Centenaire de Sartre
Centenaire de Sartre
L'intellectuel et les communistes français
«Sartre s'est toujours trompé » : autour de cet énoncé aujourd'hui banal, serait-il même hypocritement interrogatif (1), on ne stigmatise en réalité que la prétendue complaisance manifestée par l'auteur des Communistes et la paix (1952, repris dans Situations VI), pendant une longue période de sa vie, à l'égard des communistes en général et du PCF en particulier. S'y ajoute naturellement « l'obédience de Sartre à un marxisme archaïque et dépassé », selon la formule sans ambiguïté de Robert Misrahi, exprimée en 2003, à l'occasion d'un colloque consacré à « Sartre et les juifs » (2). Ce sont ces clichés qu'il faut interroger de près, notamment par la lecture attentive de tout ce qui a été retenu des écrits de Sartre, relatifs à l'actualité et publiés chez Gallimard de 1948 à 1976, dans les dix volumes de Situations. Il faut reconnaître, au vu de l'immensité de l'oeuvre écrite de Sartre, de sa correspondance avec Simone de Beauvoir et d'une bibliographie gigantesque, que la tâche est lourde et que son aboutissement supposerait de plus amples développements, du moins peut-on indiquer ici l'orientation d'une réflexion critique. Car l'enjeu est d'importance : en voulant déboulonner la statue du « grand écrivain » dont « l'ascendant politique » reconnu a conduit « l'homme de lettres à dériver vers une posture plus radicale : celle du prophète » (André Burguière (3)), on veut évidemment atteindre par la même occasion ce qui fit l'objet, réel ou supposé, de ses engagements jugés erronés.
D'abord tenir compte des faits et de la chronologie. Contrairement à un jugement répandu, Jean-Paul Sartre n'a pas « ignoré » les communistes avant les contacts discrets noués avec eux dans la dernière année de l'Occupation quand, devenu de manière assez insolite et paradoxale un écrivain parisien à succès, il joue simultanément d'une notoriété qui le protège et de son désir de rapprochement avec la Résistance communiste qu'illustre sa collaboration avec les Lettres françaises clandestines. Avant 1939, ne serait-ce qu'en raison de leur proximité avec Paul Nizan, Sartre et Beauvoir n'ont cessé d'être interpellés par la politique communiste, notamment au moment du Mouvement Amsterdam-Pleyel, puis durant la phase montante du Front populaire, et enfin au moment de Munich, puis de la « drôle de guerre ». Mais préoccupé presque exclusivement par l'approfondissement de sa démarche philosophique, en constante construction depuis son séjour à Berlin en 1932, et qu'il inscrivait dans la filiation de Husserl, Kierkegaard et Heidegger, passionnément engagé d'autre part dans la réalisation de son oeuvre d'écrivain à laquelle il se consacre tout entier, notamment en rédigeant la Nausée, il se tient quasiment à l'écart des réalités pratiques de la politique. Après sa sortie des camps de prisonniers de guerre, à la fin de mars 1941, il éprouvera cependant, pour la première fois, le besoin impérieux de s'engager politiquement, c'est-à-dire concrètement : 1941, c'est le moment de cette fameuse et pourtant bien modeste entreprise de rassemblement de jeunes intellectuels parisiens autour du petit réseau socialisme et liberté ; en octobre, Sartre en assumera lui-même la dispersion, faute d'avoir pu lui donner une audience et une cohérence à la mesure des grandes ambitions initiales. La plupart de ses membres rejoindront peu après la Résistance communiste.
Tout change avec la Libération. L'effondrement de l'Allemagne nazie et la reconnaissance du rôle de l'Union soviétique et des communistes dans la défaite des puissances de l'Axe et des autres États fascistes transforment la réalité politique française : une « situation » nouvelle est constituée. Fort de sa notoriété de philosophe et de fondateur d'un « existentialisme » à la mode, assuré de son succès comme auteur dramatique depuis les Mouches et Huis Clos, fort de la réputation qu'on lui fit immédiatement d'avoir été un « écrivain résistant », Sartre aurait pu rallier le camp gaulliste (comme Malraux) ou celui des chrétiens de la Résistance (comme Mauriac qu'il avait vilipendé avant-guerre) : c'est pourtant assez vite du côté du « socialisme », de la « classe ouvrière » et des communistes que se tourne son regard. Obscurci par les ripostes communistes sur la question du « matérialisme » et de « l'humanisme », puis par les polémiques consécutives où s'illustrèrent Jean Kanapa et Roger Garaudy, on n'a pas assez remarqué que, lors de la discussion qui suivit la fameuse conférence, donnée à Paris le 29 octobre 1945 et publiée en 1946 (Nagel) sous le titre L'existentialisme est un humanisme, Sartre ne s'opposait en réalité au « marxisme » ou à la « révolution » que du point de vue de celui qui est déjà gagné par l'intention d'y adhérer. Dès lors la question « communiste » et celle du « marxisme » - y compris à travers le détour des « réflexions » sur la « question juive » (4) - se placent au centre des préoccupations politiques et mêmes théoriques de Jean-Paul Sartre. Au-delà des affrontements sévères, des dérapages verbaux et de la méfiance réciproque qui opposent le PCF et ses principaux publicistes, à Sartre et à ses amis regroupés autour de la revue les Temps modernes, l'échange d'arguments n'a jamais cessé. Même au moment de l'éviction des ministres communistes sur injonction américaine (laquelle n'empêche pas Sartre et Beauvoir d'accepter la proposition du président du Conseil socialiste de leur confier une émission de radio pour donner le change), même lors de la sortie de la pièce les Mains sales, dont s'empare la critique anticommuniste, ni même enfin au moment du lancement à grand bruit d'une formation politique de gauche, alternative au Parti communiste (le RDR) que Sartre avait initialement cautionnée, même en ces moments d'extrême tension, la fascination réciproque n'a cessé de se manifester. Ce qui apparaît rétrospectivement aujourd'hui, c'est plutôt la construction d'une sorte de dialectique compliquée entre les communistes et Sartre, faite de débats implicites, de complicités involontaires périodiquement remises en question, sous-tendue par la recherche paradoxale d'un possible accord (mais sous quelles conditions ?), accompagnée de découragements conjoncturels plus ou moins surmontés.
Tout paraît changer à partir de 1951. Mesurant à l'occasion du vote de la loi dite « des apparentements » que toute l'évolution politique depuis 1947, dans le contexte de la guerre froide, conduisait en France à isoler le PCF et tout ce qu'il représentait (la classe ouvrière), dans le même temps où s'étendait, à l'échelle de l'Europe occidentale, l'hégémonie américaine, Sartre opérait un tournant majeur. Lui qui avait refusé de signer l'appel de Stockholm, parut même, tout comme Simone de Beauvoir, se poser la question d'adhérer au PCF. La publication, en 1952, des articles « Les communistes et la paix », et celle de plusieurs autres de semblable inspiration, et de l'Affaire Henri Martin (1953) et de la pièce Nekrassov (1955), firent l'effet de coups de tonnerre successifs et conduisirent à des ruptures spectaculaires avec Albert Camus, Merleau-Ponty, Claude Lefort, puis à d'autres séparations... S'agissant de cette période, si longtemps dominée par la guerre d'Algérie avec son corollaire, la lutte contre la torture et sa dénonciation à laquelle Sartre prêta sa plume impitoyable, notamment lors de la publication, aux Éditions de Minuit en 1958, de la Question, d'Henri Alleg, période qui s'étend pour certains aspects de la réalité politique intérieure et internationale jusqu'aux prémisses du printemps de 1968, on a abusivement parlé de l'alignement de Sartre sur la politique des communistes français : rien n'est plus faux. En premier lieu parce que, sur le plan théorique et philosophique, Sartre maintient sa condamnation du « matérialisme dialectique », dont il impute d'ailleurs la dogmatique à Engels, et cela dans le même temps où il renforce son adhésion au « matérialisme historique », qu'il tient pour un savoir indépassable, compatible, selon lui, dans le chapitre « Question de méthode » par quoi débute la Critique de la raison dialectique, avec sa conception de la liberté et de la subjectivité comme il l'avait exposée dans l'Être et le Néant en 1943. En second lieu, il ne renonce jamais à condamner le mode de construction du socialisme à l'est de l'Europe, au nom même de l'espérance du socialisme émancipateur et anti-impérialiste auquel il adhère : tel est l'esprit de sa condamnation, en 1956, de l'intervention soviétique en Hongrie (le Fantôme de Staline, dans Situations VII). En troisième lieu, Sartre n'hésite pas à intervenir dans le débat communiste national et international, en défendant, contre le point de vue officiel de la direction du PCF, une position qui était réputée refléter la position du Parti communiste italien, position dont s'inspirait ouvertement, en France, la direction de l'Union des étudiants communistes au milieu des années soixante. Protagoniste essentiel, et de loin le plus en vue, de l'Appel des 121 pour le droit à l'insoumission et le soutien militant au FLN pendant la guerre d'Algérie, il se démarque publiquement de l'orientation du PCF qu'il juge étroitement « pacifiste » et contraire à l'exigence révolutionnaire. Parallèlement, Sartre multiplie les voyages à l'étranger dans les pays socialistes, rencontrant ici des chefs d'État communistes, là des leaders radicaux, soutenant ici les efforts de la Tricontinentale d'inspiration guévariste, là, la politique du Parti communiste chinois, récusant en France même la politique d'ouverture tournée vers la reconstruction d'une union de la gauche entre communistes et socialistes : c'est d'ailleurs in extremis qu'il appuya la candidature (proposée par le PCF) de François Mitterrand à l'élection présidentielle de 1965... Difficile à l'évidence de parler d'alignement !
1968 marque une nouvelle étape d'opposition, cette fois-ci radicale, dans les relations entre les communistes français et Sartre. Dès la fin du printemps, l'écrivain s'engage dans la voie d'un rejet total de la politique d'union populaire et de rassemblement politique de la gauche que préconise le PCF et qui aboutira, en 1972, à la signature du programme commun de gouvernement. Il tient désormais le Parti communiste pour une formation devenue réformiste et conciliatrice, comme le sont aussi devenus tous les autres Partis communistes dont il s'était antérieurement montré proche. Sans faire crédit au PCF de sa réprobation de l'invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968, il accompagne sa rupture avec les communistes français d'une condamnation d'ensemble de l'Union soviétique et des États socialistes rassemblés dans le Pacte de Varsovie, qu'il accuse de concevoir la « coexistence pacifique » comme un instrument propre à renforcer la domination oligarchique de partis bureaucratiques et corrompus sur les peuples d'Europe centrale et orientale. Sur cette lancée, Sartre rallie politiquement et pratiquement les divers groupes d'inspiration « maoïste » qui fleurirent au lendemain de « l'échec » de Mai 68, notamment en apportant sa caution publique au lancement de la Cause du peuple, puis du quotidien Libération, lors de sa création. Sa relation privilégiée avec son collaborateur Pierre Victor, jeune et brillant leader maoïste, entraînait Sartre dans la direction d'un communisme libertaire et spontanéiste qui laissait de moins en moins de place à la dénonciation, sinon rituelle, de l'impérialisme et de la « voie bourgeoise capitaliste ». In fine, Sartre renonça même à soutenir la Chine quand parut prendre fin la prétendue « révolution culturelle prolétarienne ». Parvenu malade et quasiment aveugle au terme de sa vie, entraîné à l'occasion dans des opérations médiatiques douteuses en discordance avec le contenu de ses écrits antérieurs, comme d'aller en délégation auprès de Giscard avec Raymond Aron, il parut revenir à la spéculation philosophique et montra de l'intérêt pour le judaïsme, en même temps que Pierre Victor, retrouvant son identité première, s'apprêtait à devenir ce talmudiste reconnu, sous le nom de Benny Lévy.
Si l'on entreprend de porter appréciation synchronique sur les rapports de Sartre avec les communistes français tout au long de ce parcours cahoteux de quarante années (1941-1980), un constat s'impose : dans les périodes de rapprochement, Sartre, systématiquement affiche sa différence et expose ses désaccords, dans les moments d'éloignement, il veille à montrer sa connivence possible et la possible convergence des aspirations. Telle fut assurément sa manière en politique de montrer sa liberté (5). Mais il faut aussi simultanément remarquer que l'auteur des Mots, toujours si passionnément critique de la société bourgeoisie comme système de domination et comme lieu d'ancrage des idéologies réactionnaires et de l'aliénation, n'a jamais transigé dans son refus de la loi du capital, ni dans son aspiration à la « société sans classes », qui constituent l'essence même du communisme. Ce qui motiva son engagement dans les années consécutives à la Libération n'a cessé de constituer l'horizon de sa démarche politique : les derniers entretiens auxquels il a consenti avec divers interlocuteurs (Simone de Beauvoir, Michel Contat, Pierre Victor...) sont, à cet égard, sans équivoque. Sans doute est-ce là que gît la raison de cette fameuse « erreur » qu'on ne cesse de vouloir lui imputer !
Car, reconnaissons-le, il y a bien des « usages » de Sartre. Son oeuvre profuse et les médiocres procès qu'on lui fait constamment alimentent sans cesse polémiques, louanges et condamnations. Personne, cependant, n'a réussi post mortem à abaisser le sens et la portée de son oeuvre en transformant l'écrivain célèbre qu'il fut en « belle âme » détachée des malheurs et des aspirations de ses contemporains. Personne n'oubliera que l'intellectuel le plus célèbre de son temps ne renonça jamais à se faire le pourfendeur de l'apartheid, l'anticolonialiste conséquent, l'inlassable procureur de l'impérialisme, comme à la barre du tribunal Russell. Penseur rebelle à tous les conformismes - sa rébellion dût-elle ne trouver qu'en elle-même sa propre finitude -, écrivain génial aux prises de position fulgurantes, il n'est jamais devenu cet homme ci-devant révolté, finissant assagi, satisfait, gagné à l'académisme et à la bien-pensance. C'est pourquoi, celles et ceux qui l'ont beaucoup lu et qui lui doivent tant de frémissements et d'engagements dans leur jeunesse, et peut-être l'impulsion initiale qui a fait d'eux des communistes persévérants, éprouvent pour sa mémoire de la reconnaissance, et pour son oeuvre, une admiration critique quoique inentamée.
(1) Cf. Michel Winock dans l'Histoire, nº 295, février 2005, « Sartre : portrait sans tabou ».
(2 ) Ingrig Galster (sous la direction), Sartre et les juifs, Paris, La Découverte, 2005 ; cf. l'article de Misrahi « Sartre et les juifs : un bienheureux malentendu », page 71.
(3) Sartre et les juifs, op. cit. page 141 (« Petits arrangements pour un grand écrivain »).
(4) Réflexions sur la question juive, Paris, chez Morihien, 1946, 198 pages.
(5) Sur ce sujet, au milieu d'une bibliographie gigantesque, outre le monument que constituent les Écrits de Sartre, de Michel Contat et Michel Rybalka (Gallimard, 1970, réédition 2005), on se reportera à Francis Jeanson, Sartre (Le Seuil, 1955, réédition 2000), et à Michel Surya, la Révolution rêvée (...), Fayard, 2004.
par Claude Mazauric