Le drame arabe

Publié le par Mahi Ahmed

Le drame arabe

Bernard Haykel

2011-03-07

 

Le drame arabe

 

PRINCETON – Le monde arabe est entré dans la période la plus critique de son histoire contemporaine. Les régimes despotiques sont balayés les unes après les autres par des populations qui prennent enfin leur destin en main.

Mais l’euphorie du moment ne laisse en rien présager de quoi l’avenir sera fait. Dans le meilleur des cas, la démocratie est encore loin : l’armée domine toujours la situation en Égypte et en Tunisie, les clans tribaux prennent de l’importance en Libye et au Yémen, et les clivages sectaires entre chiites et sunnites occuperont sans doute le devant de la scène au Bahreïn, comme c’est le cas en Irak depuis 2003.

Aucun fil narratif ne permet de saisir ces événements dans leur ensemble. Que ce soit les régimes du Moyen-Orient, les Etats-Unis, l’Union européenne ou Al-Qaïda et d’autres groupes islamistes, tous tentent de comprendre quelle peut être la suite des événements.

Les spécialistes de la région, dont je fais partie, commencent à reconnaître que leur compréhension des politiques arabes était insuffisante pour prévoir le succès de ces soulèvements successifs. Jusqu’aux premières manifestations en Tunisie, nous pensions qu’un changement politique serait soit le fait de forces islamistes, soit le fait d’un groupe d’officiers – pas celui d’une population entière, à la fois désorganisée et mobilisée par la jeunesse du pays.

La poussée démographique du Moyen-Orient est un phénomène bien connu, mais personne n’avait su anticiper que les jeunes se serviraient des réseaux sociaux et des téléphones mobiles pour renverser des dictateurs en place depuis longtemps. Les technologies informatiques étaient censées fragmenter les forces sociétales et non les unifier en vue d’un objectif commun. Et ces régimes étaient considérés comme trop brutaux, comme la situation le démontre tragiquement en Libye, pour être renversés sans opposer de résistance.

Al-Qaïda même a été pris au dépourvu, de son propre aveu, sans doute parce que l’idéologie centrale du mouvement veut que les gouvernements arabes autoritaires ne peuvent être terrassés que par la violence. En réaction aux récents événements, Ayman al-Zawahiri, le numéro deux d’Al-Qaïda, s’est livré, dans une vidéo style PowerPoint, à une analyse ennuyeuse de la loi constitutionnelle et de l’histoire politique de l’Égypte.

Comme celui dont usait le président déchu Hosni Moubarak, le ton utilisé par al-Zawahiri est arrogant et condescendant. En tout cas, son discours illustre à quel point les principaux dirigeants d’Al-Qaïda sont déconnectés de la réalité actuelle.

Un autre idéologue, plus jeune, du groupe terroriste est lui plus convaincant. Dans un message daté du 16 février 2011, intitulé « La révolution populaire et la chute du système arabe corrompu : un nouveau départ et l’effritement de l’idole de la « stabilité », un Libyen qui se fait appeler Atiyat Allah écrit, « Il est vrai que cette révolution n’est pas la révolution idéale que nous appelons de nos voux… Nous espérons qu’elle n’est que la première étape de temps encore meilleurs ».

Il poursuit son argument en faisant valoir que ces révolutions n’ont pas fait que renverser des régimes comme celui de Moubarak. Elles ont aussi et surtout mis fin à la doctrine de la « stabilité » qui permettait à ces régimes et à l’Occident d’exploiter les ressources de la région et de garantir la sécurité d’Israël.

Admettant avoir été surpris par la rapidité avec laquelle se déroulaient les événements récents, Atiyat Allah recommande qu’Al-Qaïda engage des négociations par étapes avec les forces montantes de ces pays. Seule une approche stratégique, dit-il, permettra à Al-Qaïda de réaliser son objectif ultime – prendre le pouvoir.

D’autres idéologues d’Al-Qaïda ont fait part de leur admiration pour la capacité de jeunes hommes, comme Wael Ghonim, à mobiliser des milliers de leurs concitoyens en exprimant leur désir profond de changement et l’amour de leur pays. Une certaine envie quant à ce que d’autres ont accompli et de désespoir quant à la manière dont Al Quaïda pourrait en profiter transparaissent clairement dans leurs propos.

Mais contrairement aux soulèvements tunisien et égyptien, les combats en Libye donnent à Al Quaïda l’occasion de promouvoir son idéologie classique qui donne la primauté à la violence dans tout changement politique. Il est encore plus inquiétant de constater que les violences en Libye exposent certaines caractéristiques du Moyen-Orient, oubliées après les succès grisants de Tunis et du Caire.

Il est surtout clair que le changement politique ne se fera pas de manière identique dans les différents pays du monde arabe. Contrairement à la Tunisie et à l’Égypte, qui sont des sociétés plutôt homogènes, la Libye est dominée par des clivages tribaux, tandis que Bahreïn, le Yémen et la Syrie sont en proie au sectarisme. En l’absence d’institutions nationales fortes, le changement politique risque de se traduire par un bain de sang.

La violence des combats en Libye pourrait en outre faire passer le message à d’autres peuples de la région que le coût du changement est trop élevé et que les transitions relativement pacifiques de l’Égypte et de la Tunisie ne sont pas nécessairement possibles ailleurs.

Enfin, la situation chaotique de la Libye souligne à quel point le reste du monde est dépendant du destin politique des pays du Moyen-Orient. Si un tel chaos devait s’emparer des pays du Golfe persique par exemple, le reste du monde, qui dépend de ces pays pour son approvisionnement en pétrole, serait paralysé.

Même si cette probabilité paraît lointaine, elle doit nous inciter à réfléchir à la manière dont nous pouvons encourager des politiques qui, par le biais d’un processus ordonné et pacifique, donnent aux populations arabes la dignité politique et la bonne gouvernance auxquelles elles aspirent. L’alternative est un monde dans lequel nous continuons à être les otages des pathologies du Moyen-Orient, un contexte qui permet aussi à Al-Qaïda d’affermir son idéologie et son influence.

Bernard Haykel est professeur d’études du Proche-Orient à l’université de Princeton aux États-Unis.

 

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