Habiba Djahnine : «Le corps de l’Algérie porte une blessurebéante, il est temps qu’on la voie»
Habiba Djahnine : «Le corps de l’Algérie porte une blessurebéante, il est temps qu’on la voie»
le 01.07.11
Après Autrement citoyen en 2008, Habiba Djahnine revient avec Avant de franchir la ligne d’horizon, court métrage qui retrace quelques portraits de militants des mouvements sociaux de ces vingt dernières années. Un regard lucide en plein débat sur le rôle de la société civile et des révolutions arabes.
- Votre film se veut une station, un arrêt de réflexion autour du militantisme. Pourquoi avoir choisi cette option ?
Depuis quelques années, j’ai eu à réaliser des travaux qui interrogent le monde associatif, la société civile, les ONG… Lors de mes nombreux entretiens avec les acteurs de cette frange de la société algérienne, j’ai constaté une forme de «fatigue». Les anciens disent : «Les jeunes ne veulent plus militer.»Et les jeunes répondent : «Nous voulons une autre façon de militer et nous avons d’autres combats que vous.» Je n’aime pas simplifier, mais en privé, les anciens militants, quels qu’ils soient, expriment une grande déception, ils disent que les choses n’avancent pas… ou alors à pas de fourmi. Ils portent en eux une grande lourdeur, une envie profonde de faire le bilan de leurs années de lutte et de toutes les traversées, mais en même temps, ils ont conscience que c’est un grand chantier. Les jeunes, eux, disent souvent : «Mais vous nous n’avez rien transmis…»
C’est dur d’entendre ça ! Comment transmettre en temps de guerre ? Comment transmettre en temps de violence ? Comment arriver à élaborer une pensée tout en tenant compte des urgences, des mutations et surtout de tous nos traumatismes ? Oui, je le dis, j’ai constaté, vécu et éprouvé le traumatisme des Algériens et des Algériennes. Tous et toutes veulent qu’on reconnaisse leur résistance, leur courage… Mais aussi mettre des mots sur les déceptions et les échecs, sans que cela soit tétanisant. Au contraire, ils souhaitent une parole constructrice. Alors je me suis dit, pourquoi ne pas proposer à quelques militants et militantes, toujours en action, de s’arrêter un moment et de se parler.
De ne pas être dans l’autocélébration, ni dans la victimisation, mais au contraire, pour une fois, parler des choses qui nous font mal, de nos désespoirs, de la prouesse, de continuer à y croire malgré la guerre, malgré les répressions, malgré la difficulté de se parler… car la douleur est énorme et chaque parole porte en elle une telle émotion que les mots s’arrachent comme des morceaux de chair. J’ai voulu un petit arrêt pour tenter une parole. Construire un espace possible à travers des images de notre pays, beau mais tellement meurtri. C’est un arrêt filmique qui n’est pas sans risque, car forcément il est parcellaire, forcément chacun projettera son propre hors champ, car forcément s’arrêter, c’est prendre le risque d’une introspection.
- N’y a-t-il pas une forme de défaitisme dans les témoignages que vous présentez ? Militer,veut-il dire quelque chose aujourd’hui?
Du défaitisme non, puisque chaque personne que j’ai filmée porte en elle l’histoire d’un militantisme qui se poursuit dans ses actions. Tous n’ont pas arrêté et n’arrêtent toujours pas d’être des acteurs de ce qu’on appelle «la société civile». Mais tous se posent la question en creux (en hors champ) de militer autrement. Nous sommes une société méditerranéenne avec toujours cette pudeur d’exprimer ses sentiments. J’ai choisi la voie de la subjectivité pour raconter cette traversée des vingt ans, dure, très dure. Donc, ce n’est pas du défaitisme. Quand on regarde les choses en face et qu’on fouille dans la mémoire, les choses remontent. Par ailleurs, j’ai voulu montrer à quel prix on milite dans ce pays. Je pense que c’est cher payé et on le voit sur les visages des personnages, on le devine dans leurs silences. Ils sont tous magnifiques, ils portent en eux leurs certitudes et leurs doutes, ils portent un grand courage. Ce n’est pas parce qu’on parle des choses qui ne vont pas qu’on est défaitiste, bien au contraire.
Tant qu’on n’a pas posé assez de mots sur ce que nous avons tous traversé individuellement et collectivement, on s’en sortira difficilement, et là, réellement, on ne transmettra aux générations futures que du défaitisme. Les personnages sont dans leur milieu naturel, on voit leur solitude, on voit leurs questions, ils tentent de réfléchir leur parcours, ils essayent d’entrevoir les raisons de certains échecs… Pour moi, c’est très courageux de se montrer dans sa fragilité et non comme des héros. Ce ne sont pas les témoignages des personnages de mon film qui sont défaitistes, ce sont les jeunes et les moins jeunes qui s’immolent et qui traversent la mer dans des embarcations d’infortune qui nous alertent tous les jours du désespoir dont souffre notre société. Vous me posez la question : militer veut-il dire quelque chose aujourd’hui ? Dans la logique des choses, cela devrait être plus qu’à l’ordre du jour. Mais va-t-on se mentir à nous-mêmes ? Il y a une très forte déception de toutes les franges de la société, que ce soit les syndicats, les associations, les partis politiques…
On n’arrête pas de vivre des scissions, des clivages, des départs, je dirais même des exils, le silence de personnes illustres qui ne savent plus comment faire pour exprimer une alternative. On traîne trop de casseroles. Pour revenir à mon film, j’ai mis l’accent sur certains mouvements comme exemple de la colère de notre société. Bien sûr qu’il y a d’autres combats. Mais la vocation d’un film n’est pas d’être exhaustif, ni d’être un tract, ni d’être un manifeste. Autour de cette question cruciale qui est «qu’est-ce militer aujourd’hui ?», j’ai répondu en faisant ce film, où je m’arrête dans le trouble total de notre époque avec certains militants. Ecoutons-les dans ce qu’ils ont à nous dire et non dans ce qu’on voudrait entendre.
- Votre film commence par cette marche contre la torture en 1988 à l’USHB : on ne voit pas bien où cette marche va. Que voulez-vous dire par ces images ?
Le film commence d’abord par la «ville» derrière les barreaux, avant le générique, où je pose la situation d’une ville assiégée, en échos de ce qui s’est passé en octobre 1988. Mais depuis, il y a eu des assassinats, des départs, des disparitions forcées, des exils, des émeutes, des massacres de populations… Comment oublier tout ça, alors que c’était hier ? Après le générique, je montre la première marche des partis et associations qui sortent de la clandestinité pour dénoncer les crimes et la pratique de la torture pendant les émeutes d’Octobre 88. Sur le plan cinématographique, cette marche énergique montre aussi que nous ne savions pas vers quelle Algérie nous nous allions. Mais en même temps, sur ces visages de femmes et d’hommes, il y avait une sorte de naïveté, la fraîcheur d’une jeunesse qui n’a pas encore connu bombes et armes blanches, déflagrations et fusils à canon scié. Personne ne pronostiquait l’escalade de la haine et de la violence que nous avons connues après.
Mais avec du recul, j’ai voulu montrer cette marche et directement passer au silence de Hakim Addad, ex-SG du RAJ, qui est la seule organisation en Algérie qui a continué à commémorer Octobre 88, pour en faire la journée de la célébration d’une démocratie qui reste certainement à construire. Sur le plan cinématographique, c’est un chemin de rupture sans savoir quelle serait l’alternative. Nous l’avons tous vécu après. D’un autre côté, il y a beaucoup de gens qui ne se souviennent pas de cette marche. Même des personnes qui y étaient découvraient avec effroi leur tête juvénile en même temps que leur amnésie en voyant ces images. La guerre détruit les corps, elle détruit aussi les mémoires. Nous marchions sans savoir où nous allions, mais c’est ça le propre d’une société jeune sortant de plus de vingt ans de parti unique.
- Toutes ces routes et ces ponts inachevés dans votre film représentent-ils aussi les impasses de ce qu’on appelle la «société civile» ? Existe-t-elle réellement cette «société civile» ? Pourquoi n’arrive-t-elle pas à s’organiser ?
Il y a plusieurs espaces, certains sont apaisants, d’autres angoissants. Certains mènent à l’impasse, d’autres à l’inconnu. Mais le plus important, c’est cette géographie imposante qui porte les incertitudes de notre pays. J’ai tenté des métaphores qui ne sont certainement pas au goût de tout le monde. D’un autre côté, les chemins que j’ai filmés sont vides ou presque vides. Ce qui porte aussi la possibilité de les occuper, de les investir autrement. Mon film ne parle pas que des difficultés, il trace en creux toutes les possibilités dans l’intelligence et la sensibilité que portent ces personnages. Beaucoup de gens me disent : «Mais il se passe tant de choses positives dans notre pays !» Evidemment, s’il n’y avait pas cette dimension positive, je n’y vivrais pas. Mais ma proposition est loin de ce simplisme de la pensée, de cette béatitude.
A chaque fois que des émeutes éclatent dans mon pays, j’ai peur que les jeunes se fassent tirer dessus comme des lapins, c’est ce que dit Ferroudja dans mon film. Qui dit aussi qu’elle est fatiguée, mais elle continue sans relâche. Elle met l’accent sur quelque chose d’essentiel, pourquoi payer pour des choses que nous avons déjà demandées depuis plus de vingt ans, comme s’il fallait d’autres guerres pour cela. Nous sommes dans une impasse, impasse qui nous rappelle à quel point c’est difficile de se concerter, de se confronter sans se faire la guerre, de construire une alternative politique en tenant compte de toutes les franges de la société, de parler franchement de la place de la femme dans la société, de la place de la religion, de l’avenir des jeunes, de l’éducation, de l’industrie… Quel projet de société pour l’Algérie ? Je ne sais pas. Et si quelqu’un le sait qu’il me le dise.
La société civile existe, mais elle est multiple et en perpétuelle évolution, en perpétuelle construction et déconstruction, je dirais même en évolution et régression. Je crois que c’est le propre de toutes les sociétés. Mais il n’y a pas une seule «société civile». C’est un concept très large, mais ce qui m’intéresse c’est la place de l’individu comme élément de cette société mouvante. Vous me posez la question des raisons de son incapacité à s’organiser ? Là du coup, c’est vous qui êtes défaitiste. Dans mon film et dans tous mes travaux, je n’arrête pas de montrer que notre société n’a jamais cessé d’essayer de s’organiser. Mais toutes ces difficultés et ces traumas, les répressions et les blocages dus aux mentalités, laissent des traces dans la vie des individus, et c’est en partie cela que j’ai interrogé dans mon film. Et quand j’évoque les difficultés de s’organiser, elles ont plusieurs facteurs, d’abord il y a la peur, oui la peur, le manque de confiance en l’autre. C’est essentiellement dû au morcellement de la société durant la décennie rouge.
Les gens se sont déplacés, les liens sociaux se sont délités... La corruption a fait ravage... Par ailleurs, il est très difficile pour les citoyens qui s’organisent d’avoir la possibilité de se réunir, d’avoir un local. Les espaces publics et de rencontres sont de plus en plus rares. Pour s’organiser, il faut un exercice constant de la citoyenneté, un apprentissage, une accumulation. Nous, nous ne cessons de vivre des ruptures de toutes sortes, et lorsqu’on sort dehors, on ne peut pas éviter le chaos, car il y a tellement de frustrations, tellement de déni.
- Quel serait le poids des années 1990 dans cette paralysie, parce que c’est ainsi qu’on explique le «flop» d’un «printemps arabe» en Algérie ?
Oui, le poids des années 1990, un régime soudé au pouvoir et qui ne lâche rien aux populations, sauf quelques carottes par-ci, par-là, une répression visible lors des émeutes et invisible dans le quotidien des femmes et des hommes de notre pays. Flop, je ne sais pas ? Je pense que mon film montre que «le printemps arabe a commencé depuis bien des automnes», pour paraphraser une amie qui m’a écrit une lettre pour me parler de mon film. J’ai terminé mon film en octobre 2010. Donc, avant les révolutions arabes. Je ne vais pas me mettre à faire une analyse politique, ce n’est pas mon fort et ce n’est pas mon métier. Il y a des spécialistes pour cela et ils ont sûrement une explication. Il y a d’autres moyens plus sensibles pour comprendre. Nous sommes une terre, avec son histoire, j’allais dire ses histoires. Chaque lieu, chaque nom nous rappelle le poids de notre histoire sanglante, nous rappelle aussi quelques raisons d’être fiers.
- Vous démarrez de 1988, pourquoi ? Et selon vous, est-ce un mythe ?
1988 n’est pas un mythe en soi, c’est réellement une date importante pour notre génération. C’est tout de même pour nous un moment de rupture (symbolique) avec le parti unique. J’avais 20 ans en 1988 et j’avais participé avec des centaines d’autres camarades à l’éveil démocratique. Toutes les contradictions de notre société sont apparues au grand jour. Mais nous n’avons pas pris le temps de nous installer dans un débat, dans une confrontation constructive. La guerre est venue, dure et dévastatrice, inattendue. Peut-être nous a-t-elle rappelé qu’on n’était pas encore prêts à dialoguer ? Après, franchement, chaque militant, chaque citoyen a sa version. Ce que je retiendrai, plus qu’un mythe, octobre a «dé-couvert ce qui était couvert» pour révéler nos identités mouvantes, nos violences… mais aussi toutes nos incertitudes. Aujourd’hui, 50 ans après l’indépendance, tout reste à inventer et à construire. J’espère de tout cœur qu’on n’aura pas besoin, pour cela, d’une autre guerre ! Le corps de l’Algérie porte une blessure béante, il est temps qu’on la voie.
Bio express :
Née en 1968 en Algérie, Habiba Djahnine est réalisatrice. Elle est initiatrice et responsable pédagogique de Béjaïa Doc, un atelier de création documentaire organisé à Béjaïa, en Algérie, par deux associations : Cinéma et Mémoire (Béjaïa) et Kaina Cinéma (Paris). Elle est également auteure de plusieurs nouvelles et textes d’humeur édités dans des revues en France et en Algérie et signe en 2003 le recueil de poésie Outre-Mort paru aux éditions El Ghazali, dont un des poèmes est édité dans une anthologie Je est un autre aux éditions Seghers. Elle est également co-auteure de Associations algériennes, parcours et expériences édité par le PCPA en 2008. Par ailleurs, elle réalise en 2006 un film documentaire Lettre à ma sœur, en 2008 Autrement citoyens, film sur les associations en mouvement sur la société civile en Algérie. En 2010, elle réalise Retours à la Montagne et en 2011 Avant de franchir la ligne d’horizon.
Adlène Meddi
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