hydrocarbures et le soutien apporté par Omar El Bachir à Saddam Hussein lors de la guerre du Golfe de 1991 amèneront progressivement Paris et Washington à faire cause commune contre le régime de Khartoum.
Dès 1996, l'ONU accuse Khartoum de soutenir le terrorisme. L'année suivante, les Etats-Unis décrètent un embargo contre le Soudan.
A compter des années 2000, ce dernier sera ciblé par la "communauté internationale" (les grandes puissances) qui appuiera à fond le cours désormais sécessionniste de l'APLS imprimé par le successeur de John Garang et actuel président du Sud-Soudan : Salva Kiir. Se souciant en même temps du sort de la population du Darfour victime d'un "génocide", la dite communauté internationale imposera toute une série de sanctions au régime soudanais et finira, en 2009, par pousser la Cour pénale internationale (CPI) à lancer un mandat d'arrêt contre El Bachir pour "crimes de guerre au Darfour".
Les pressions occidentales amèneront le régime de Khartoum à  signer en 2002  un protocole d'accord reconnaissant le droit de la population du Sud à l'autodétermination à l'issue d'une période d'autonomie de six années. Dès 2000, le régime d'El Bachir prend ses distances avec le courant islamiste d'El Tourabi qui est évincé avant d'être arrêté l'année suivante. Il sera libéré en 2003 puis de nouveau arrêté en 2004. Une situation de guerre se développe depuis cette date au Darfour entre le Mouvement de libération du Soudan (MLS) et l'armée soudanaise.
En janvier 2005 un accord de paix est signé par le gouvernement soudanais et l'ALPS. Cet accord débouchera sur le référendum de janvier 2011 remporté à près de 99% par les indépendantistes. Le Soudan du Sud naîtra officiellement le 9 juillet 2011.
 
La responsabilité écrasante de Khartoum

Les ingérences constantes et multiples des grandes puissances occidentales ont indéniablement poussé à la sécession du Sud-Soudan. La responsabilité des régimes qui se sont succédé à Khartoum depuis l'indépendance en 1956 s'avère toutefois écrasante dans cette dislocation de l'ancien plus grand Etat d'Afrique.
De 1958 à 1964, le régime du général Abboud impose l'arabisation et l'islamisation de l'école dans le Sud. Le renversement du dictateur et l'instauration d'un gouvernement de coalition à Khartoum ne met pas fin à la guerre civile en dépit du coup d'Etat militaire de 1969 qui conteste l'idéologie «uniciste» du Nord et qui s'ouvre aux revendications du Sud.
En 1972, l'accord signé par Djaafar El Nemeyri et la guérilla met fin à une guerre civile de 17 années et permet au Sud d'obtenir un statut d'autonomie. Le Soudan devient un Etat fédéral dont l'arabe est la langue officielle alors que l'anglais devient la langue principale de la région du Sud accompagné de l'utilisation, dans l'administration et le gouvernement, des autres langues parlées par les populations. Les forces de la rébellion intègrent l'armée soudanaise et une politique de développement est lancée dans le Sud.
Mais le régime du maréchal Nemeyri va imposer la charia en 1983. Il n'aura de cesse de vouloir arabiser et islamiser une population du Sud pourtant non-arabe et de confessions animiste (25%) ou chrétienne (5%). Cette décision sera à l'origine du déclenchement de la seconde guerre civile.
L'instauration, à la suite du coup d'Etat de 1989 fomenté par Omar El Bachir, d'un régime militaro-islamiste qui remplacera toutes les langues ethniques locales par l'arabe va remettre le feu aux poudres. Soutenu par Hassan El Tourabi, le nouveau président accentuera l'antagonisme entre un Nord arabe et musulman et un Sud décidé à préserver son identité linguistique non-arabe et son identité religieuse animiste ou chrétienne. Le recours à l'enlèvement de femmes et d'enfants arabisés et islamisés de force pour être intégrés à l'armée provoquera une déchirure définitive entre les populations du Nord et du Sud.
 
Leçons soudanaises

La sécession du Sud-Soudan est l’aboutissement logique de la politique menée durant plus d’un demi-siècle par le pouvoir central de Khartoum. Si des puissances étrangères, régionales (Ethiopie, Egypte, Tchad, Ouganda…), ou extracontinentales (Grande-Bretagne, France, Etats-Unis…) ont pu pousser – et poussent encore pour certaines – à l’éclatement du Soudan en tant qu’Etat unitaire, la responsabilité première de cet immense gâchis revient incontestablement aux Soudanais eux-mêmes et aux forces dominantes du Nord en tout premier lieu. Ces dernières (armée, courants islamiste ou nationaliste chauvin…) ont oublié un certain nombre de principes essentiels.
L’unité nationale ne se décrète pas. Elle s’impose encore moins. L’unité nationale se construit et s’entretient. Elle doit être acceptée. Mieux encore, elle doit être voulue, désirée, recherchée par les différents segments de la population d’une nation, d’un Etat.
Une nation, comme un Etat, est un organisme politique vivant. Cela signifie qu’elle naît, se développe et meurt. Les nations, comme les Etats, n’ont pas toujours existé. Elles sont apparues à certains stades de l’humanité et disparaîtront certainement un jour. Cela ne signifie pas qu’elles disparaîtront par la colonisation – sauf dans les cas d’extermination massive comme ce fut le cas des Indiens d’Amérique du Nord ou des Aborigènes d’Australie – car la colonisation ne peut que renforcer le sentiment national et la volonté de la faire exister donc la résistance.
Une nation peut mourir de sa belle mort, de façon positive, au profit d’une entité plus grande, plus forte dans laquelle elle s’intégrerait. Cela pourrait être le cas de pays d’une même région qui décideraient de fusionner : Amérique du Sud, Maghreb, Europe… Mais une nation peut également mourir de façon négative, violemment, de force, en explosant, en se déchiquetant, en se morcelant. C’est ce qui est arrivé à la Yougoslavie, au Soudan… Un tel scénario se produit lorsqu’un segment dominant cherche à imposer de force l’unité de la nation en niant les caractéristiques et aspirations différentes des autres composantes.
Une entité donne alors naissance à deux voire à plusieurs entités plus petites et recroquevillées sur leurs identités ethniques : langues, religions, coutumes… On a alors affaire à une régression, chaque composante cherchant absolument à se distinguer en se repliant sur son clocher, sa région, sa tribu, sa religion, sa langue, son quartier, sa famille… C’est, d’une certaine manière, le processus vécu par la Somalie.
Les régimes autoritaires (militaire, policier, théocratique…) provoquent ce genre d’éclatement, ce type de désintégration car ils nient tout droit à la différence. Récusant toute diversité vécue comme attentatoire à l’unité, ce sont en réalité des machines à désintégrer les nations, les Etats, les peuples. C’est ce qui s’est passé au Soudan. Et c’est ce qui risque de se passer partout où le pouvoir central refuse de jouer son rôle de producteur de synergie.
Seul un régime démocratique n’opposant pas nécessaires unité et centralisation à nécessaires diversité et autonomie peut gérer les différences sur lesquelles toute société est fondée. Seul un régime démocratique peut faire de cette diversité une source de richesse et un facteur de dépassement des limites individuelles, locales, familiales, régionales… Seul un tel régime qui proclame et réalise l’égalité juridique de tous les citoyens, indépendamment de leurs origines, de leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques, de leur genre… est en mesure de renforcer le désir de vivre ensemble et la volonté de bâtir ensemble.
Ces quelques leçons, loin d’être exhaustives, devraient être assimilées, le plus rapidement possible. Si ce n’est pas des gouvernants sclérosés et dépassés, du moins devraient-elles l’être par les forces sociales et politiques montantes, par les peuples, par la jeunesse qui doivent dès aujourd’hui porter les valeurs qu’elles véhiculent.

http://www.lanation.info/La-double-impasse-soudanaise_a129.html

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