«MAGHREB EMERGENT» : Dégagements d'urgence sur fond de turbulences
«MAGHREB EMERGENT» : Dégagements d'urgence sur fond de turbulences
par Salim Rabia
Dégage ! Les Tunisiens ont fait dégager les Ben Ali, les Trabelsi ! Ils continuent vouloir faire dégager le gouvernement où les anciens ministres de Ben Ali semblent les narguer. Sur le terrain économique, des travailleurs sont sur la pente révolutionnaire et font «dégager» aussi des patrons. Le réel, pensent les privés tunisiens, finira peut-être par reprendre le dessus mais l'économie tunisienne ne peut qu'accuser le coup de cette libération des demandes politiques et sociales longtemps contenues par l'appareil policier. Les entreprises et organismes publics vivent à l'heure de la révolution et des PDG «dégagés» par les collectifs de travailleurs. Les privés, eux, attendent sagement que l'éléphant révolutionnaire passe et que la poussière retombe afin de «dégager» des perspectives pour l'économie. En attendant, ils ont bien dégagé Hédi Jilani, l'inamovible patron de l'Utica qu'ils mettent ainsi «à jour» avec l'air ambiant. Les temps changent. A l'extrême est du pays où, du temps de Bourguiba déjà, on captait la télévision tunisienne, on écoutait parfois avec des sourires entendus les préposés tunisiens à la météo parler des «turbulences qui viennent de l'Algérie». Les Tunisiens sont trop occupés aujourd'hui pour suivre le haut souci des pouvoirs publics algériens à se prémunir des «turbulences qui viennent de Tunisie». Oubliée la feuille de route anti-import, anti-informel, surveillance des prix, reprise ténue des consultations avec les privés Et puisqu'il faut bien faire «dégager» quelqu'un, c'est sur Cevital, le plus grand groupe privé, que s'orientent les index accusateurs. Issad Rebrab n'est pas près d'accepter de jouer le rôle du méchant qu'on tente de lui attribuer. Il n'entend pas se laisser «dégager» sous l'autel des urgences qui rendent encore moins lisible la politique économique de l'Algérie. La poussière retombera sûrement en Tunisie, le flou, peu artistique, persistera en Algérie.
«La machine économique tunisienne ne repartira pas sur les mêmes bases»
par El Kadi Ihsane De Tunis
La révolution tunisienne est entrée en bourrasques dans les entreprises et les organismes publics. Des directeurs sont pourchassés dans les parkings et les collectifs de travailleurs se mettent en mode autogestion. Le patronat et une partie de l'opinion redoutent que la machine économique, au ralenti pour cause de révolution, se grippe totalement en 2011. Alors même que les demandes sociales sont libérées
et que les clients européens s'impatientent.
Le dinar tunisien a bien résisté à la première semaine du «chaos révolutionnaire». Mais les patrons du secteur privé, qui ont opéré leur propre «révolution», en éjectant Hédi Jilani de la tête de leur organisation l'UTICA, ne pensent pas que cela va durer. «L'économie tunisienne vit sur le fil du rasoir. Les salariés sont endettés, les entreprises sont endettées, l'Etat est endetté. Si la production marche, alors tout cela peut encore tenir. Mais si elle s'arrête une semaine et plus, alors rien ne va plus», explique un chef d'entreprise sur un des nombreux plateaux de télévision en quasi-continu depuis une semaine à Tunis. «L'onde de choc de la victoire n'est pas près de retomber», assure de son côté Nizar, membre du conseil exécutif de la fédération des Télécoms de l'UGTT. Au décompte, c'est lui qui dirait vrai. Les employés tunisiens des entreprises et des organismes publics ont fait entrer la révolution sur leurs lieux de travail. Des PDG des entreprises publiques ont dû courir aux abris poursuivis par une foule de travailleurs vindicatifs. «Dégage» est répliqué partout. La STAR (assurance), la CNSS (retraite), la BNA (banque), Tunisie Télécom, la Direction des impôts ont perdu leurs directeurs dans des intifadas foudroyantes et non moins médiatiques grâce au partage sur Facebook. L'espoir au sein du gouvernement et dans le patronat est que la fronde se limite aux seuls serviteurs zélés et corrompus du clan Benali-Trabelsi. Rien n'est moins sûr. Les policiers, insurgés eux aussi, ont demandé des augmentations de salaire, pour ne plus succomber à la corruption. Les collectifs de travailleurs les mieux organisés se sont mis en mode « autogestion» en attendant que le gouvernement de transition désigne de nouveaux managers. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Après les têtes, les comptes. A Tunisie Télécom, le mouvement revendique d'arrêter immédiatement toutes les pratiques qui avantagent Orange, le détenteur de la troisième licence de téléphonie mobile en Tunisie et dans lequel le clan présidentiel détient des intérêts à travers ses alliances familiales. Dans un tel contexte, les appels, sur les plateaux de télévision, au retour à la normale sur les lieux de travail «pour le bien de l'économie tunisienne» paraissent dérisoires.
«Mercedes ne tolèrerait pas un retard de livraison»
Pourtant il y a un côté urgent à la remise en route de la machine économique tunisienne. Les clients européens n'attendent pas. «Nous avons en Tunisie le plus grand sous-traitant de Mercedes pour les systèmes de câblage. Il a 15 000 employés. S'il ne livre plus à temps, s'il met en retard les chaînes de production à Stuttgart, alors je peux vous dire qu'il est fini. Les Allemands sont intraitables sur cette question», explique Kamel Landoulsi, PDG de Prima. Et le challenge tient pour tous les autres sous-traitants. D'autres chefs d'entreprise sont, eux, convaincus que le secteur de l'économie tunisienne lié à l'international ne se «déconnectera pas de ses engagements», même s'il participe «à sa manière aux conquêtes démocratiques». «Les entreprises vont assurer leurs fonctions. Elles vont continuer de travailler et de produire. Chez moi tout le monde était là le jour de la reprise et, pour faire face au couvre-feu, nous sommes passés du 3x8 au 2x12. Mais nous avons besoin d'un cadre économique nouveau, stimulant. Pour rattraper les retards accumulés ces dernières semaines, nous devons retrouver une croissance de 7% à 8% dès 2011», estime Moncef Sellami, PDG de One Tech, leader régional des circuits imprimés et fournisseurs des équipementiers européens des télécoms. Comment sauter vers une croissance plus forte dès l'an I de la révolution? La plupart de ces acteurs n'y pensent pas vraiment : «Les Tunisiens de la diaspora qui disent qu'ils vont amener leurs capitaux en Tunisie maintenant qu'ils ne risquent pas de se faire racketter par Belhassen Trabelsi, vont attendre. Ils voudront être certains d'abord que les affaires sont sûres. Cela ne se passe plus sur le terrain de l'économie, mais sur celui de la politique», explique un responsable dans un organisme multilatéral basé à Tunis. En attendant, un nouveau modèle de croissance, le gouvernement de transition de Mohamed Ghannouchi lutte pied à pied pour sa survie en tentant de réanimer l'appareil économique. C'est le syndicaliste de l'UGTT qui indique le cap : «la machine économique ne repartira pas sur les mêmes bases».
«L'immobilier tunisien sera le premier à se casser la figure»
par El Kadi Ihsane A Tunis
Kamel Landoulsi, PDG de Prima, est un des leaders de l'immobilier en Tunisie. Un secteur qui marchait encore plus ou moins bien avant l'étincelle de Sidi Bouzid. Il est écartelé entre son bonheur de citoyen libre et son inquiétude de chef d'entreprise. Car pour lui «c'est l'immobilier qui se cassera la figure en premier». Sans que le reste ne s'en sorte mieux. Tant qu'une nouvelle administration efficace ne donne pas de la visibilité à tout le monde. Révolution côté cour.
Kamel Landoulsi a repris au plus vite ses habitudes. Il est au bureau à sept heures du matin. «Tout le monde est là, mais personne ne travaille», lâche-t-il d'emblée avec un sourire entendu. La révolution ? «Comme un rêve, on ne sait pas si on est acteur dedans». Ou si on subit ? Voisin de la résidence de Ben Ali sur les falaises entre le palais de Carthage et Sidi Boussaïd, il a assisté, aux premières loges, au départ du président le vendredi 14 janvier «vers 16 heures». Un rêve aigre-doux au réveil. «Je ne regardais jamais mes échéances de paiement. Depuis hier je le fais. Je vois que nous avons des sorties de caisse, mais du côté des rentrées rien. La machine de l'économie tunisienne s'est arrêtée». Kamel Landoulsi a construit depuis 1978 un groupement d'entreprises qui intègrent tous les métiers de la promotion immobilière, de l'étude à la vente. Il est arrivé au groupe Prima de faire travailler 1500 personnes en même temps sur ses chantiers. Il a même lancé le SITAP, un salon de l'immobilier tunisien à Paris très couru. Il connaît son secteur mieux que quiconque, ses bases de données privées servent à la planification du gouvernement et aux banques. Aujourd'hui, il ne veut pas passer pour le prophète de l'Apocalypse mais il est réaliste. «C'est l'immobilier qui va se casser la figure en premier. Les prix vont chuter. Ils étaient légèrement au-dessus de la valeur réelle, ils vont descendre en dessous de cette valeur. Ce sont les spéculateurs qui vont en profiter. Ils vont acheter dans le creux pour revendre plus tard quand le marché va repartir». Mais ce n'est pas là le plus grand souci du PDG de Prima. «Nous n'avons plus aucune visibilité. Dans mon métier c'est vital. J'avais préparé un planning sur les 5 prochaines années juste avant le début des évènements. J'allais commencer à déposer mes dossiers pour les autorisations administratives. Maintenant, je n'ai aucune idée sur comment cela va se passer». Kamel Landoulsi espère toutefois que le créneau sur lequel il s'est redéployé depuis quelques années va moins souffrir du ralentissement attendu de l'activité économique pendant, au moins, le premier semestre de 2011. «Il y a une bulle dans le logement de standing. Cela est excessivement cher». Trop de spéculateurs sont venus sur ce créneau «pour faire un coup». «Nous sommes quelques-uns, des professionnels de l'immobilier, à avoir opté pour le logement économique. Il y a là une vraie demande et une meilleure vision pour nos entreprises».
«Les banques vont devoir supporter le creux»
Kamel Landoulsi espérait passer les commandes de son groupe à ses filles, spécialistes dans le management de projets, et partir «profiter un petit peu de la vie». C'est raté. «Je travaille depuis l'âge de18 ans. Je suis fatigué de devoir prendre des décisions tous les jours». Le Benalisme ? Il s'en accommodait péniblement, comme une majorité de chefs d'entreprise qui ont repris la parole depuis une semaine, pour raconter, eux aussi, leur «bagne à peine doré». Kamel est sarcastique devant le débordement exubérant de l'expression populaire, «nous étions dix millions de lâches, nous devenons dix millions de Tarzan», dit-il en riant. Les scènes de travailleurs chassant leur directeur dans les entreprises publiques le désolent. Mais, le sourire narquois, il ironise sur la situation : «J'ai dit à mes employés : qu'allez-vous faire? Vous allez me chasser moi aussi ? Quel bien vous me feriez !». Un patron à l'ancienne, paternaliste, chaleureux avec ses équipes, protecteur : «La première question que j'ai posée le jour de la reprise, c'est : qui n'a pas assez de liquide pour tenir ?'» Pour Kamel, de nombreuses entreprises ne vont pas pouvoir assurer les paiements de la fin du mois. Et cela ne s'arrangera pas les mois suivants, si le peuple continue d'occuper la rue plusieurs semaines. « Ce sont les banques qui vont devoir pallier le creux. Au bout d'un moment, elles vont se retourner vers la banque Centrale et mettre l'Etat en difficulté. Nous sommes une économie fragile. L'Etat n'est pas riche comme en Algérie ou en Libye. Le prochain ministre des Finances tunisien risque de faire la manche auprès des bailleurs de fonds». Mais alors, et les atouts de l'économie tunisienne qui étaient ternis par l'affairisme mafieux du clan présidentiel ? Difficile de dérider le patron, pourtant jovial, de Prima, lorsqu'il s'agit des perspectives. «Toute la question est de savoir si l'administration tunisienne va être efficace. Tout le reste, l'emploi, les revenus, le dynamisme, c'est notre affaire. Or lorsque je regarde bien, je vois que les relations hiérarchiques ont volé en éclats. Le temps qu'un nouvel ordre s'établisse, l'administration sera un frein pour l'économie».
Sur fond de défiance, les autorités consultent le privé sur l'avenir
par Samy Injar
Le gouvernement a paré au plus urgent dans la tempête début janvier. Il a dû avaler sa feuille de route économique pour allumer des contre-feux. Ses choix de politique économique sont illisibles. La présidence de la République enquête auprès du privé sur de «nouvelles pistes de croissance». Le Premier ministre fait profil bas. Le tout sur fond de pression sur Cevital, le plus grand des privés.
Abdelhamid Temmar est de retour. L'évanescent ministre en charge de la Prospective a reçu, sur son initiative, une délégation de chefs d'entreprise algériens pour «réfléchir ensemble» sur l'avenir de l'économie nationale. Premier constat, le désamour vis-à-vis du secteur privé est toujours là : «nous sommes globalement déçus par les performances du privé national» est l'appréciation la mieux partagée dans le gouvernement. Elle est relayée avec insistance par l'ancien ministre de l'Industrie et de la Promotion de l'Investissement. Pour le reste, le débat a tourné autour des conditions d'un essor de l'activité productive du secteur privé. Avec comme arrière-plan l'attaque, à peine voilée, conduite par les officiels contre le groupe Cevital, désigné, de manière sommaire, comme monopole, source des tensions sur les deux produits de base que sont le sucre et l'huile. La recherche de la concertation ira-t-elle jusqu'à l'organisation d'une conférence nationale économique et sociale, comme le suggèrent de nombreux économistes et hommes d'affaires ? Rien n'est moins sûr. Le président Bouteflika veut, pour le moment, enquêter par ses propres canaux au sujet du malaise dans le monde des affaires. En retour, les chefs d'entreprise ont peu d'espoir d'infléchir le cours engagé par la loi de Finances complémentaire 2009. Pour un autre investisseur privé algérien, non concerné par la rencontre avec le ministre, « ce n'est sûrement pas en parlant avec le ministre en charge de la Prospective que nous allons lever les contraintes sur l'entreprenariat en Algérie. Abdelhamid Temmar ne parle quasiment pas avec le Premier ministre Ahmed Ouyahia, le seul qui met en œuvre des décisions et qui, lui, semble en retrait depuis la crise des émeutes. Il ne va sûrement pas changer quoi que ce soit à ce qu'il a fait jusqu'à maintenant sans instructions présidentielles». Le circuit décisionnel d'une inflexion de politique économique et laquelle ? prendra du temps. Or l'intensité de la colère déployée dans les rues du pays entre le 5 et le 9 janvier derniers a rendu les réponses urgentes. La série dramatique des immolations est venue ajouter à l'obligation de résultats pour l'Exécutif sur le front économique et social.
L'affaire Cevital complique la lisibilité
La crise de début janvier 2011 a donc rendu un peu plus illisible l'action économique du gouvernement. Son inversion des priorités a laissé pantois les observateurs. La lutte contre le gonflement des importations et la réduction de la part de l'informel sont devenues secondaires. Le choix de réduire les parts de Cevital, un producteur national, sur les marchés de l'huile (60%) et du sucre (70%) est apparu comme une nouvelle priorité persistante au-delà des besoins immédiats de trouver un bouc émissaire face aux émeutes. Deux semaines sont passées et les langues se délient au sujet des décisions prises dans le feu de l'action, et qui, mises bout à bout, prennent l'allure d'ouverture d'un nouveau front intérieur contre Cevital par les autorités. Il se trouve justement, selon de nombreuses sources, que les décisions du ministre du Commerce Mustapha Bendaba et celles du conseil interministériel du samedi 8 janvier ont été inspirées par des orientations de la présidence de la République. Le gouvernement en a perdu sa feuille de route, dominée depuis deux ans par la promotion de la substitution aux importations par la production nationale. Issad Rebrab, le PDG de Cevital, décidé à se défendre, a affirmé cette semaine à Maghrebemergent, en marge d'une journée d'études d'Ernest and Young sur les circuits de distribution, que «l'importateur est beaucoup plus favorisé que le producteur» par les nouvelles décisions de défiscalisation touchant l'huile et le sucre. Mais qui a donc intérêt à torpiller des choix de politique économique la restriction des importations forgés dans l'adversité depuis deux ans ? «Il y a effectivement certains importateurs qui ont des sponsors qui les soutiennent, c'est certain
Enfin, j'imagine, sinon comment voulez-vous expliquer que de telles décisions et de telles lois économiques soient adoptées et mises en place ?» répond Issad Rebrab. Paradoxe supplémentaire, Abdelhamid Temmar voulait s'enquérir, auprès des acteurs de l'économie, des conditions de décollage de la création d'emplois dans le secteur privé.