Réflexions sur la barbarie

Publié le par Mahi Ahmed

Dans le monde d’aujourd’hui

Réflexions sur la barbarie

Par : Omar Merzoug

En ce début du XXe siècle, la barbarie défraie la chronique, suscite toutes sortes de commentaires, de réactions passionnées, de condamnations toutes aussi péremptoires les unes que les autres. Elle est, derechef, à l’ordre du jour, on ose dire à la mode. Condamner avec toute la fermeté désirable les attentats barbares, les attaques terroristes souvent meurtrières, promettre de lutter sans faillir contre ce cancer qui ronge certaines sociétés malades qui produisent des terroristes et suscitent leurs actes vengeurs, c’est ce qu’on peut constater à chaque fois que la terreur déferle sur la scène, qu’elle est amplifiée sur les ondes et les écrans de télévision. Ces condamnations font l’objet d’un consensus de tous les partis politiques en Europe et rassemblent tous les humanistes et les démocrates. Des individus et des groupes agissant prétendument au nom de l’islam, on l’a vu encore récemment, affirment lutter pour qu’advienne le règne de la loi musulmane. Ils surgissent, ici ou là, commettent des actes que cette loi-même réprouve et condamne sans la moindre ambiguïté. Ces actes, on les qualifie le plus souvent de barbares ainsi que leurs auteurs.

 

Cette barbarie, si elle s’est intensifiée au cours du dernier siècle, n’est pas nouvelle. Si nous nous reportons aux témoignages que fournit l’histoire, il appert que, depuis de nombreux siècles, le genre humain est plongé «jusqu’au cou» dans la barbarie. Celle-ci semble même s’étendre et s’aggraver, le progrès des technosciences permettant l’extermination de masse et les guerres totales. Dans «Pour sortir du XXe siècle» (1981), le sociologue Edgar Morin constate qu’«il s’est ainsi formé une forme de barbarie rationalisatrice, technologique, scientifique, qui a non seulement permis les déferlements massacreurs des deux Guerres mondiales, mais a rationalisé l’enfermement sous la forme du camp de concentration».

En 1944, les travaux de Max Horkheimer et de Theodor Adorno, ont montré que les techniques d’extermination et l’organisation des camps sont de part en part rationnelles «La Dialectique des «Lumières». Ce n’est pas tant le conflit des régimes totalitaires et des démocraties qui semble le trait dominant du XXe siècle que l’apparition de cette nouvelle forme de barbarie.

Evoquer la barbarie est plus complexe qu’il y paraît. Cela pose d’abord, le problème du sens de ce terme. Et certes, s’il est courant de consulter un bon dictionnaire pour en préciser la définition ou l’acception, lesquelles prennent tels ou tels auteurs, cela n’est nullement suffisant, car le terme est, pour ainsi dire, surdéterminé. Dire que barbarie désigne «l’état dans lequel se trouve un peuple non civilisé», c’est en proposer une acception qui en fait d’abord un «état» c’est-à-dire un «habitus» ou un «caractère» sans préciser de quoi relèveraient cet habitus et ce caractère. D’autre part, on présente ce faisant la barbarie comme l’antithèse de la civilisation, son négatif, ce qui suggère subrepticement que les «peuples policés» ne sauraient verser dans aucune sorte de barbarie. Mais il n’en est pas ainsi, on le sait, les peuples civilisés ont administré la preuve d’une barbarie plus grande que celle soi-disant des peuples primitifs. Les exemples en sont légion. «Les crimes de l’extrême civilisation sont certainement plus atroces que ceux de l’extrême barbarie», disait à juste titre Barbey d’Aurevilly dans «Les Diaboliques». De même lorsqu’on dit que la barbarie relève de l’état des mœurs d’un peuple ou d’une peuplade, cela signifie que la barbarie n’est pas innée, qu’elle est sociale de part en part, qu’elle fait partie de la coutume. C’est pourquoi on ne dit pas des fauves qu’ils sont barbares parce que pour eux, il ne peut être question de quelque perfectionnement que ce soit. En ce sens, barbare est un terme qui ne s’applique qu’à des hommes. Cela suggère, entre autres, que tous les peuples ont été d’une manière ou d’une autre barbares, quand la situation dans laquelle ils se trouvaient dans les âges sombres de leur histoire les y disposait en quelque sorte. On comprend qu’on ait pu penser que la barbarie proviendrait de l’ignorance, d’un état rudimentaire de l’ordre social, d’un équipement technique élémentaire. Les bons auteurs distinguent aussi des degrés de barbarie. Il y a la barbarie qui se satisfait de tuer, mais il y a la cruauté qui jouit d’un plaisir à faire souffrir. Quant à la férocité, elle relèverait d’un plaisir à voir souffrir.

Parler de «barbarie», c’est évoquer un mot chargé d’histoire. Son sens usuel désignait l’étranger ethniquement différent. Subsidiairement, le barbare est celui, qui écorchant la langue, commet des barbarismes. Plus profondément le barbare, c’est celui qu’on rejette hors de l’humanité, dans la nature. Or la philosophie, terme grec par excellence, c’est, d’abord et avant tout, une réflexion sur les mots, toute recherche philosophique commençant par une analyse des notions et des concepts. Or le barbare, par définition, ne possède pas ce logos, puisque c’est un infra-humain. Aristote ajoute l’idée que les barbares n’étant jamais que des sujets, n’accèdent pas à la citoyenneté, privilège des hommes libres. Des êtres sujets, ne disposant pas du logos, plus proches de l’animal que de l’homme véritable, ne peuvent être que rudes, cruels et féroces. Cette division de l’humanité entre Grecs et Barbares a été critiquée certes, et dès l’Antiquité. On a observé des mœurs douces chez des Barbares et de la férocité chez les peuples soi-disant policés. Les jeux du cirque et les combats de gladiateurs ne sont-ils pas une marque de férocité chez une nation qui prétendait en remontrer au monde ? Le rhéteur et philosophe Sénèque (mort en 64 après J.-C.), pourtant l’un des mentors et conseillers de Néron, flétrit les jeux du cirque. Dans la lettre VII adressée à son ami Lucilius, il écrit : «Le matin, l’homme est exposé aux lions et aux ours ; à midi, aux spectateurs. Il vient de tuer, il va l’être ; et le vainqueur est réservé pour un autre massacre. Le sort de tous les combattants est la mort ; le fer et le feu en sont l’instrument. Tels sont les intermèdes de l’arène. Un homme a-t-il volé, qu’on le pende ! A-t-il tué, qu’on le tue ! Mais vous malheureux spectateur, qu’avez-vous fait pour subir cet horrible tableau, ces cris ?» (Tu quid meruisti miser ? ut hoc spectes). Malgré tout, rien n’y fait, cette notion de barbarie s’est imposée sans doute parce qu’on avait intérêt à l’ancrer dans le réel. Nous continuons à l’utiliser, à en faire usage, en dépit de toutes les réserves qui peuvent être les nôtres à son encontre.

Cependant, le problème que pose la notion de barbarie n’est pas de nature étymologique. Les linguistes et les lexicographes en ont bien dessiné les contours. Ce travail a donc été fait et bien fait. En réalité, il s’agit de savoir qui on désigne par ce terme infamant et pourquoi, c’est-à-dire à quelles fins. Il eût fallu chercher dans les réalités historiques, dans les formations sociales, dans les structures économiques et dans les représentations symboliques quels intérêts la notion de barbarie sert et de quelle politique elle est l’instrument.

Dès l’origine, la notion de barbarie, en usage en Grèce, sert à disqualifier l’élément perse. On le voit quand Aristophane (~445-~380), le plus grand poète comique grec de l’Antiquité, met en scène un ambassadeur perse et lui fait prononcer quelques phrases en un incompréhensible langage, autant dire un galimatias. Jacqueline de Romilly, spécialiste de la Grèce antique, fait crédit, après bien d’autres, à la Grèce d’avoir instauré la démocratie. Occultant la réalité de l’esclavage, elle joue sur l’identité du terme pour faire accroire à l’identité du signifié. «Les Perses obéissaient à un souverain absolu qui était leur maître et qu’ils craignaient, et devant lequel ils se prosternaient. Ces usages n’avaient pas cours en Grèce». Et de citer à l’appui de ses dires le dialogue entre un ancien roi de Sparte et Xerxès, le potentat perse. «Ce roi annonce à Xerxès que les Grecs ne cèderont pas, car la Grèce lutte toujours contre l’asservissement à un maître. Elle se battra quel que soit le nombre de ses adversaires. Car si les Grecs sont libres, ils ne le sont pas en tout, ils ont un maître, la loi, qu’ils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent». Par conséquent, la différence entre le despotisme oriental et la liberté grecque gît dans ce consentement à une loi qu’on se donne et qu’on respecte plus que les dieux eux-mêmes. Jacqueline de Romilly réduit le rapport entre l’Orient alors représenté par les Perses et l’«Occident » incarné par les Grecs à un antagonisme entre la «liberté» et l’«absolutisme». On relèvera sans peine ce que pareil opposition a de simpliste, de presque grossier et on est stupéfait de constater la complexité des réalités réduite à un antagonisme aussi primitif. Car enfin, Mme de Romilly serait fort en peine de nous expliquer pourquoi cette Grèce si éprise de liberté, de démocratie, qui ne s’incline que devant la loi qu’elle s’est donnée, s’est fort bien accommodée, malgré les philippiques de Démosthène (383-322 avant J.-C.), d’un Philippe puis de son fils Alexandre, archontes à vie et stratèges autoproclamés, concentrant en leurs mains la totalité des pouvoirs. Cette démocratie grecque tant vantée par les hellénistes fait de surcroît assez bon ménage avec l’esclavage. De plus, c’est une démocratie censitaire. En étaient exclus et les femmes et les métèques, les «immigrés» de l’époque.

Plus tard, de la même façon, cette notion de barbarie servira à jeter le discrédit sur les populations africaines que l’Europe «civilisée» s’apprêtait à assujettir. Le colonisateur se mêlera par conséquent de donner des noms à des territoires comme s’ils n’en avaient pas, puisque l’autochtone, néantisé, se voit privé du pouvoir de nomination. Le geste qui sépare le barbare du civilisé est le même que celui qui découpe les territoires et soumet les tribus et les peuples.

Ces Grecs qui, en inventant la notion de «barbare», jettent dans l’infra-humanité les autres nations, (car c’est jeter dans l’animalité que de ne pas reconnaître dans autrui son semblable), sont-ils aussi ingénieux qu’une tradition vénérable nous les présente ? Regardons de plus près ce «miracle grec» dont on nous rebat les oreilles. Ces Grecs classiques qu’on dit «civilisés», pétris de culture et de savoir, proposaient au monde un archétype d’humanitas qu’une tradition révérencieuse et non critique nous a transmis. A l’épreuve, ils ne semblent guère différents des barbares et parfois leur sont même inférieurs. Les Grecs se font la guerre et, comme les barbares, ils sont gens de démesure et d’excès. Quel peuple barbare eût pu inventer l’histoire des Atrides marquée par le meurtre, le parricide, l’infanticide et l’inceste, des Labdacides, de Médée ? Pendant la guerre qui les oppose aux Troyens, «les Grecs se montrèrent d’une extrême férocité». Jean Labesse, dans «L’Histoire inhumaine», note que «en 422, les Athéniens attaquant et prenant la ville de Scioné, en Chalcidique, tuent tous les hommes valides et réduisent femmes et enfants en esclavage, le même traitement est réservé à la ville de Milo en 416-15». Ces Grecs, qu’on nous présente complaisamment comme gens de lumières ne trouvaient-ils pas légitime qu’il y eût des esclaves ? La philosophie elle-même n’est-elle pas affaire d’otium cum dignitate, c’est-à-dire repose, en fin de compte, sur l’exploitation du travail et de la sueur des déshérités ? Ces Grecs, modèles supposés de tolérance, n’ont-ils pas condamné à mort l’un de leurs plus grands philosophes, Socrate ? Plus tard, Aristote fuira Athènes pour ne pas subir le sort de Socrate. Enfin, comment se fait-il que ces Grecs, si astucieux, si inventifs, n’aient pas réussi à construire un Etat centralisé, que, d’autre part, leur religion soit si infectée d’anthropomorphisme ?

Il y a plus : on s’insurge en Europe contre le «voile islamique» et plusieurs «penseurs» qui ont l’oreille des médias français, y ont vu un signe de l’infériorisation des femmes, une marque infamante de leur sujétion, et de leur soumission. Il est d’autant plus intéressant de voir le sort que réservait Athènes, cité si admirée de l’Occident tout entier à ses femmes. Or, quand on y regarde de près, il est de fait que le statut que réservait la société athénienne aux femmes nous scandalise à juste titre. Confinées dans le gynécée, elles étaient minorisées et opprimées. Elles n’avaient, cela va sans dire, aucun droit politique. On sait par ailleurs, que le christianisme dès l’avènement de Constantin, a vidé de son sens toutes les libertés que les femmes avaient acquises peu avant la chute de l’Empire romain. Le tableau est passablement différent en terres d’islam. Alors qu’aucune femme n’a directement exercé le pouvoir ni en Grèce ni à Rome, (on sait ce qu’il en coûta à Agrippine d’avoir voulu exercer le pouvoir en lieu et place de Néron ; elle fut assassinée par les sbires de ce dernier), une quinzaine de femmes ont directement exercé le pouvoir en terres d’islam. Le livre de Fatima Mernissi, «Sultanes oubliées», (Albin Michel, 1990) le montre à satiété. En 1236, Radia succéda à son père le sultan Iltumisch B. Elam Khan alors que Chajarat ad-Dûr fit sien, en 1250, le trône de son époux, al-Malik as-Salih, le dernier de la dynastie ayyubide dont le plus illustre représentant reste le très célèbre Saladin. Ces deux sultanes ont ceci de commun qu’elles furent portées par les Mamelouks, ces anciens esclaves turcs islamisés. Quant à Sitt al-Mulk, reine de la dynastie fatimide d’Egypte, née en 395/980, elle prit le pouvoir «après avoir organisé la disparition de son frère al-Hakim, le sixième calife de la dynastie». Sans oublier bien entendu la fameuse Al-Khayzûrane qui partagea le pouvoir suprême avec son fils Harûn al-Rachîd (mort en 809) après avoir fait assassiner son autre fils, al-Hâdî qui voulut l’exclure de l’exercice des responsabilités politiques.

Sur le plan politique, le premier à avoir dressé les plans d’un état totalitaire a été un Grec et de la meilleure extraction, Platon. Il a conçu dans «La République» une société où aucun d’entre nous n’accepterait de vivre, où les arts et les poètes sont bannis, les enfants arrachés à l’affection de leurs mères. N’est-ce pas cette admirable cité démocratique qui a précipité ses citoyens dans la calamiteuse guerre du Péloponnèse (de 431 à 404 av J.-C.) ? On comprend mieux l’à-propos d’André Breton quand, à une dame qui lui demandait pourquoi il s’était toujours refusé à aller en Grèce, il fit cette réponse : «Je ne rends jamais visite aux occupants. Voilà deux mille ans que nous sommes occupés par les Grecs.»

Que n’a-t-on pas écrit sur la civilisation supposée des uns et sur la barbarie présumée des autres ! Que seraient les Grecs sans le «péril» perse et Rome sans Carthage ? Qu’eussent été les Américains sans l’empire soviétique, désigné à l’opprobre de tout le monde «libre» ? Le barbare n’est-il pas nécessaire à la constitution d’une identité à soi, comme dans l’Eglise, autrefois, on allait répétant qu’il était nécessaire qu’il y eût des hérésies (oportet haereses in ecclesia) notamment pour affiner les dogmes et excommunier Ariens, Nestoriens, Monophysites et autres dissidents ? Une fois débarrassés de l’empire soviétique, les démocraties occidentales, privées d’ennemis, lui ont cherché des substituts. Le 11 septembre aidant, on décida que l’ennemi, ce serait le monde islamique, qui faisait à merveille l’affaire, pour au moins deux bonnes raisons. Une tradition vénérable montrait qu’on s’y était déjà frotté (Les Croisades, La Reconquista), la facilité avec laquelle les islamistes fanatisés s’inséraient dans des schémas préétablis venaient conforter les séculaires préjugés. La violence meurtrière des islamistes, leur cécité politique et leur crétinisme criminel (les fatwas, les attentats-suicide, les attaques sanglantes), tout cela venait à point nommé pour proposer une figure de la barbarie qui ne pouvait conformément à la tradition (Perses contre Grecs, Islam contre Occident) être qu’orientale, de cet Orient dont Montesquieu disait qu’il était le «désert de la servitude».

Il s’agit, on le voit, d’opposer un Occident libéral, éclairé, tolérant, puissant à un Orient tyrannique, obscurantiste, fanatique et décadent. Cette opposition entre un «Occident» civilisé et un «Orient» barbare est néanmoins factice, toute l’Histoire protestant contre ce réductionnisme, qui est idéologique de part en part et qui sert les fins que l’on a montrées. Bien des peuples qu’on ne songerait pas à ranger dans cette catégorie peuvent se réclamer de l’Occident. Les musulmans d’Espagne, chassés par les rois catholiques et les Morisques expulsés par Philippe III.

Cette notion de barbarie reconduite telle quelle a un aspect captieux. Dès qu’on la pose, on est condamné à penser à la civilisation, et du coup, on se voit contraint de proposer un étalon de civilisation. Il faudrait sortir de ce piège et admettre, comme le disait un sociologue de réputation, que ce qui ressortit au culturel est soustrait à «un jugement universel». Se demander, comme le fait T. Todorov, dans «La Peur des barbares» (Robert Laffont), si l’on «peut employer les mêmes critères pour juger d’actes relevant de cultures différentes» est une question scolastique. Fort heureusement pour nous, l’anthropologie contemporaine a définitivement établi qu’on ne peut juger de l’autre selon la catégorie du même, surtout quand la catégorie du même se présente avec les «mains sales» du sang des Indiens extérminés, des colonisés déshumanisés, des juifs déportés. Le «Même» ne sert qu’à phagocyter l’«Autre» et les persécutions, les conquêtes coloniales en procèdent directement par la néantisation de l’autre. Il faut savoir gré au philosophe Gilles Deleuze (1925-1995) de nous avoir délivrés de la terreur du même. Le linguiste Emile Benveniste avait déjà montré ce que la logique d’Aristote, donnée pour paradigme universel de l’art de penser, doit à la langue grecque. Autrement dit, elle n’est en rien l’expression de la pensée universelle. Les locuteurs d’autres langues ne peuvent se sentir liés par les déductions du syllogisme dans la mesure où leur langue ne découpe pas le monde comme le grec, et ne l’appréhende pas sous les mêmes mots ou concepts. Benveniste prend l’exemple de la langue ewe (Togo) pour montrer que la notion exprimée par le seul verbe être se répartit entre cinq verbes distincts. L’un des penseurs arabes de premier plan disait qu’on n’avait nullement besoin de former un syllogisme pour savoir que Socrate était mortel. La mortalité est un fait, non un concept. On la constate, on ne la déduit pas.

Rappeler ces faits n’est pas céder aux mirages du relativisme, c’est simplement montrer qu’on ne peut plus reconduire des procédures de pensée qui ont été très coûteuses en vies humaines. Il ne faudrait pas que, voulant penser la différence, on arrive à séparer les hommes comme le fit autrefois le philosophe Lucien Lévy-Brühl (1958-1937) en parlant d’une «mentalité prélogique» chez les peuples prétendument primitifs. Le différent n’est pas l’inférieur. Il faut reconnaître l’Autre à la fois comme égal et comme différent. Sa différence ne le retranche en rien des droits inaliénables à l’humanité que lui confère son être d’homme.

Dans son essai, Todorov insiste à juste titre sur les valeurs d’égalité et de dignité qui doivent être dévolues à chacun. Les droits de l’homme sont une conquête essentielle, même si leur exercice est grevé par toutes sortes d’inégalités. Que pensait donc le colonisé algérien de ces Français qui allaient à sa rencontre portant «La Déclaration des droits d’une main et le gourdin de la répression de l’autre». Il est à l’évidence beaucoup plus aisé de partir en croisade contre tel ou tel pays si l’on se persuade qu’on va le libérer de la tyrannie, de mobiliser les énergies s’il s’agit, comme dans le cas de l’Algérie, de défendre la nation française menacée par des insurgés, stipendiés. Pendant longtemps, la propagande française a vanté le colonialisme, rendu possible par l’expansion du capitalisme occidental, en le présentant comme un progrès que les sociétés développées apportaient aux peuples «sauvages et primitifs». Cette présentation était fausse et, comme le disait, en 1952, Francis Jeanson dans sa critique de «L’Homme révolté» d’Albert Camus : «A nos regards incorrigiblement bourgeois, il est bien possible que le capitalisme offre un visage moins ‘convulsé’ que le stalinisme : mais quel visage offre-t-il au Malgache torturé par la police, au Vietnamien nettoyé au napalm, au Tunisien ratissé par la Légion ?»

O. M.

 

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