Peut-on faire l’économie d’un débat biaisé sur les retraites ?
Peut-on faire l’économie d’un débat biaisé sur les retraites ?
Par Ramdane Mohand Achour
La question des retraites occupe le devant de la scène médiatique depuis la « tripartite » de juin 2016. Dans les médias, les déclarations de ministres, d’hommes politiques et de syndicalistes se multiplient ainsi que les contributions d’économistes, experts et autres universitaires. Cette avalanche de déclarations et de données chiffrées contradictoires suffira-t-elle à faire débat ? On peut légitimement en douter tant la détermination du pouvoir à passer en force, contre l’avis même d’une partie de sa base politique (députés du FLN entre autres), est patente.
Les citoyens pourront-ils, à tout le moins, accéder à suffisamment d’éléments de qualité pour se forger une opinion ? Il faut l’espérer, mais rien n’est moins sûr. Comme toute question sérieuse, celle des retraites mériterait en effet un véritable débat dans la société.
Dans les médias bien évidemment, mais aussi sur les lieux de travail et d’étude ainsi que dans les quartiers. Cette question n’intéresse-t-elle pas tout le monde ? La tâche d’organiser ce débat échoit en particulier aux partis, syndicats et autres mouvements qui doivent asseoir leurs mots d’ordre politiques et leurs revendications sur un travail d’explication de fond et de recueil des avis et suggestions des principaux concernés.
En attendant, on doit s’atteler à tenter de poser de la façon la plus correcte possible – même si c’est dans la polémique – les termes de la problématique. Cela est loin d’être facile. Relevons en premier lieu la difficulté d’accès aux données sur le sujet. Dans une contribution récente à la presse, un universitaire dont nous ne partageons pas le point de vue soulignait néanmoins à juste titre que les chercheurs « rencontrent beaucoup de difficultés à disposer des informations et données permettant d’étayer [leurs] analyses, notamment pour les questions de la Sécurité sociale… »1 Il mettait en cause « les bureaucrates de la direction générale en charge de la Sécurité sociale du ministère concerné [qui] ne diffusent aucune information sur les dépenses de Sécurité sociale… »
A la rareté des données « officielles » s’ajoute la question de leur crédibilité. Elles doivent être appréhendées avec précaution tout comme celles des institutions internationales (Banque mondiale, FMI, BIT…).
Mais le plus important ne réside pas là car l’on ne peut attendre de disposer des conditions idéales (profusion et crédibilité des données) pour construire une problématique.
A la difficulté d’accès aux sources et à la « vigilance statistique » doit s’ajouter impérativement et même préalablement une « vigilance méthodologique ». Cela n’est pas toujours le cas. Exemple. Dans un article paru récemment dans un quotidien local, une journaliste reprenant les propos du directeur-général de la Caisse nationale des retraites (CNR) et les avis d’autres experts écrivait : « Partout ailleurs dans le monde, la norme est [de] 5 cotisants pour un retraité. »2 Sur la base de cette « norme mondiale », la journaliste affirmait qu’en Algérie actuellement « la tendance est de deux cotisants pour financer un retraité, il faudrait donc au moins 400 000 emplois nouveaux pour maintenir la caisse à flot. Mais difficilement… »
Pourtant, sur la page suivante du même quotidien, et dans un entretien que cette même journaliste réalisait avec un ancien dirigeant syndical spécialiste des questions sociales, celui-ci précisait : « Il n’y a pas, comme le prétendent beaucoup d’experts, de norme mondiale pour le ratio cotisants/retraités. Ce dernier est utilisé comme instrument pour déterminer les conditions d’équilibre et de pérennité des systèmes de retraite qui varient d’un pays à l’autre et dépend des conditions de financement du système, des taux de cotisation, du taux de remplacement (valeur de la pension sur le salaire de référence) etc. »3 Il en concluait que le ratio cotisants/retraités, en Algérie, « n’était que de 2,7 cotisants actifs pour un retraité en 1997-1998, c’est-à-dire au moment où l’ordonnance 97-13 avait été promulguée. Aujourd’hui, il n’a pas diminué mais au contraire augmenté puisqu’il est de l’ordre de 3,1 cotisants (actifs) pour un retraité (de droit direct) et devrait être de 4,78 C/R si les 7,6 millions de salariés étaient déclarés à la sécurité sociale et cotisaient au risque retraite. »
Il importe de saisir que cette controverse sur les normes et les chiffres ne relève pas d’un débat académique neutre. Elle révèle au contraire deux visions politico-idéologiques opposées. Or, si nous voulons promouvoir un véritable débat, ces considérants politico-idéologiques ne doivent pas être masqués derrière de prétendues impérieuses nécessités d’équilibres financiers. Chacun doit assumer ses convictions. Ce n’est malheureusement pas le cas. Le discours dominant, néolibéral, martèle au contraire en permanence que nous n’aurions pas le choix et que les solutions qu’il avance sont les seules possibles et les plus naturelles. Depuis 35 années au moins ce discours proclame : « Il n’y a pas d’alternative ». En anglais, « There Is No Alternative » donne l’acronyme Tina.
Remarquons au passage que ce slogan-phare matraqué sur tous les tons et à toutes les sauces illustre bien le caractère foncièrement antidémocratique – certains diront totalitaire – de la vision néolibérale. A quoi peut bien servir une démocratie s’il n’existe pas d’alternative ? Ironie de l’histoire, ce sont désormais ces adeptes du néolibéralisme qui « veulent faire le bonheur des gens malgré eux », crime dont ils accusaient abondamment leurs adversaires autrefois.
Aussi et pour comprendre de quoi il retourne à propos des retraites, comme à propos de toute question économique et sociale, il convient de ne pas céder au « diktat idéologique » dominant qui impose une seule réponse, une seule solution et pas d’alternative. Non, il existe toujours plusieurs systèmes de retraite possibles. La meilleure preuve en est que les néolibéraux veulent nous mener du traditionnel système par répartition au système par capitalisation. Le premier repose sur la solidarité intergénérationnelle des salariés. Le second sur l’épargne accumulée individuellement dans le système financier par chaque salarié. Des représentants de sociétés d’assurance étrangères militent même ouvertement en ce sens dans les colonnes de la presse locale4. Il est vrai qu’il y a là une bonne opportunité d’affaires…
En démocratie, les deux systèmes et même d’autres sont possibles comme le rappelait l’ancien dirigeant syndical et spécialiste des questions sociales qui mettait en garde dans l’entretien déjà cité : « La retraite n’est pas une affaire comptable. Il y a des pays qui accordent des pensions à partir de 65 ans sur la base du seul critère de résidence, même si le résident n’a jamais travaillé. La retraite permet d’assurer un revenu à toute la population âgée et lui éviter de sombrer dans la pauvreté. »5
Il s’avère donc faux et trompeur d’affirmer l’absence d’alternative. Il en existe au contraire toujours une, voire plusieurs. C’est une question de choix.
Or, ce choix n’est pas prioritairement technique ou intellectuel et encore moins naturel. Dans une société traversée par des fractures économiques et sociales, il s’agit avant tout d’un choix politique renvoyant à une vision de la société et, plus précisément, à une vision des rapports que ses membres tissent entre eux. Et les différentes visions de la société en présence n’émanent pas tant d’idées abstraites que d’intérêts bien concrets, intérêts qui sont différents, contradictoires voire, pour certains, antagoniques. C’est en ce sens que l’économie est politique.
A qui profite tel ou tel système de retraite ? A la promotion de quels intérêts répond telle ou telle réforme économique et sociale ? Voilà les questions essentielles qu’il convient de se poser. Tout dépend en effet des intérêts que l’on décide de défendre. Ce sont eux qui, en dernière instance, orientent nos choix.
Pour le patronat par exemple, le système de retraite par capitalisation présente l’avantage de réduire l’une des bases matérielles essentielles sur laquelle repose la solidarité entre salariés. Chaque travailleur devant assurer seul sa retraite vieillesse, la concurrence entre salariés se trouve démultipliée, ce qui améliore indubitablement le rapport de forces politique et social à l’avantage du capital et favorise la remise en cause de nombreux acquis sociaux sur lesquels le patronat entend revenir (CDI, SMIG…). Le système par capitalisation permet également d’attirer sur les marchés financiers une grande masse de capitaux provenant des cotisations des salariés. Ces capitaux peuvent alors bénéficier aux entrepreneurs, banquiers, assureurs et autres fonds de pension pour investir ou spéculer.
Une autre « erreur » méthodologique que des néolibéraux désormais hégémoniques nous incitent à commettre consiste à aborder les questions de société sous le prisme réducteur et déformant de problèmes de gestion financière d’une entreprise capitaliste dont le fondement est la recherche du profit maximum. A leurs yeux, la société n’est qu’une addition d’agents économiques atomisés et formellement égaux. Et l’intérêt général se réduit à la somme des intérêts individuels. Les néolibéraux incitent ces agents économiques à se comporter comme des entreprises capitalistes en concurrence sur le marché. Ils sont condamnés, sous peine de disparaître, à équilibrer leurs comptes et à toujours produire au moindre coût. On comprend mieux pourquoi les néolibéraux militent si ardemment pour la réduction de l’Etat à sa plus simple expression.
Dans leur vision, l’Etat doit se retirer totalement de la sphère économique afin de se concentrer sur sa mission fondamentale de maintien d’un ordre social inique. Voilà pourquoi, dans les pays acquis à la vision néolibérale, l’armée et/ou la police ainsi que la justice (les prisons…) connaissent une tendance forte au renforcement en moyens et en personnel alors que les autres secteurs de la fonction et des services publics (éducation, santé, transport…) tendent à péricliter, c’est-à-dire à se marchandiser. C’est une vision de l’Etat.
Mais, n’en déplaise aux néolibéraux, il existe là aussi des visions alternatives de la place et du rôle de l’Etat.
On peut en effet considérer que l’on ne gère pas un Etat ou un secteur (l’énergie, la sécurité sociale…) comme on gère une épicerie. L’Etat prend en charge l’ensemble des activités économiques et sociales et veille à défendre l’intérêt général qui exprime un rapport d’intérêts contradictoires. Il doit le faire en évitant d’atteindre le point de rupture. Mais ce point de rupture n’est ni statique ni comptable. Il est dynamique donc forcément déséquilibré car il évolue au gré du rapport de forces entre les intérêts contradictoires. L’Etat peut tout à fait supporter qu’un secteur soit déficitaire et qu’il échappe plus ou moins à la sphère marchande car cela va dans l’intérêt de la société : bien-être des citoyens (éducation, santé, transports…), plein-emploi, soutien à l’innovation… Des Etats capitalistes ont eu massivement recours, dans certaines circonstances historiques, à des nationalisations et au développement de la fonction publique et d’un service public performant et non-marchand. De même ont-ils sauvé, en 2008, les banques en les renflouant avec de l’argent public, ce qui a engendré une crise de la dette publique payée les contribuables. Le sempiternel argument de l’équilibre des comptes avancé par les néolibéraux ne constitue pas un dogme sacré, mais découle au contraire d’une vision idéologique masquée.
L’Etat défend l’intérêt général. Cela ne signifie pas qu’il soit neutre. Il peut travailler outrageusement au profit des dominants, des possédants. Il peut à l’inverse agir dans l’intérêt des dominés, des expropriés. Comme il peut chercher un équilibre relatif temporaire entre ces intérêts contradictoires. La vision de l’Etat détermine ainsi largement les réponses que les uns et les autres apportent à la question des retraites, comme à toutes les questions de société.
Lamri Larbi : Dossier retraite anticipée. Une bombe à retardement non désamorcée en temps opportun. http://elwatan.com/contributions/une-bombe-a-retardement-non-desamorcee-en-temps-opportun-01-11-2016-331962_120.php
Safia Berkouk : Réforme de la retraite. Quel impact sur le marché de l’emploi ? http://www.elwatan.com/economie/quel-impact-sur-le-marche-de-l-emploi-31-10-2016-331904_111.php
Nourredine Bouderba : La fin de la retraite avant 60 ans contribuera à freiner la baisse du chômage.http://www.elwatan.com/economie/la-fin-de-la-retraite-avant-60-ans-contribuera-a-freiner-la-baisse-du-chomage-31-10-2016-331902_111.php
Comment repenser le système des retraites en Algérie. Adelane Mecellem. CEO Axa Assurances Algérie. http://www.elwatan.com/economie/point-de-vue-comment-repenser-le-systeme-des-retraites-en-algerie-02-11-2016-332060_111.php
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