Le paradoxe français

Publié le par Mahi Ahmed

Le paradoxe français

Hocine Belalloufi

Mardi 24 Avril 2012

 

Le premier tour de l’élection présidentielle du 22 avril a confirmé que la droite française était arithmétiquement majoritaire dans l’Hexagone. Il y a pourtant de fortes chances que le second tour débouche, le 6 mai prochain, sur une victoire du candidat de gauche arrivé en tête au premier tour : François Hollande. Comment expliquer un tel paradoxe ?



 

Les électeurs français se sont massivement mobilisés pour le premier tour du scrutin présidentiel du 22 avril dernier. L’élection du premier magistrat de la République concerne la fonction la plus éloignée de leur vie quotidienne (comparée aux élections locales ou régionales), mais ses effets sont décisifs pour leur avenir et celui de leurs enfants. La cinquième République accorde en effet d’énormes pouvoirs au président en exercice. C’est lui qui conçoit et a la responsabilité de la mise en œuvre de la politique du gouvernement. Les conséquences du choix électoral ne sont donc pas négligeables. Le traumatisme du 21 avril 2002 qui avait vu le candidat d’extrême-droite (Jean-Marie Le Pen) s’inviter au second tour en éliminant, au premier tour, celui de gauche (Lionel Jospin) est resté gravé dans les esprits. La participation électorale à la présidentielle a donc frôlé les 80%, en léger retrait par rapport à la même élection de 2007, mais en nette progression par rapport à celle de 2002.

 

Sarkozy ne s’effondre pas

Tous les hommes politiques et commentateurs ont relevé que Nicolas Sarkozy est le premier président-sortant de la cinquième République à ne pas arriver en tête au premier tour. Tous ses prédécesseurs ont occupé la première position à ce stade de la compétition, même lorsqu’ils furent battus au second tour (Valéry Giscard d’Estaing en 1981). Cet insuccès du président-candidat est d’autant plus significatif que lui-même et ses partisans, et même ses adversaires, s’attendaient à le voir tourner en tête au virage du premier tour. Il n’en a rien été.
Il est vrai que Sarkozy est le président le plus impopulaire de la cinquième république. Tous les candidats en ligne pour le 22 avril ont, en toute logique, contesté sa gestion à la tête de l’Etat et les résultats de sa politique. Le locataire de l’Elysée et ses partisans ont fait mine de s’en indigner en déclarant qu’il se battait « seul contre neuf » et que « l’égalité du temps de parole lors de la campagne officielle » l’handicapait. Mais on ne voit pas pourquoi des responsables politiques et des citoyens se porteraient candidats à la présidentielle s’ils approuvaient le bilan du candidat sortant. Sarkozy voudrait-il être qualifié d’office pour le second tour ? Entend-il disposer d’un traitement de faveur ? Voudrait-il bénéficier, à lui tout seul, d’un temps de parole égal à ceux de ses neuf concurrents ? Sa réflexion et celle de ses amis politiques s’avère d’autant plus étonnante que les autres candidats ne se sont pas particulièrement faits de cadeaux, comme on a pu le constater à travers la bataille pour la troisième place entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon.

En dépit de cela, le candidat Sarkozy ne s’est pas effondré. Son impopularité croissante, le nombre de concurrents, la dureté des critiques à l’égard de sa politique ainsi que de sa personne qui est extrêmement contestée, la situation économique et sociale dégradée de la France et les nuages qui couvent à l’horizon ne l’ont pas empêché de se qualifier pour le second tour, de talonner François Hollande et de conserver un espoir, assez mince il est vrai, de remporter la bataille finale.

Sarkozy a été autant desservi qu’aidé par la crise économique et financière mondiale et européenne. Elle a plombé les résultats économiques de la France en matière de déficit budgétaire, de chômage et de pouvoir d’achat, ce qui a provoqué une chute de sa popularité. Mais elle lui a permis en revanche d’occuper la scène politique, de faire montre d’une énergie considérable et d’un charisme certain, de se donner une « stature internationale » et de faire passer des réformes antisociales très dures (retraites…).

Sa personnalité controversée (proximité ostentatoire des riches…), le caractère antisocial et profondément inégalitaire de sa politique (niches fiscales pour les nantis, attaques des acquis sociaux des plus pauvres et des couches moyennes…), les affaires qui ont éclaboussé son mandat voire même l’ensemble de sa carrière (campagne présidentielle de 1995, affaires Karachi, Bettancourt…), l’instauration en France d’un véritable climat de « guerre civile idéologique » avec sa reprise des thèmes racistes de l’extrême-droite sur l’identité nationale, l’islam, la viande halal, le foulard, les racines judéo-chrétienne de l’Europe, l’Afrique, son mépris des plus faibles, la violence de ses attaques contre les émigrés ou Français d’origine étrangères, les Rom, et certains aspects liberticides de sa politique (ingérence dans les médias…) auraient pu le voir s’effondrer. Sarkozy aura les plus grandes difficultés à rassembler au second tour un électorat aussi disparate que celui d’extrême-droite et du centre. Mais il a incontestablement fait, au premier tour, le plein de sa famille électorale. Le vote d’extrême-droite qui s’était en partie porté sur lui en 2007 est retourné à ses premiers amours, déçu par son incapacité à venir à bout des « fléaux » qu’il avait dénoncé à l’époque : l’insécurité, l’immigration…

 

François Hollande bénéficie du désir de changement

Le candidat socialiste a finalement réussi son pari d’arriver en tête au premier tour. Personne ne donnait pourtant cher de sa peau il y a plus d’une année, lorsqu’il avait lancé sa campagne. Personnalité terne comparée à celle, flamboyante, de Dominique Strauss-Kahn (DSK pour les intimes), apparatchik raillé par les Guignols, dirigeant peu pris au sérieux y compris dans sa formation politique et, il faut en convenir, homme peu charismatique. Mais homme de conviction, déterminé, tenace et qui derrière une apparence assez gauche savait exactement ce qu’il voulait et où il allait. L’histoire regorge d’exemples de personnalités charismatiques battues par d’autres, beaucoup moins passionnantes, mais non moins redoutables. Hollande appartient de toute évidence à cette dernière catégorie.

Mais on aurait tort de réduire son succès du premier tour à ses qualités personnelles et à son profil psychologique, même si ces caractéristiques jouent indéniablement dans une élection aussi personnalisée que celle du monarque républicain français, tous les cinq ans. Il ne doit certainement pas l’essentiel de son succès à la politique qu’il promeut tant celle-ci ressemble, par bien des aspects, à celle de son concurrent de droite. Personne ne s’attend en effet à voir Hollande rompre avec la logique néolibérale suivie sans interruption en France depuis 1983 ! Il a déjà annoncé qu’il respectera les engagements européens de la France en matière de diminution du déficit budgétaire. Il faut donc s’attendre à une cure d’austérité de gauche si jamais il l’emporte le 6 mai prochain. Et il ne faut pas espérer le voir combattre la finance internationale qui déstabilise l’Europe, une finance internationale qu’il a affirmé vouloir combattre tout en allant la rassurer à la City… Sur le plan international, Hollande a soutenu l’intervention militaire en Libye, soutiendrait une éventuelle intervention en Syrie et est toujours aussi proche d’Israël en Palestine et du Maroc au Sahara Occidental.

Proposant une politique économique et sociale différente de celle de Sarkozy, mais de même nature sur le fond, le candidat socialiste se distingue cependant sur nombre d’aspects. Face à la montée de la colère des classes populaires et moyennes, il a annoncé une remise en cause des cadeaux aux riches et de certaines mesures antipopulaires (TVA…) prises par Sarkozy. Il devrait augmenter le Salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC), anciennement SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti)… Sa démarche rassembleuse l’amène par ailleurs à privilégier la concertation, la négociation et la recherche d’un consensus entre les partenaires sociaux (patronat et syndicats de salariés). Il présente un côté plus démocratique et moins autoritaire qui tranche avec la politique de Sarkozy, ce qui ne peut que séduire les modérés du centre et même de droite. Refusant de brosser l’opinion française dans le sens du poil, il a eu le courage de proposer le droit de vote des étrangers non communautaires aux élections locales, mesure déjà présente dans le programme du candidat François Mitterrand en 1981, mais jamais appliquée par la gauche. Lui est ses partisans sont indéniablement perçus comme des antiracistes contrairement aux thèses défendues par l’Union pour la majorité présidentielle (UMP), le parti de Sarkozy.

Il ne faut toutefois pas cacher le fait que la véritable force de frappe de François Hollande, son ressort réside dans le rejet de Sarkozy. Le vote utile a fortement joué en sa faveur car il était considéré, à tort ou à raison, comme le seul candidat en mesure de mettre fin à la carrière présidentielle du successeur de Jacques Chirac. Nombre d’électeurs séduits par la campagne offensive de Jean-Luc Mélenchon ont finalement abandonné celui-ci pour déposer un bulletin de vote Hollande dans l’urne par peur d’une réédition de l’expérience du 21 avril 2001. François Hollande est en effet le seul candidat à même de capter des voix aussi disparate que celles de l’extrême-gauche et du centre. Il devrait donc logiquement profiter du rejet qu’inspire le président sortant qui peut difficilement, pour sa part, polariser les voix de ses concurrents d’extrême-droite et du centre.

 

Le Front national, un parti souverainiste libéral

Le FN a incontestablement gagé son pari et ce, à la surprise de beaucoup d’observateurs et d’hommes politiques. Se positionnant sur une ligne souverainiste, courant nationaliste chauvin, le FN est partisan d’une « Europe des patries » opposée à la dissolution des nations dans une Europe cosmopolite ». Il dénonce « l’Europe des technocrates » dont les dirigeants ne sont pas élus, fustige l’abandon de la souveraineté nationale au profit de la Commission européenne de Bruxelles et ne rate pas une occasion de critiquer la finance, les banques, les banquiers, les marchés et le libéralisme. Il avait appelé à voter « non » au référendum sur le Traité constitutionnel européen. Il se présente ainsi en défenseur des classes populaires face à la coalition UMPS (UMP et PS) qui gouverne en alternance le pays depuis longtemps, mais qui mène une politique de même nature.

Mais il s’agit là d’une défense totalement démagogique. Le programme économique du FN, idéologiquement nationaliste, ne rompt absolument pas avec les canons de la vision libérale en matière économique. Ce parti a soutenu la politique de privatisation ainsi que la remise en cause, par le président Nicolas Sarkozy et les gouvernements Fillon, de très importants acquis sociaux : les 35h de temps de travail hebdomadaire, le recul de l’âge de la retraite, les attaques contre la Sécurité sociale, la santé publique, l’éducation…

Le parti de Marine Le Pen fait mine de s’intéresser au sort des victimes du libéralisme (ouvriers, employés, précaires, chômeurs, habitants des quartiers populaires…) alors même qu’ils les monte les uns contre les autres sur des bases racistes. Il cible les immigrés, les musulmans, les Maghrébins, les Arabes, les Noirs… qu’il présente comme des ennemis des travailleurs français blancs. Pour le FN, le chômage ne provient pas de la crise du capitalisme, mais des étrangers. Ce ne sont pas les patrons qui licencient et délocalisent mais les étrangers qui viennent « voler le travail et le pain des Français ». Ce parti divise ainsi les victimes du libéralisme en fonction de leur origine, de leur nationalité, de leur langue, de leur religion, de leur couleur de peau… ce qui les affaiblit par rapport à leurs véritables adversaires que sont les marchés financiers, les banques, les grands groupes économiques et commerciaux et leurs relais politiques (partis de droite…) et médiatiques (grands groupes de presse…).

Face au recul historique de la gauche au cours des trente dernières années, le FN a distillé son poison dans les couches populaires, ce qui lui permet de se présenter comme un parti populaire, ouvrier même. Mais il défend en réalité les intérêts des plus riches et ne remet nullement en cause, bien au contraire, les disparités et inégalités sociales. Il faut reconnaître que ce parti a été largement aidé par Sarkozy qui a mené campagne sur des thèmes de prédilection (l’insécurité, l’immigration, la perte de l’autorité de l’Etat, la délinquance, le laxisme…) des Le Pen. Accentuant les peurs, toutes les peurs, Sarkozy a simplement oublié qu’il n’avait pas réussi, cinq années durant au moins, à répondre aux attentes des électeurs du FN. Aussi ceux-ci ont-ils préféré l’original à la copie.

 

Désillusion du Front de gauche à qui l’avenir appartient

Les dirigeants et militants du Front de gauche ont été profondément déçus par le score de leur candidat, même si ce dernier a réussi à faire bonne figure lors de sa déclaration. Les militants du Front de gauche se sont en effet laissés bercer par la force de leurs mobilisations à Paris, Lilles, Rouen, Toulouse ou Marseille et par des sondages dont ils se méfiaient à juste titre au début, mais qui ont fini quelque peu à endormir leur vigilance.

Qui pouvait sérieusement escompter détrôner le FN au cours d’une seule campagne électorale ? Qui pouvait sérieusement espérer récupérer le vote ouvrier en quelques semaines ? Qui pensait disposer d’un droit de propriété naturel et inaliénable sur ce vote ouvrier et le vote populaire ? Le Front de gauche a donc été victime de sa propre illusion. Car la gauche française a disparu des usines et des quartiers populaires qu’elle occupait jadis, lorsque le Parti communiste français (PCF) représentait 25% de l’électorat français et la social-démocratie un peu moins. C’était l’époque où ces partis disposaient de cellules d’entreprises et de quartiers fournies, où ils dirigeaient les syndicats, où ils animaient les quartiers (Secours populaire, bibliothèques ambulantes…) dont ils encadraient les couches défavorisées. Aujourd’hui, le PS est devenu une machine électorale alors que le PCF n’est plus qu’un petit parti d’élus qui s’accrochent. La contre-société qu’incarnait il y a quarante ou cinquante années le mouvement ouvrier a disparu et le discours de division des travailleurs français et immigrés tenu, durant une période, par le PCF a affaibli la classe ouvrière et laissé les quartiers populaires ouverts aux quatre vents. Le FN n’avait plus qu’à occuper la place en surfant sur la peur des travailleurs français de se voir voler leur travail par les étrangers !

Battre le FN, le faire refluer, objectif politique central et tout à fait juste mis en avant par Mélenchon et les candidats d’extrême-gauche (Nouveau parti anticapitaliste et Lutte ouvrière), ne pourra se faire que sur la durée. En réoccupant le terrain perdu, en renouant avec le militantisme et la solidarité, en allant de nouveau vers les quartiers populaires et les immigrés et autres « français basanés aux noms étranges » : Mamadou, Mohamede et autres Yang… Le Front de gauche et toute la gauche ont du travail sur la planche, pas seulement en perspective des législatives mais aussi et surtout après les élections. Il leur faudra réoccuper les places de marché pour y distribuer leurs tracts et leurs journaux, ouvrir leurs permanences, faire du porte-à-porte en direction des chômeurs et autres ouvriers et reconstruire la solidarité et la confiance détruite.

Mais les résultats obtenus par la gauche de la gauche et singulièrement par le Front de gauche sont extrêmement encourageants pour toute la gauche et devraient servir de plate-forme, de point de départ pour la reconquête du peuple et pas seulement de l’électorat populaire. Ce travail devra se faire dans les luttes quotidiennes (grèves, luttes pour le logement, pour la régularisation des sans-papiers…). La réelle dynamique créée par le FG devrait profiter à cette famille politique pour transformer l’essai réalisé au premier tour.

 

La politique, clef d’explication du paradoxe

Les candidats du centre, de droite et d’extrême-droite ont finalement remporté plus de 55% des suffrages exprimés. Ils sont donc majoritaires face à une gauche qui n’atteint pas les 45%. L’hégémonie des idées et réponses libérales est encore plus forte. Si on ne comptabilise pas les voix du Front national (FN) et de quelques autres candidats souverainistes de droite, le résultat du camp libéral se situe à 65% du corps électoral. Il englobe alors le centre (Modem), la droite (UMP), la gauche (PS et Radicaux de gauche) et une partie des Verts. Si l’on inclut les voix obtenues par le FN, le pourcentage du camp libéral atteint des sommets : 85%. Seuls le Front de gauche (FG), le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et Lutte ouvrière (LO) sont sur une ligne clairement et résolument antilibérale.

La droite s’avère ainsi hégémonique au niveau électoral. Il y a pourtant de fortes chances qu’elle perde le scrutin face à une gauche minoritaire et elle aussi divisée entre un parti socialiste social-libéral et une « gauche de la gauche » farouchement antilibérale voire parfois même anticapitaliste.

Mais la gauche est unie et disciplinée. Subissant les attaques de la droite sarkozyste qui s’attaque sans complexe ni ambiguïté aux acquis sociaux des catégories populaires, elle a un objectif clair et rassembleur : briser l’offensive libérale en faisant tomber le président et en renvoyant la droite dans l’opposition. Les différentes familles de gauche ne pourront certainement pas gouverner ensemble, mais elles peuvent sans problème aucun frapper ensemble leur adversaire commun : le président Nicolas Sarkozy.

La droite sarkozyste est aux affaires. Il ne s’agit pas pour elle de voter contre, mais de voter pour maintenir le titulaire de la charge à son poste. Or, il y a manifestement incompatibilité à gouverner ensemble. Rassembler la totalité des électeurs de François Bayrou et d’une Marine Le Pen dont l’objectif clairement affirmé est de faire exploser l’UMP relève de la mission impossible. Le FN fera tout pour faire échouer Sarkozy car son avenir en tant que première force d’opposition est à ce prix. Il en a visiblement les moyens.

 

 

Source :

http://www.lanation.info

 

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