Sur le retour de la question politico-stratégique

Publié le par Mahi Ahmed

Sur le retour de la question politico-stratégique

 

Première partie

Nous avons tous noté une « éclipse du débat stratégique » depuis le début des années 80, en comparaison avec les discussions alimentées dans les années 70 par les expériences du Chili et du Portugal (voire, malgré les caractéristiques très différentes, celles du Nicaragua et d’Amérique centrale). Face à la contre-offensive libérale, ces années 80 ont été (dans le meilleur des cas) placées sous le signe des résistances sociales et caractérisées par une situation défensive de la lutte des classes, même lorsque des dictatures (en Amérique latine notamment) ont dû céder devant une poussée populaire démocratique. Ce repli de la question politique a pu se traduire par ce que nous pourrions appeler en simplifiant une « illusion sociale » (par symétrie avec « l’illusion politique » dénoncée par le jeune Marx chez ceux qui croyaient voir dans l’émancipations « politique » - les droits civiques - le dernier mot de « l’émancipation humaine »). Dans une certaine mesure, l’expérience initiale des Forums sociaux depuis Seattle (1999) et le premier Porto Alegre (2001) reflète cette illusion quant à l’autosuffisance des mouvements sociaux et au refoulement de la question politique, comme conséquence d’une toute première phase de remontée des luttes sociales à la fin des années 90.

C’est ce que j’appelle (en simplifiant) le « moment utopique » des mouvements sociaux, illustré par différentes variantes : utopies libérales (d’un libéralisme bien régulé), keynésiennes (d’un keynésianisme européen), et surtout utopies néo-libertaires de pouvoir changer le monde sans prendre le pouvoir ou en se contentant d’un système équilibré de contres pouvoirs (J. Holloway, T. Negri, R. Day). La remontée des luttes sociales s’est traduite par des victoires politiques ou électorales (en Amérique latine : Venezuela et Bolivie). En Europe, sauf exception (celle notamment sur le CPE) en France, elles ont surtout subi des défaites et n’ont pas empêché la poursuite des privatisations, des réformes de la protection sociale, du démantèlement des droits sociaux. Cette contradiction fait que les expectatives, à défaut de victoires sociales, se tournent à nouveau vers les solutions politiques (notamment électorales), comme en témoignent les élections italiennes. [1]

 

Ce « retour de la question politique » amorce une relance, encore balbutiante, des débats stratégiques, dont témoignent les polémiques autour des livres de Holloway, de Negri, de Michael Albert, du bilan comparé du processus venezuelien et de la législature Lula au Brésil, ou encore l’inflexion de l’orientation zapatiste illustrée par la sixième déclaration de la selva Lacandona et « l’autre campagne » au Mexique. Les discussions sur le projet de manifeste de la LCR en France ou le livre d’Alex Callinicos [2] s’inscrivent également dans ce contexte. La phase du grand refus et des résistance stoïques - le « cri » de Holloway, les slogans « le monde n’est pas une marchandise... », « le monde n’est pas à vendre... » - s’épuise. Il devient nécessaire de préciser quel est ce monde possible et surtout d’explorer les voies pour y parvenir.

 

Il y a stratégie et stratégie

 

Les notions de stratégie et de tactique (plus tard celles de guerre de position et de guerre de mouvement) ont été importées dans le mouvement ouvrier à partir du vocabulaire militaire (notamment des écrits de Clausewitz ou de Delbrück). Leur sens a cependant beaucoup varié. Il fut un temps où la stratégie était l’art de gagner une bataille, la tactique se réduisant aux manœuvres des troupes sur le champ de bataille. Depuis, des guerres dynastiques aux guerres nationales, de la guerre totale à (aujourd’hui) la guerre globale, le champ stratégique n’a cessé de se dilater dans le temps et dans l’espace. On peut désormais distinguer une stratégie globale (à l’échelle mondiale) d’une « stratégie restreinte » (la lutte pour la conquête du pouvoir sur un territoire déterminé). Dans une certaine mesure, la théorie de la révolution permanente représentait une esquisse de stratégie globale : la révolution commence sur l’arène nationale (dans un pays) pour s’élargir au niveau continental et mondial ; elle franchit un pas décisif avec la conquête du pouvoir politique, mais se prolonge et s’approfondit par « une révolution culturelle ». Elle combine donc l’acte et le processus, l’événement et l’histoire.

 

Face à des Etats puissants qui ont des stratégies économiques et militaires mondiales, cette dimension de la stratégie globale est plus importante encore qu’elle ne l’était dans la première moitié du vingtième siècle. L’émergence de nouveaux espaces stratégiques continentaux ou mondiaux le démontre. La dialectique de la révolution permanente (contre la théorie du socialisme dans un seul pays), autrement dit l’imbrication des échelles nationale, continentale, mondiale, est plus étroite que jamais. On peut s’emparer des leviers du pouvoir politique dans un pays (comme le Venezuela ou la Bolivie), mais la question de la stratégie continentale (l’Alba contre l’Alca, le rapport au Mercosur, au pacte andin, etc) est immédiatement posée comme une question de politique intérieure. Plus prosaïquement en Europe, les résistances aux contre-réformes libérales peuvent s’arc-bouter sur les rapports de forces, sur les acquis et les appuis législatifs, nationaux. Mais une réponse transitoire sur les services publics, sur la fiscalité, sur la protection sociale, sur l’écologie (pour une « refondation sociale et démocratique de l’Europe ») exige d’emblée une projection européenne. [3]

 

Hypothèses stratégiques

 

La question abordée ici se limite donc à ce que j’ai appelé « la stratégie restreinte », autrement dit la lutte pour la conquête du pouvoir politique à l’échelle nationale. Nous sommes en effet tous ici d’accord [4] sur le fait que les Etats nationaux peuvent bien être affaiblis dans le cadre de la mondialisation, et qu’existent certains transferts de souveraineté. Mais l’échelon national (qui structure les rapports de classe et articule un territoire à un Etat) reste décisif dans l’échelle mobile des espaces stratégiques, C’est à ce niveau du problème que porte essentiellement le dossier publié dans le numéro 179 de Critique communiste (mars 2006).

 

Ecartons d’emblée les critiques (de J. Holloway à Cédric Durand [5]) qui nous imputent une vision « étapiste » du processus révolutionnaire (selon laquelle nous ferions de la prise du pouvoir le « préalable absolu » à toute transformation sociale). L’argument relève de la caricature ou de la simple ignorance. Nous n’avons jamais été des adeptes du saut à la perche sans élan. Si j’ai souvent posé la question « comment de rien devenir tout », pour souligner que la rupture révolutionnaire est un saut périlleux dont peut profiter le troisième larron (la bureaucratie), Guillaume (Liégeard) a raison de la nuancer en rappelant qu’il n’est pas vrai que le prolétariat ne soit rien avant la prise du pouvoir - et qu’il est douteux de vouloir devenir tout ! La formule du tout et du rien empruntée au chant de l’Internationale ne vise qu’à souligner l’asymétrie structurelle entre révolution (politique) bourgeoise et révolution sociale.

 

Les catégories - du front unique, des revendications transitoires, du gouvernement ouvrier - défendues par Trotsky, mais aussi par Thalheimer, Radek, Clara Zetkin dans le débat programmatique de l’Internationale communiste jusqu’au 6ème congrès de l’IC visent précisément à articuler l’événement à ses conditions de préparation, les réformes à la révolution, le mouvement et le but... Parallèlement, les notions d’hégémonie et de « guerre de position » chez Gramsci cont dans le même sens [6]. L’opposition entre l’Orient (où le pouvoir serait plus facile à conquérir mais plus difficile à garder) et l’Occident, relève de la même préoccupation (voir à ce propos les débats sur le bilan de la révolution allemande au cinquième congrès de l’IC). Une fois pour toutes, nous n’avons jamais été des adeptes de la théorie de l’effondrement (Zusammenbruch Theorie) [7]. Voir à ce propos le livre de Giacomo Marramao.

 

Contre les visions spontanéistes du processus révolutionnaire et contre l’immobilisme structuraliste des années 60, nous avons insisté en revanche sur la part du « facteur subjectif » ert sur ce que nous avons appelé, non pas « modèle », mais bien - comme le rappelle Antoine (Artous) dans son article de Critique communiste - des « hypothèses stratégiques ». Il ne s’agit pas là d’une simple coquetterie de vocabulaire. Un modèle, c’est quelque chose à copier, un mode d’emploi. Une hypothèse, c’est un guide pour l’action, à partir des expériences du passé, mais ouvert et modifiable en fonction d’expériences nouvelles ou de circonstances inédites. Il ne s’agit donc pas de spéculations, mais de ce que l’on peut retenir des expériences passées (qui sont le seul matériau dont nous disposons), sachant que le présent et l’avenir seront forcément plus riches. Les révolutionnaires courent par conséquent le même risque que les militaires dont on dit qu’ils sont toujours en retard d’une guerre.

 

A partir des grandes expériences révolutionnaires du 20ème siècle (révolution russe et révolution chinoise, mais aussi révolution allemande, fronts populaires, guerre civile espagnole, guerre de libération vietnamienne, Mai 68, Portugal, Chili...), nous avons donc distingué deux grandes hypothèses : celle de la grève générale insurrectionnelle (GGI) et celle de la Guerre populaire prolongée (GPP). Elles résument deux types de crises, deux formes de double pouvoir, deux modes de dénouement de la crise.

 

Dans le cas de la CGI, la dualité de pouvoir revêt une forme principalement urbaine, du type Commune (non seulement Commune de Paris, mais Soviet de Petrograd, insurrection de Hambourg, de Canton, de Barcelone...). Les deux pouvoirs ne peuvent coexister longtemps sur un espace concentré. Il s’agit donc d’un affrontement de dénouement rapide (qui peut déboucher sur un affrontement prolongé : guerre civile en Russie, guerre de Libération au Vietnam après l’insurrection de 1945...). Dans cette hypothèse, le travail de démoralisation de l’armée et d’organisation des soldats joue un rôle important (les comités de soldats en France, les SUVau Portugal, et dans une perspective plus conspirative le travail du Mir dans l’armée chilienne, sont parmi les dernières expériences significatives en la matière). Dans le cas de la GPP, il s’agit d’un double pouvoir territorial (des zones libérées et auto-administrées) qui peuvent coexister plus longtemps. Les conditions en sont perçues par Mao dès sa brochure de 1927 (« Pourquoi le pouvoir rouge peut exister en Chine ? ») et elles sont illustrées par l’expérience de la République de Yenan. Dans la première hypothèse les organes du pouvoir alternatif sont socialement déterminés par les conditions urbaines (Commune de Paris, soviet de Petrograd, conseils ouvriers, comité des milices de Catalogne, Cordons industriels et commandos communaux, etc), dans la seconde, ils se centralisent dans « l’armée du peuple » (à prédominance paysanne).

 

Entre ces deux grandes hypothèses épurées, on trouve toute une gamme de variantes et de combinaisons intermédiaires. Ainsi, en dépit de sa légende foquiste simplifiée (notamment par le livre de Debray, Révolution dans la révolution), la révolution cubaine articule le foyer de guérilla comme noyau de l’armée rebelle et les tentatives d’organisation et de grèves générales urbaines à La Havane et Santiago. Leur relation fut problématique, ainsi qu’en témoignent la correspondance de Frank Païs, de Daniel Ramos Latour, du Che lui-même sur les tensions entre « la selva » et « el llano » [8]. A posteriori, le récit officiel, valorisant l’épopée héroïque du Granma et de ses survivants, a contribué à renforcer la légitimité de la composante du 26 juillet et du groupe castriste dirigeant au détriment d’une compréhension plus complexe du processus. Cette version simplifiée de l’histoire, érigeant en modèle la guérilla rurale, a inspiré les expériences des années soixante (au Pérou, au Venezuela, au Nicaragua, en Colombie, en Bolivie). Les morts au combat de De la Puente et Lobaton, Camillo Torres, Yon Sosa, Lucion Cabanas au Mexique, Carlos Marighela et Lamarca au Brésil, etc, l’expédition tragique du Che en Bolivie, le quasi anéantissement des sandinistes en 1963 et 1967 à Pancasan, le désastre de Teoponte en Bolivie, marquent la fin de ce cycle.

 

L’hypothèse stratégique du PRT argentin et du Mir chilien fait davantage référence, au début des années 70, à l’exemple vietnamien de la guerre populaire prolongée (et, dans le cas du PRT, à une version mythique de la guerre de libération algérienne). L’histoire du Front sandiniste jusqu’à sa victoire de 1979 sur la dictature somoziste révèle la combinaison des différentes orientations. Celle de la tendance GPP et de Tomas Borge met l’accent sur le développement de la guérilla dans la montagne et la nécessité d’une longue période d’accumulation graduelle de forces. Celle de la Tendance prolétarienne (Jaime Wheelock) insiste sur les effets sociaux du développement capitaliste au Nicaragua et sur le renforcement de la classe ouvrière, tout en maintenant la perspective d’une accumulation prolongée de forces dans la perspective d’un « moment insurrectionnel ». Celle de la Tendance « tercériste » (les frères Ortega) qui synthétise les deux autres et permet d’articuler le front du sud et le soulèvement de Managua.

 

A posteriori, Humberto Ortega résuma les divergences en ces termes : « J’appelle politique d’accumulation passive de forces la politique qui consiste à ne pas intervenir dans les conjonctures, à accumuler des forces à froid. Cette passivité se manifestait au niveau des alliances. Il y avait aussi de la passivité dans le fait que nous pensions qu’on pouvait accumuler des armes, s’organiser, réunir des ressources humaines sans combattre l’ennemi, sans faire participer les masses. » [9] Il reconnaît cependant que le circonstances ont bousculé les différents plans : « Nous avons appelé à l’insurrection. Les événements se sont précipités, les conditions objectives ne nous permettaient pas de nous préparer davantage. En fait, nous ne pouvions pas dire non à l’insurrection. le mouvement des masses a pris une telle ampleur que l’avant-garde était incapable de le diriger. Nous ne pouvions pas nous opposer à ce fleuve ; tout ce que nous pouvions faire, c’était d’entreprendre la tête pour le conduire à peu près et lui donner une direction ». Et de conclure : «  Notre stratégie insurrectionnelle a toujours gravité autour des masses et non autour d’un plan militaire. Ceci doit être clair ». En effet, l’option stratégique implique un ordonnancement des priorités politiques, des ères d’intervention, des mots d’ordre, et détermine la politique d’alliances.

 

De Los dias de la selva à El trueno en la ciudad, le récit par Mario Payeras du processus guatémaltèque illustre un retour de la forêt vers la ville et un changement des rapports entre le militaire et le politique, la ville et la campagne. La critique des armes (ou l’autocritique) de Régis Debray en 1974 enregistre également le bilan des années 60 et l’évolution amorcée. En Europe et aux Etats-Unis, les aventures désastreuses de la RAF en Allemagne, des Weathermen aux Etats-Unis (sans parler de l’éphémère tragi-comédie de la Gauche prolétarienne en France - et des thèses de July/Geismar dans leur inoubliable Vers la guerre civile), et autres tentatives de traduire en « guérilla urbaine » l’expérience de la guérilla rurale, se sont achevées de fait avec les années 70. Les seuls cas de mouvement armés qui sont parvenus à perdurer sont ceux d’organisation qui trouvaient leur base sociale dans des luttes contre l’oppression nationale (Irlande, Euzkadi). [10]

 

Ces hypothèses et expériences stratégiques ne sont donc pas réductibles à une orientation militariste. Elles ordonnent un ensemble de tâches politiques. Ainsi, la conception du PRT de la révolution argentine comme guerre nationale de libération conduisait à privilégier la construction de l’armée (l’ERP) au détriment de l’auto-organisation dans les entreprises et les quartiers. De même, l’orientation du Mir, mettant l’accent sous l’Unité populaire sur l’accumulation de forces (et de bases rurales) dans une perspective de lutte armée prolongée, conduisait à relativiser l’épreuve de force du coup d’Etat et surtout à en sous-estimer les conséquences durables. Miguel Enriquez avait pourtant bien perçu après l’échec du « tankazo » le court moment propice à la formation d’un gouvernement de combat préparant l’épreuve de force.

 

La victoire sandiniste de 1979 marque sans doute un nouveau tournant. C’est du moins ce que soutient Mario Payeras en soulignant qu’au Guatemala (et au Salvador) les mouvements révolutionnaires n’étaient plus confrontés à des dictatures fantoches vermoulues, mais aux conseillers israéliens, taïwanais, états-uniens en guerres de « basse intensité » et en « contre-insurrection ». Cette asymétrie croissante s’est depuis élargie à l’échelle mondiale avec les nouvelles doctrines stratégiques du Pentagone et la guerre « hors limites » déclarée au « terrorisme ». C’est une des raisons (ajoutée à l’hyperviolence tragique de l’expérience cambodgienne, de la contre-révolution bureaucratique en URSS, de la révolution culturelle en Chine), pour lesquellesla question de la violence révolutionnaire, hier encore perçue comme innocente et libératrice (à travers les épopées du Gramma et du Che, ou à travers les textes de Fanon, de Giap, de Cabral), est devenue épineuse, voire tabou. On assiste ainsi à la recherche tâtonnante d’une stratégie asymétrique du faible au fort, réalisant la synthèse de Lénine et Gandhi [11] ou s’orientant vers la non-violence [12] (cf le débat dans Alternative et Refondation communiste). Le monde, depuis la chute du Mur de Berlin, n’est pourtant pas devenu moins violent. Il serait imprudemment angélique de parier aujourd’hui sur une hypothétique « voie pacifique » que rien, dans le siècle des extrêmes, n’est venu confirmer. Mais c’est une autre histoire, qui déborde les limites de mon propos.

 

L’hypothèse de la grève générale insurrectionnelle

 

L’hypothèse stratégique qui nous a servi de fil à plomb dans les années 70 est donc celle de la GGI opposée la plupart du temps aux variantes de maoïsme acclimaté et aux interprétations imaginaires de la Révolution culturelle. C’est de cette hypothèse que nous serions, selon Antoine (Artous), désormais « orphelins ». Elle aurait eu hier une certaine « fonctionnalité » aujourd’hui perdue. Il réaffirme cependant la pertinence toujours actuelle des notions de crise révolutionnaire et de double pouvoir, en insistant sur la nécessaire reconstruction d’une hypothèse sérieuse plutôt que de se gargariser du mot rupture et des surenchères verbales. Son souci se cristallise sur deux points.

 

D’une part, Antoine insiste sur le fait que la dualité de pouvoir ne saurait se situer en totale extériorité des institutions existantes, et surgir soudainement du néant sous forme d’une pyramide des soviets ou des conseils. Il se peut que nous ayons naguère cédé à cette vision plus que simplifiée des processus révolutionnaires réels que nous étudiions en détail dans les écoles de formation (Allemagne, Espagne, Portugal, Chili, et la Révolution russe elle-même). J’en doute, tant chacune de ces expériences nous confrontait à la dialectique entre les formes variées d’auto-organisation et les institutions parlementaires ou municipales existantes. Quoi qu’il en soit, si tant est que nous ayons pu avoir une telle vision, elle fut assez vite corrigée par certains textes. [13] Au point même que nous ayons pu être troublés ou choqués à l’époque par le ralliement d’Ernest Mandel à la « démocratie mixte » à partir d’un réexamen des rapports entre soviets et constituante en Russie. Il est bien évident en effet, a fortiori dans des pays de tradition parlementaire plus que centenaire, où le principe du suffrage universel est solidement établi, qu’on ne saurait imaginer un processus révolutionnaire autrement que comme un transfert de légitimité donnant la prépondérance au « socialisme par en bas », mais en interférence avec les formes représentatives.

 

Pratiquement, nous avons évolué sur ce point, à l’occasion par exemple de la révolution nicaraguayenne. Nous pouvions contester le fait d’organiser des élections « libres » en 1989, dans un contexte de guerre civile et d’état de siège, mais nous n’en mettions pas en cause le principe. Nous avons plutôt reproché aux sandinistes la suppression du « conseil d’Etat » qui aurait pu constituer une sorte de deuxième chambre sociale et un pôle de légitimité alternative face au Parlement élu. De même, à une échelle bien plus modeste, il serait utile de revenir sur la dialectique à Porto Alegre entre l’institution municipale élue au suffrage universel et les comités du budget participatif.

 

En réalité, le problème posé n’est pas celui des rapports entre démocratie territoriale et démocratie d’entreprise (la Commune, les Soviets, l’assemblée populaire de Setubal étaient des structures territoriales), ni même celui des rapports entre démocratie directe et représentative (toute démocratie est partiellement représentative et Lénine n’était pas partisan du mandat impératif), mais celui de la formation d’une volonté générale. Le reproche généralement adressé (par les eurocommunistes ou par Norberto Bobbio) à la démocratie de type soviétique vise sa tendance corporative : une somme (ou une pyramide) d’intérêts particuliers (de clocher, d’entreprise, de bureau) liés par mandat impératif ne saurait dégager de volonté générale. La subsidiarité démocratique a aussi ses limites : si les habitants une vallée s’oppose au passage d’une route ou une ville à une déchèterie pour les refiler au voisin, il faut bien une forme de centralisation arbitrale. [14] Dans le débat avec les eurocommunistes, nous insistions sur la médiation nécessaire des partis (et sur leur pluralité) pour dégager des propositions synthétiques et contribuer à la formation d’une volonté générale à partir de points de vue particuliers. Sans nous aventurer dans des mécanos institutionnels spéculatifs, nous avons aussi, de plus en plus souvent, intégré à nos documents programmatiques l’hypothèse générale d’une double chambre dont les modalités pratiques restent ouvertes à l’expérience.

 

La seconde préoccupation d’Antoine, dans sa critique du texte d’Alex Callinicos notamment, porte sur le fait que sa démarche transitoire s’arrêterait au seuil de la question du pouvoir, abandonnée à un improbable deus ex machina ou supposée résolue par la déferlante spontanée des masses et l’irruption généralisée de démocratie soviétique. Si la défense des libertés publiques figure bien à son programme, il n’y aurait chez Alex aucune revendication de type institutionnel (suffrage à la proportionnelle, Assemblée constituante ou unique, démocratisation radicale). Quant à Cédric Durand, il concevrait les institutions comme de simples relais des stratégies d’autonomie et de protestation, ce qui peut fort bien se traduire en pratique par un compromis entre « le bas » et le « haut », autrement dit par un vulgaire lobbying du premier sur le second laissé intact.

 

Il y a en fait, entre les protagonistes de la controverse de Critique communiste, convergence sur le corpus programmatique inspiré de La catastrophe imminente ou du Programme de transition : revendications transitoires, politique d’alliances (front unique [15]), logique d’hégémonie, et sur la dialectique (et non l’antinomie) entre réformes et révolution. Ainsi, nous opposons nous à l’idée de dissocier et de figer un programme minimum (« anti-libéral ») et un programme « maximum » (anti-capitaliste), convaincus qu’un anti-libéralisme conséquent aboutit à l’anticapitalisme, et que les deux sont intriqués par la dynamique des luttes.

 

Nous pouvons discuter la formulation exacte des revendications transitoires en fonction des rapports de forces et des niveaux de conscience existants. Mais nous tomberons facilement d’accord sur la place qu’y tiennent les questions visant la propriété privée des moyens de production, de communication et d’échange, qu’il s’agisse d’une pédagogie du service public, de la thématique des biens communs de l’humanité, ou de la question de plus en plus importante de la socialisation des savoirs (opposée à la propriété privée intellectuelle). De même, serons nous aisément d’accord pour explorer les formes de socialisation du salaire par le biais des systèmes de protection sociale, pour aller vers le dépérissement du salariat. Enfin, à la marchandisation généralisée, nous opposons les possibilités ouvertes par l’extension des domaines de gratuité (donc de « démarchandisation ») non seulement aux services mais à certains biens de consommation nécessaires.

 

La question épineuse de la démarche transitoire est celle du « gouvernement ouvrier » ou du « gouvernement des travailleurs ». La difficulté n’est pas nouvelle. Les débats sur le bilan de la révolution allemande et du gouvernement de Saxe-Thuringe, lors du cinquième congrès de l’Internationale communiste, montrent l’ambiguïté non résolue des formules issues des premiers congrès de l’IC et l’éventail des interprétations pratiques auxquelles elles ont pu donner lieu. Treint souligne alors dans son rapport que « la dictature du prolétariat ne tombe pas du ciel ; elle doit avoir un commencement, et le gouvernement ouvrier est synonyme du début de la dictature du prolétariat ». Il dénonce en revanche « la saxonisation » du front unique : « L’entrée des communistes dans un gouvernement de coalition avec des pacifistes bourgeois pour empêcher une intervention contre la révolution n’était pas fausse en théorie, mais des gouvernements comme celui du Parti travailliste ou celui du Cartel des gauches font que « la démocratie bourgeoise rencontre un écho dans nos propres partis ».

 

Dans le débat sur l’activité de l’internationale, Smeral déclare : « Quant aux thèses de notre congrès [des communistes tchèques] de février 1923 sur le gouvernement ouvrier, nous étions tous convaincus en les rédigeant qu’elles étaient conformes aux décisions du quatrième congrès. Elles ont été adoptées à l’unanimité ». Mais « à quoi pensent les masses quand elles parlent de gouvernement ouvrier ? » : « En Angleterre, elles pensent au Parti travailliste, en Allemagne et dans les pays où le capitalisme est en décomposition, le front unique signifie que les communistes et les sociaux démocrates, au lieu de se combattre quand se déclenche la grève, marchent au coude à coude. Le gouvernement ouvrier a pour ces masses la même signification, et quand on utilise cette formule elles imaginent un gouvernement d’unité de tous les partis ouvriers ». Et Smeral de poursuivre : « En quoi consiste la profonde leçon de l’expérience saxone ? Avant tout en ceci : on ne peut sauter d’un seul coup à pieds joint sans prendre d’élan. »

 

Ruth Fisher lui répond qu’en tant que coalition des partis ouvriers, le gouvernement ouvrier signifierait « la liquidation de notre parti ». Dans son rapport sur l’échec de l’Octobre allemand, Clara Zetkin affirme : « A propos du gouvernement ouvrier et paysan, je ne peux accepter la déclaration de Zinoviev selon laquelle il s’agirait d’un simple pseudonyme, un synonyme ou dieu sait quel homonyme, de la dictature du prolétariat. C’était peut-être juste pour la Russie, mais il n’en va pas de même dans les pays où le capitalisme est vigoureusement développé. Là, le gouvernement ouvrier et paysan est l’expression politique d’une situation où la bourgeoisie ne peut déjà plus se maintenir au pouvoir mais où le prolétariat n’est pas encore en condition d’imposer sa dictature ». Zinoviev définit en effet comme « objectif élémentaire du gouvernement ouvrier » l’armement du prolétariat le contrôle ouvrier sur la production, la révolution fiscale...

 

On pourrait continuer à citer les différentes interventions. Il en résulterait une impression de grande confusion qui est l’expression d’une contradiction réelle et d’un problème non résolu, alors que la question était posée en rapport avec une situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire. Il serait irresponsable de la résoudre par un mode d’emploi valable pour toutes situations ; on peut néanmoins dégager trois critères combinés de façon variable de participation à une coalition gouvernementale dans une perspective transitoire : a) que la question d’une telle participation se pose dans une situation de crise ou du moins de montée significative de la mobilisation sociale, et non pas à froid ; b) que le gouvernement en question se soit engagé à initier une dynamique de rupture avec l’ordre établi (par exemple - plus modestement que l’armement exigé par Zinoviev - réforme agraire radicale, « incursions despotiques » dans le domaine de la propriété privée, abolition des privilèges fiscaux, rupture avec les institutions - de la cinquième république en France, des traités européens, des pactes militaires, etc) ; c) enfin que le rapport de force permette aux révolutionnaires sinon de garantir la tenue des engagements du moins de faire payer au prix fort d’éventuels manquements.

 

A la lumière d’une telle approche, la participation au gouvernement Lula apparaît erronnée : a) depuis une dizaine d’années, à l’exception du mouvement des sans-terre, le mouvement de masse était en recul ; b) la campagne électorale de Lula et sa Lettre aux brésiliens avait annoncé la couleur d’une politique clairement social-libérale et hypothéqué d’avance le financement de la réforme agraire et du programme « faim zéro » ; c) enfin le rapport de forces social, au sein du parti, et au sein du gouvernement était tel qu’avec un demi-ministère de l’agriculture il n’était pas question de soutenir le gouvernement « comme la corde soutient le pendu », mais plutôt comme un cheveu ne saurait le soutenir. Ceci dit, en tenant compte de l’histoire du pays, de sa structure sociale, et de la formation du PT, tout en exprimant oralement nos réserves quant à cette participation et en alertant les camarades sur ses dangers, nous n’en avons pas fait une question de principe, préférant accompagner l’expérience pour en tirer avec les camarades le bilan, plutôt que d’administrer des leçons « de loin ». [16]

 

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