Inégalités meurtrières
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Par Ammar Belhimer
Le jeune manifestant de Chéraga en colère a certainement mieux que tout autre exprimé la dialectique du politique et de l’économique en confiant aux journalistes de TSA mercredi dernier : «Ils nous ont imposé de fermer nos gueules depuis plusieurs années et maintenant on veut fermer nos bouches pour nous empêcher de manger.» Il ne pouvait pas si bien dire les injustices criantes qui gouvernent le monde sous toutes les latitudes depuis que le néolibéralisme règne en maître absolu.
L'inégalité croissante aux Etats-Unis, comme ailleurs, est généralement attribuée aux forces «obscures» du marché. En fait, elle n’est que la résultante directe des politiques mises en œuvre par les plus puissants qui ont consciemment – et parfois par inadvertance – faussé les règles du jeu au profit des plus riches. Robert C. Lieberman, professeur de sciences politiques et des affaires publiques à l'Université américaine de Columbia – il est notamment l'auteur de Shifting the Color Line: Race and the American Welfare State ( Déplacement de la ligne de couleur: la Race et l’Etat-providence américain) – revient sur cette amère réalité du monde néolibéral. L'économie américaine est en lambeaux, déplore R. C. Lieberman qui en dresse un bilan sans concessions : «Le chômage approche les dix pour cent, le niveau le plus haut depuis 30 ans ; les saisies ont contraint des millions d'Américains à quitter leurs foyers, et les revenus réels ont diminué plus vite et dans de telles proportions qu’à tout autre moment depuis la Grande Dépression.» La grande «curiosité» historique et sociale est que les nantis, qui comptent parmi eux les barons de la grande finance internationale responsables de la bulle financière de fin 2007, sont devenus encore plus riches. «Et pas seulement un peu plus riches ; beaucoup plus riches», précise R. C. Lieberman. En 2009, le revenu moyen des cinq premiers pour cent des salariés les plus riches a continué d’augmenter, tandis que toutes les autres tranches inférieures de revenu parmi la population poursuivaient leur descente aux abîmes. Cette tendance à la hausse des revenus les plus hauts et à la stagnation des revenus les plus bas ou intermédiaires dure depuis 40 ans. Ainsi, la croissance de 1% des revenus les plus élevés est passée d'environ huit 8% dans les années 1960 à plus de 20% aujourd'hui. Les Etats-Unis n’ont jamais connu un tel niveau d'inégalité économique depuis la veille de la Grande Dépression. Une réalité qui témoigne d'une économie politique qui récompense une petite élite et transfert les risques vers une masse de plus en plus exposée et précarisée. L'inégalité des revenus aux Etats-Unis est, en effet, plus élevée que dans toute autre démocratie industrielle avancée ; «elle est comparable à celle de pays comme le Ghana, le Nicaragua et le Turkménistan», déplore l’auteur. Il en résulte «une polarisation politique, la méfiance et le ressentiment entre les nantis et les démunis qui tend à fausser le fonctionnement d'un système politique démocratique dans lequel l'argent confère de la voix et du pouvoir ». Les champions de la mondialisation considèrent ces développements comme la conséquence naturelle des forces du marché, qu'ils jugent comme étant non seulement bienveillantes (car elles accroîtraient la richesse globale par l’échange) mais aussi imparables ou inévitables. Les sceptiques de la mondialisation mettent, pour leur part, l'accent sur les effets redistributifs, qui tendent à conférer des avantages considérables à une élite très instruite et hautement qualifiée, en laissant sur le carreau les autres travailleurs. Cette «flambée des inégalités » n’est pas la conséquence naturelle des forces du marché, mais plutôt le résultat des politiques publiques qui ont amplifié les effets de la transformation économique tout en orientant les gains exclusivement vers les catégories sociales les plus aisées. Les cadeaux fiscaux de Ronald Reagan et George W. Bush, mais surtout l'abrogation de la loi Glass-Steagall en 1999 (elle a démantelé le cloisonnement ancien entre les banques et les sociétés d'investissement, autorisant l’avènement de puissants groupes financiers, à l’image de Citigroup), ont été approuvés par le Congrès, généralement avec l’appui unanime de l’establishment, des républicains comme des démocrates. Ce tournant signe le départ d’une débandade, d’une «dérive» qui continue encore à produire ses effets partout dans le monde : «Le système américain de séparation des pouvoirs – avec ses procédures alambiquées et des règles bizarres, comme le veto et l'empêchement – est particulièrement propice à la dérive, en particulier par rapport à la rationalité des systèmes parlementaires dans d'autres pays qui offrent des majorités relativement affirmées dans le processus d'élaboration des politiques.» La «dérive» en question n’est pas le fruit d’une «simple négligence», omission ou inertie. Elle est délibérée : permettre aux dirigeants d'entreprise de compenser ou d’indemniser des stocks-options, c’est autoriser les cadres dirigeants à se sucrer quelles que soient les performances, souvent lamentables, de leurs entreprises. Sur ce point, le constat est sévère : «Le coût à long terme de la défaillance d'entreprise n'est pas supporté par les P-dg et leurs sousfifres des directions, bien sûr, mais par les employés.» Dans les années 1990, le Financial Accounting Standards Board (le FASB), qui réglemente les pratiques comptables, a observé cette pratique et anticipé correctement les dommages qu'elle allait avoir sur l'économie, et a ensuite cherché à freiner le phénomène. Mais le Congrès l’en a empêché, sous la pression des grandes entreprises. «La croissance spectaculaire de l'inégalité est donc la conséquence non pas du fonctionnement «naturel» du marché, mais de quatre décennies de choix politiques délibérés» qui sont loin d’obéir au jeu démocratique de la règle majoritaire. Ces politiques sont la conséquence de la concurrence entre «groupes organisés qui cherchent à influencer le processus décisionnel». Comme le prédisait le grand politologue E. E. Schattschneider en 1960, «la faille dans le ciel pluraliste, c'est que le chœur céleste chante avec un fort accent de la classe supérieure.» L'amélioration des fondamentaux du New Deal, avec la protection sociale et le droit du travail, ainsi qu’une extension des droits civils et des libertés publiques ont fini par céder face à la «contre-révolution conservatrice marquée par l'évolution idéologique, politique et organisationnelle » qui a démantelé le legs de Franklin Roosevelt et Lyndon Johnson. L’édifice du New Deal, avec la protection sociale, la réglementation financière, la fiscalité progressive et les droits civils, n’a pas résisté au lobby des entreprises. Une attention particulière est prêtée au de la classe moyenne américaine : «Dans les années 1960 et 1970, de plus en plus d'Américains en sont venus, non sans raison, à se méfier de leur gouvernement. Leurs dirigeants les avaient conduits dans une guerre lointaine qui s’est révélée impossible à gagner et a déchiré le pays ; un président a été pénalement reconnu coupable de corruption et contraint de démissionner ; des villes étaient en flammes, étalant à la face du monde le profond fossé racial qui est resté dans la société américaine, malgré les victoires du mouvement des droits civiques.» Même à l'ère d'Obama, l’abandon de la classe moyenne s’est poursuivi, avec une accentuation du fossé qui la sépare des plus riches. Et précieuse leçon à qui peut l’entendre : la reconstruction «de la capacité organisationnelle de la classe moyenne» est la condition de toute «réparation de l'infrastructure politique ».
A. B.
(*) Robert C. Lieberman , Why the rich are getting richer : American politics and the second gilded age,
Foreign Affairs, January/February 2011.
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/01/11/article.php?sid=111169&cid=8