GOUVERNER PAR LE COMPLOT : OCTOBRE 88 A ORAN

Publié le par Mahi Ahmed

GOUVERNER PAR LE COMPLOT : OCTOBRE 88 A ORAN

Hier ‎29 ‎janvier ‎2013, ‏‎19:20:24 | (messaoud benyoucef)

 

 

 

OCTOBRE 88 À ORAN 

 

Des émeutes d'octobre 1988 à Alger, tout a été dit -ou presque. Que se passa-t-il à Oran, durant ces quelques jours qui marqueront ce moment idoine où la vérité des choses se dévoile brusquement ? Le régime livrera à tous son vrai visage en ces journées de complot et contre-complot car les groupes d'intérêt au pouvoir ne s'affrontent jamais à visage découvert ; ils se réfugient derrière la manipulation d'une masse, de préférence jeune car impulsive, téméraire et sans expérience. À ce titre, il est légitime de dire que les manifestations de 1982 à Oran, de 1986 à Constantine et de 1988 à Alger (et Oran) ont été les vrais premiers épisodes de la guerre des lâches qui endeuillera le pays dans la décennie 90. 

 

LE CONTEXTE GÉNÉRAL 

 

Les années 80 furent marquées par une lutte intense entre les différents cercles du pouvoir. Le débat tel qu'il était formulé en public concernait la question de la gestion économique et financière du pays après la chute des prix des hydrocarbures en 1986. Mais cette façon de poser le problème avait pour objectif de cacher la réalité d'un autre, plus profond et premier car il structurait de plus en plus clairement les luttes de tendances au sein du pouvoir : celui de la destination du secteur public, agricole et industriel, qui avait été édifié depuis l'indépendance. Privatiser les terres agricoles récupérées sur le fonds colonial, démanteler le secteur industriel et défaire toute la législation sur le commerce extérieur afin d'ouvrir la porte au capital international, tel était le programme d'une tendance du pouvoir, pressée d'emboîter le pas à l'Égypte d'Anouar Sadate, celle de l'Infitah - « l'ouverture »- qui avait livré ce pays à la la bourgeoisie compradore, celle du « Tasdir wa'stirad », l'import-export. 

 

L'inénarrable Benbella apportera son eau frelatée au moulin des Infitahistes en déclarant que le secteur industriel n'était qu'« un tas de ferraille ». L'heure, il est vrai, était au règne de l'ignorance et de l'inculture. Avec un acteur de série B à la tête des USA (R. Reagan) et une épicière inculte et dénuée de tout sentiment humain en Grande-Bretagne (M. Thatcher), pourquoi l'Algérie ne se paierait-elle pas deux présidents, l'un en exercice et incapable d'énoncer une seule phrase syntaxiquement correcte dans n'importe quelle langue, l'autre dans l'opposition et blindé contre le ridicule ? 

 

Cette tendance infitahiste, honteuse parce qu'incapable encore de s'assumer ouvertement tellement elle aurait heurté une opinion publique formatée à l'égalitarisme de la religion et du socialisme officiel, était encouragée et soutenue par le cercle présidentiel. Sa mise en oeuvre fut confiée à un gouvernement dirigé par Abdelhamid Brahimi, un premier ministre rigide, brutal même, et à la science douteuse qui entreprendra le travail préparatoire de liquidation des grandes entreprises publiques, celui de leur redimensionnement. Morceler les « majors » des hydrocarbures, de la sidérurgie et du BTP pour les liquider plus facilement, telle était la mission d'un Premier ministre qui ne convainquait personne en s'abritant derrière les nécessités d'une gestion plus saine (et qui n'avait, de toute façon, aucun argument à faire valoir sinon la vocifération et le passage en force). 

 

Aux Infitahistes qui avaient le vent en poupe, leurs adversaires n'avaient à opposer que l'arsenal des ruses et chausse-trapes d'appareils. Le système politique qui s'est mis en place en Algérie dès les premiers mois de l'indépendance ressemble à s'y méprendre à celui qui prévalait en URSS : une pouvoir nominal dévolu au parti unique (PCUS / FLN) et sa réalité exercée dans le secret absolu par l'appareil de la sécurité d'État (KGB / SM). La tendance anti-infitahiste était « logée » dans une aile de la SM -disons pour aller vite et pour la commodité, l'aile gauche-, et son bras séculier était l'appareil du FLN et ses organisations satellites. C'est dire en d'autres termes que l'appareil de la SM était lui-même divisé. (D'ailleurs, le Premier ministre était lui-même un membre de la SM). Mais, contre la Présidence et le gouvernement, l'aile gauche de la SM disposait d'un atout autrement décisif : son influence sans rivale sur l'appareil d'État et les managers du secteur public, soumis à une surveillance implacable et terrorisés à la seule idée d'avoir affaire, un jour, à la SM. À partir de 1975, en effet -et mettant à profit l'affaire du Sahara occidental et l'état, consécutif, de paix armée avec le Maroc- la SM mit en place les Bureaux de sécurité préventive (BSP), organes de surveillance présents dans la moindre administration, la moindre entreprise, la plus petite école même. Les managers et les cadres étaient à la merci du moindre ragot colporté par des agents d'autant plus zélés qu'ils étaient, en général, plus motivés par la prébende que par le patriotisme. Un réseau de surveillance et de contrôle tentaculaire, qui rappelle par bien des aspects le Dispositif de Protection Urbaine, le DPU du colonel Trinquier, de sinistre mémoire (lui-même démarqué des méthodes de mouchardage de la Gestapo) et finalement inefficace puisqu'il n'empêchera nullement la corruption de prospérer. Bien au contraire. Et elle ne touchera pas seulement les BSP, d'ailleurs, mais des cadres mêmes de la SM. Qui surveillera les surveillants ? 

 

Au long des années 80, cette confrontation allait devenir de plus en plus prégnante, de plus en plus publique. Les Infitahistes, confrontés, d'une part, à la pression croissante du Fonds monétaire international (FMI) -le bras armé de la marche du Capital vers l'unification du marché mondial-, d'autre part au sabotage systématique des mesures gouvernementales par leurs adversaires, se lanceront finalement dans une fuite en avant qui mènera aux événements d'octobre 88. Mais auparavant, il y aura eu cette emblématique affaire des ligues des droits de l'homme. 

 

L'AFFAIRE DES LIGUES DE DROITS DE L'HOMME 

 



 

La deuxième moitié des années 80 allait être marquée, en effet, par cette bataille autour de la constitution d'une association de défense des droits de l'homme. L'idée d'une ligue des droits de l'homme faisait, depuis quelque temps, son chemin dans un cercle de démocrates bourgeois de la capitale. Pour l'essentiel, il s'agissait de personnalités liées au barreau dont certaines -l'avocat Miloud Brahimi et l'écrivain Rachid Boudjedra- entretenaient des liens d'amitié avec le chef de la DGSN, Hadi Khediri. La figure de proue de ce cénacle était Miloud Brahimi. On cite aussi les avocats Ali Benflis, membre influent du FLN, Youcef Fethallah, le professeur de Droit Mohand Issaad, Mes M'hamed Ferhat et Mahi Gouadni d'Oran... L'existence de ce cercle (informel) était bien l'indice qu'une autre tendance politique tentait de se faire jour à l'ombre de la Présidence, celle de démocrates libéraux, encouragée et même couvée par le chef de la DGSN, lequel se croyait promis à un avenir radieux. 

 

Mes Ferhat et Gouadni étaient précisément ceux qui avaient assuré notre défense lors des événements d'avril 82. Khediri et Gouadni se sont connus à l'université d'Aix-en-Provence où le premier menait des études de mathématiques, le second de Droit. En 1961, Khediri rejoignit le GPRA à Tunis où se trouvait également Rachid Boudjedra -ce qui explique la présence de l'écrivain, qui se revendiquait du communisme, dans le cénacle, et plus tard dans le bureau de la ligue. C'est auprès de Me Ferhat que je me tenais informé de l'état d'avancement du projet qui m'intéressait particulièrement. L'expérience de 82 -et celle de 86 qui a concerné les camarades de Constantine- m'avait convaincu que l'axe principal de la lutte politique devait se déplacer vers la défense de la société civile qu'un pouvoir de plus en plus nettement policier et prédateur menaçait gravement. J'y reviendrai. 

 

J'appris ainsi que le consensus s'était enfin réalisé autour de la date et du lieu de proclamation de la ligue et, surtout, sur le nom de son futur président, une personnalité incontestable et unanimement respectée, le professeur de droit Mohand Issaad. Mais au jour dit, un incident remettra tout en cause : brisant le consensus longuement négocié, quelqu'un se présentera, à la dernière minute, contre Issaad. C'était Abdennour Ali-Yahia. Personnalité très controversée, passée du boumédiénisme au berbérisme, Ali-Yahia a-t-il consciemment saboté la réunion pour faire place nette à la ligue berbériste dont il sera l'inamovible président ? Quoi qu'il en soit, l'incident créa la confusion et la réunion tourna court. Dans les jours qui suivirent, le professeur Issaad fut convoqué par les services de sécurité, interrogé, intimidé. À quel service appartenaient ces policiers ? Voulaient-ils étouffer dans l'oeuf le projet pour mettre Khediri en difficulté ? Le fait est que le professeur Issaad se retira de la scène. Il fallut lui trouver un remplaçant. Ce fut Me Miloud Brahimi qui, finalement, deviendra le président de la LADH. À son corps défendant, diront certains. 

 

Quant à Abdennour Ali-Yahia, il fut proclamé président d'une « Ligue de défense des droits de l'homme » (LADDH) par une réunion de militants tous connus -à l'exception de Me Hocine Zahouane, qui en fut la véritable cheville ouvrière- comme des militants de la cause berbériste, tels Ferhat Mehenni, Saïd Saadi, Fettouma Ouzeggane, Moqrane Aït Larbi... Immédiatement après cette proclamation, ils furent tous arrêtés (à l'exception notable de Ali-Yahia) et déférés devant une juridiction d'exception, la Cour de sûreté de l'État, siégeant à Médéa. Ils seront condamnés à de lourdes peines de prison et certains d'entre eux seront internés à Bordj Omar Driss, où ils retrouveront les militants du Pags constantinois. Plus tard, on découvrira qu'une autre initiative de constitution d'une ligue, contemporaine des deux premières nommées, avait été mise en oeuvre par un groupe de trotzkistes proches du Parti des Travailleurs (PT). Un bureau fut même constitué mais cette ligue ne sortira jamais des limbes de la clandestinité bien que certains secteurs du pouvoir fussent intéressés à son existence. 

 

ORAN ET LA LADH 

 

Le Pags était organisé jusque là en réseaux plus ou moins étanches, ce qui n'assurait pas plus de sécurité à l'ensemble de l'organisation ni ne facilitait le travail militant -deux réseaux pouvant se télescoper ou développer des stratégies différentes dans un même milieu local ou professionnel. Or le parti était parvenu à un stade de développement qui ne pouvait plus se satisfaire de ce type d'organisation. Tout le monde en était peu ou prou conscient, même si on n'avait pas les mêmes mots pour le dire. C'est dans ce contexte que se mit en place, en plusieurs étapes certes, la cellule dans laquelle nous nous sommes trouvés réunis M'hamed Djellid, Abdelkader Alloula et moi. 

 

M'hamed enseignait la sociologie à l'université mais « travaillait » dans le monde ouvrier : recrutement de militants et organisation de cellules. Il activait dans trois secteurs : la commune, les docks et le BTP. En ce qui concerne les deux premiers secteurs, leur réceptivité à notre travail venait de loin. Il y a, bien sûr, l'histoire prestigieuse des dockers oranais à l'époque de la CGT (qui étaient encore dirigés dans les années 60 et 70 par feu Mohamed Boualem, militant du PCA et survivant du maquis « rouge » de Beni Boudouane, Ouarsenis, où périrent Henri Maillot et Maurice Laban aux côtés de leurs camarades arabes). Mais il y avait une raison plus récente à cela, une histoire d'art, et précisément une histoire de théâtre. 

 

 

ÉBOUEURS ET DOCKERS AU THÉÂTRE 

 

Pour le 1er Mai 1969, l'UW-UGTA (qui n'était pas encore tombée entre les mains de la mafia syndicalo-policière) avait décidé, à l'instigation de sa commission culturelle, d'organiser des manifestations artistiques pour les ouvriers et leurs familles. J'étais membre de cette commission, aux côtés de Benamar Belazrag (futur inspecteur du travail très engagé dans la cause ouvrière), commission que présidait Abderrezak Daoui, futur secrétaire national de l'UGTA dans l'équipe Demène-Debbih. Nous avons fait une « commande » à A. Alloula de la pièce de théâtre « El Alag – Les sangsues », qu'il venait d'écrire et qui n'avait pas encore été montée, et au cinéaste Zakaria d'un film inédit. 

 

La pièce de Alloula fut présentée à un public d'ouvriers -où dominaient les dockers et les communaux-, venus avec leurs femmes voilées prendre place dans les travées du théâtre, pour la première fois de leur vie pour l'écrasante majorité d'entre eux. Ce fut à cette occasion que nous nouâmes avec eux -Abdelkader surtout- des rapports très étroits, véritablement fraternels. 

 

Pour la petite histoire, le film de Zakaria passa à la télévision. C'était un mélodrame misérabiliste sur la condition ouvrière où l'opposition entre nantis et pauvres était illustrée par les images de deux quartiers d'Oran on ne peut plus dissemblables : Saint-Hubert, le quartier rupin, avec ses splendides villas et ses palmiers majestueux, et la Scaléra, le Barrio Bajo espagnol, en ruine. Sauf que la caméra de Zakaria avait pris dans son champ, à Saint-Hubert, la villa de Médeghri, le ministre de l'Intérieur ! 24 heures après, celui-ci déboulait dans la station régionale de la radio-télévision, fulminant. Il injuria et menaça tout le monde, y compris celui qu'il appela « le chevelu -Bouch'our », dont il allait s'occuper -dit-il. (Mais si l'on doit en croire les gens de la station, il aurait dit textuellement « Et quant à votre chevelu, je vais lui b... sa mère !») Le « chevelu » était, bien entendu, le ministre de la Communication, Ahmed Taleb. (C'est dire en quelle considération la camarilla d'Oujda tenait ses propres ministres !) 

 

DES PETITS CHEFS ET DE LEURS PRATIQUES 

 

Sans le savoir, nous avions, à nous trois, fait une expérience originale : en combinant l'activité spécifique de chacun d'entre nous -le théâtre pour Abdelkader, le politique pour M'hamed et le syndicalisme pour moi-, nous avions ouvert un champ très prometteur pour élargir l'implantation du parti dans le milieu ouvrier. Bien des années après, nous insistâmes auprès de Abdelhamid Benzine pour être organiquement réunis. Ce qui fut finalement accepté, non sans tergiversations de la part d'un responsable local suspicieux avec lequel les points de friction furent très nombreux. Il faut dire qu'il agissait souvent à l'emporte-pièce ; sous le coup de l'humeur, il prenait, seul, des décisions irréfléchies. À titre d'illustration, il décida, un jour, après des accrochages sérieux entre eux, de couper M'hamed de tout lien avec le parti. C'est moi qui l'ai « récupéré », de mon propre chef. Des années auparavant, il avait décidé subitement et sans s'en expliquer avec moi, que je devais cesser toute activité dans les syndicats et à l'intersyndicale. Comment aurais-je pu justifier pareille chose auprès de mes camarades de lutte dans les syndicats ? Cela faisait si longtemps que j'y militais. 

 

Pour la petite histoire, j'avais participé à la mise en place de la première section du SAE (Syndicat algérien des enseignants) en janvier 1962, à l'école Pasteur, dans le quartier de M'dina Jdida. L'OAS tira, ce jour-là, au mortier sur le quartier et deux obus s'abattirent justement dans la cour de l'école où nous étions encore réunis. Par ailleurs, la première action que nous avions menée fut une grève des cours pour exiger que nous soyons payés, nos traitements ne nous étant pas parvenus depuis des mois. L'OAS avait désorganisé le réseau de distribution postale en empêchant que les quartiers arabes fussent desservis. Et ce fut un inspecteur (arabe) de l'enseignement qui fut chargé par l'académie de nous payer en espèces ! 

 

Et surtout comment justifier ce qui serait apparu comme un lâchage aux yeux de mes camarades de l'intersyndicale -dont j'étais l'un des fondateurs et le partisan le plus enthousiaste ? Avec le recul du temps, j'en suis arrivé à penser que c'était bien l'intersyndicale qui gênait certains responsables du parti, les dogmatiques, ceux qui étaient incapables de saisir les nuances et modulations tactiques que doit nécessairement suivre la mise en œuvre d'une ligne politique générale. C'était là une décision trop grave pour être laissée à la prérogative de quelqu'un d'impulsif. J'en avisai, alors, le responsable du suivi des syndicats au secrétariat du CC du parti, Saoudi Abdelaziz, que je rencontrais assez régulièrement dans le cadre des luttes syndicales et que j'avais en hautes estime et amitié. Sa réponse fut claire et nette : « Il n'en est pas question ! » Je demeurai donc à mon poste de lutte syndical, au grand dam du chef local. 

 


DE LA DÉLATION 

Il arriva, de plus, à ce régional d'agir de manière proprement irresponsable : par exemple, en laissant entendre à de jeunes camarades qui activaient dans un réseau parallèle au mien dans le secteur de l'enseignement, que nous (mon réseau et moi) n'étions pas spécialement détenteurs de la vérité de la ligne du parti ; résultat ? L'un de ces jeunes camarades s'en alla benoîtement répéter la chose au CNP du FLN ! Heureusement que le CNP de l'époque était Saïd Bouhedja, un homme qui avait du respect pour nous et qui nous recevait souvent dans le cadre de l'affaire 82 -affaire dans laquelle ce réseau de camarades, soit dit en passant, demeura parfaitement inerte. Il s'agit là rien moins que de délation. 

 

J'aurai, d'ailleurs, de la délation d'ex-camarades, une autre illustration des années après, alors que j'écrivais sous pseudonyme dans un journal d'opposition, au cours de la décennie de la terreur des années 90. Je fus invité à un dîner par une connaissance qui m'informa qu'il recevait ce soir-là Me Ferhat M'hamed et que ce dernier avait émis le souhait de me voir. Nous étions séparés depuis de longs mois et je sautai sur l'occasion de revoir mon très cher maître. Or, il y avait là l'avocat 'Ali Haroun, ancien membre du Haut Comité d'État et un membre de Tahadi, transfuge du Pags. Si j'avais su leur présence, je me serais aussitôt décommandé car je n'avais rien à voir dans ce qui apparaissait bien comme une rencontre politique entre des membres de l'ANR (Alliance nationale républicaine, le parti de Rédha Malek dont Mes Ferhat et Haroun étaient des dirigeants) et un militant du soi-disant Tahadi. Au cours de la discussion sur la situation politique -c'était l'époque où Zéroual voulait organiser des élections présidentielles-, le « tahadiste » me dénonça inopinément à Ali Haroun : « C'est lui qui écrit dans tel journal sous tel pseudo ...». Je n'avais pourtant rien dit, participant à peine à une discussion que je trouvais inutile : les élections en Algérie ont-elles jamais servi à quelque chose ? Un silence de plomb s'abattit sur les convives. Tout le monde, y compris la propre épouse du délateur, baissa les yeux de honte.  

Je me dis que quand on place la discipline, l'obéissance et le fanatisme de la « ligne » au-dessus de tout, il ne faut pas s'étonner de voir le simple sens moral commun -pour qui tout délateur est un chien- s'estomper. Justement, l'impétrant (celui du dîner) était connu pour son sens éthique défaillant : le chef local du Pags m'avait informé de certaine indélicatesse à propos d'un appartement qui nous servait de planque et qui était mis à la disposition du parti par un camarade discret. 

 

CELLULE JEAN-MARIE LARRIBERE 

 

Nous avions baptisé notre cellule « Jean-Marie Larribère » (JML) -du nom du médecin communiste qui mit en pratique l'accouchement sans douleur à Oran. Sa clinique sera détruite par l'OAS. Jean-Marie était le frère de Camille Larribère, délégué au congrès de Tours (1920), délégué du Komintern en Algérie, enterré à Sig. La cellule s'étoffa très vite, devint même protéiforme, avec des extensions touchant les secteurs des femmes, de la jeunesse, des étudiants, des arts, des droits de l'homme... Ce n'était plus une cellule mais une section ! Qu'importait pour nous l'appellation ! La vie, l'activité réelle débordait de tous côtés les schémas organisationnels théoriques. Aujourd'hui, il m'apparaît clairement que la forme parti classique de l'activité politique est invalidée et disqualifiée partout dans le monde. Ceux qui continuent à s'y cramponner perdent un temps précieux alors qu'ils feraient mieux de scruter ce qui advient dans les pays les plus avancés qui sont notre horizon quoi que nous fassions pour y échapper. 

 

À l'agenda de la cellule, je proposai d'inscrire la lutte pour ce qu'il est convenu de nommer « les droits de l'homme ». J'avais tiré des événements de 1982 un enseignement décisif : la condescendance -sinon le mépris- dans lequel les partis communistes tenaient la lutte pour les droits de l'homme en lesquels ils ne voyaient qu'un concept bourgeois, devait être définitivement bannie. Les batailles démocratiques que nous menions partout -syndicats, comités de quartiers, associations de parents d'élèves, journalistes...- nous mettaient en position -plus que n'importe qui- de porter haut le drapeau des droits civils. Il n'était plus question d'ignorer le simple droit des gens à ne pas se faire passer à tabac dans un commissariat de police, à ne pas se faire kidnapper par des policiers non identifiés, à ne pas se faire torturer dans des lieux clandestins. L'aspiration à la sécurité personnelle, garantie par une Justice indépendante, allait devenir un axe de bataille capital : c'était mon opinion et elle était nourrie et confortée par la position défensive dans laquelle les pays socialistes, URSS en tête, avaient été mis par les stratèges de la CIA sur ces questions, justement. 

 

Lorsque le bureau national de la LADH fut installé, Me Gouadni commença ses prospections pour Oran dont il était chargé d'installer le conseil et le bureau. Il prit contact avec Alloula et moi afin que nous lui fassions des suggestions. Nous avons évoqué un certain nombre de personnalités consensuelles de la ville. À notre surprise, l'avocat les récusa en nous disant qu'il avait besoin de battants, pas de notables. Il précisa sa pensée en nous disant qu'il nous voulait carrément nous, tous les deux. J'ai déjà dit ailleurs (cf Oran 82, 2ème partie) que nous avions alors décliné notre appartenance au PAGS et dit que cela ne lui faciliterait pas les choses. Gouadni insista jusqu'à obtenir notre accord. Au préalable cependant, il nous fallait informer la direction du parti : il aurait été clair pour tout un chacun, en effet, que si deux militants connus du Pags entraient dans une structure civile de lutte, ils engageaient de ce fait leur parti. Nous en discutâmes avec Benzine qui nous informa que la direction était soucieuse jusque là de ne pas gêner le travail de Hocine Zahouane qui essayait de concilier les positions des berbéristes et des trotzkistes pour les amener à l'unité d'action. Nous fîmes valoir que la situation à Oran n'avait rien à voir avec celle de la capitale. Benzine en convint volontiers et nous dit qu'à titre personnel, il était admiratif du travail que notre cellule accomplissait et qui était -selon lui- "un modèle d'antisectarisme". Il nous donna le feu vert. Et c'est ainsi que débuta l'histoire de la LADH à Oran, sous la houlette active du quatuor Gouadni-Ferhat-Alloula et moi, Gouadni demeurant la véritable cheville ouvrière, le plus investi de tous. Il obtint un local en centre-ville, recruta un secrétaire administratif pour assurer les permanences et recevoir les citoyens. L'activité du bureau décollait. Pour la petite histoire, trotzkistes et berbéristes restèrent sur leurs positions respectives, sourds aux appels à l'unité de Hocine Zahouane. On sait ce qu'il advint de leurs deux ligues. 

 

LES CASSEURS DE LA DGSN 

 

Ce fut à cette période qu'éclatèrent les événements. Le 3 octobre, je reçus un coup de fil d'un camarade d'Alger qui m'informait que des syndicalistes étaient interpellés par la police à l'instant même. Cette infraction à nos règles de vigilance draconiennes de la part d'un camarade expérimenté, je la traduisis par : Aux abris ! C'est que le contexte était préoccupant, surtout depuis le discours invraisemblable du Président de la république, le mois précédent. M'hamed et moi étions en réunion avec Abdelhamid Benzine chez un membre du parti. Nous avons écouté ce discours et nous nous attendions à ce que des faits graves aient lieu : un Président qui appelle carrément le peuple à se soulever, cela ne pouvait rien augurer de bon. Le lendemain, un camarade qui était revenu d'Alger la veille au soir, par le train de nuit, demanda qu'on se voie en urgence, lui et moi. Il me rapporta le spectacle suivant : dans le train, des groupes de jeunes -blue-jean, blousons et baskets- se déplaçaient dans les voitures en hurlant qu'ils « descendaient » à Oran pour apprendre aux « houariates » à se battre comme des hommes. Le camarade apprit auprès d'un passager algérois d'un certain âge qu'il s'agissait « des casseurs de Khediri, Allah yestour ! Que Dieu nous protège ! ». Des agents provocateurs de la DGSN étaient donc arrivés en nombre à Oran, le 4 au soir. 

 

Au milieu de l'après-midi, un magistrat m'informa que la SM avait demandé au Parquet de faire procéder à l'arrestation d'une quinzaine de personnes « de votre bord », mais le Parquet avait refusé. Refus du Parquet ? Je n'en croyais pas mes oreilles ! L'affaire de 82 avait donc laissé quelque trace. Les magistrats du Parquet n'avaient fait, au demeurant, qu'appliquer la procédure normale : le Parquet civil n'a de rapports qu'avec le Parquet militaire. La SM, qui voulait faire faire le sale boulot à la police, en fut pour ses frais. Elle sera obligée de procéder elle-même aux arrestations-kidnappings (à bord d'un fourgon J9) et d'enfermer les victimes dans son centre d'équarrissage de Magenta. 

 

Je passai alors plusieurs coups de fil à des camarades en ne m'embarrassant pas de précautions : « Planque-toi dare-dare et ne passe pas la nuit chez toi !». Pour la petite histoire : j'ai prévenu ainsi mon très cher ami Abdelkader Ould-Kadi ; au moment où il descendait l'escalier pour sortir, il croisa les agents de la SM qui le cueillirent là ! 

 

Quant à moi, ma planque était prête ; elle se situait pas loin de chez moi, chez un ami insoupçonnable. Elle me permettait d'observer les mouvements des véhicules et des personnes à l'intérieur de la cité. Au moment où je m'apprêtais à me rendre à ma planque, je reçus la visite d'un camarade traînant avec lui un énorme sac de jute rempli de littérature du parti. « Le chef te demande de planquer ça ou de le détruire ». Le camarade était Bachir Merad-Boudia, 'Ammi comme nous l'appelions affectueusement, ancien du PCA et l'un des responsables de l'UD-CGT d'Oran dans les années 50. Les bras m'en sont tombés. J'étais l'un des moins indiqués pour ce genre de tâche ; je n'avais aucune possibilité logistique dans mon petit appartement d'une cité populaire de banlieue ; et était-ce le moment de me charger de cela moi qui étais connu comme loup blanc pour mon appartenance au parti et qui venais, justement, de donner l'alerte pour que tout le monde se mette aux abris ? 'Ammi repartit à bord de sa 4L (rouge, comme il se doit). Je suis resté bras ballants un moment, fulminant intérieurement. Tout cela était -pour le moins- un manquement grave aux règles de vigilance et même de simple bon sens. Je m'en remis à mon ami et voisin. « T'en fais pas ». Il chargea le sac dans sa voiture et alla le cacher dans un garage. J'avoue que j'ai eu chaud. Être arrêté en possession d'un stock aussi énorme de tracts aurait valu un équarrissage en bonne et due forme à Magenta ou ailleurs. 

 

Le lendemain, 5 octobre, les agents provocateurs entraîneront des jeunes Oranais dans les rues. Leur tactique était simple : ils s'attaquèrent en priorité aux magasins de la SONIPEC. Que n'aurait pas fait un jeune, à l'époque, pour s'offrir une paire de baskets Stan Smith ou Zebra ? Le pillage commença. Les jeunes s'attaquèrent ensuite au Printania et à d'autres magasins d'État. Tout le monde pouvait observer ce spectacle surréaliste : des bandes de jeunes pillant et cassant et une police présente sur les lieux mais n'intervenant pas. Au total, les dégâts restèrent tout de même modestes et Oran n'avait rien d'une ville à feu et à sang. Pourtant, l'armée fut déployée dans les rues et elle tira à balles réelles sur des jeunes désarmés. 

 

Au bout du deuxième jour de planque, je me signalai à Gouadni ; il me demanda de le rejoindre à son cabinet. Là, nous fîmes le point de la situation et échangeâmes nos informations ; nous fûmes bientôt rejoints par Me Ferhat. Je leur appris que nos deux collègues du bureau -Alloula et Fardeheb- étaient recherchés par la SM dont des agents s'étaient présentés à leur domicile, causant un choc à la pauvre mère de Alloula. J'ai donné la liste -très parcellaire- des pagsistes arrêtés. Gouadni téléphona immédiatement au correspondant du journal Le Monde à Alger ; c'était Frédéric Fritscher qui le rappela pour s'assurer que c'était bien Gouadni qui l'appelait. C'est ainsi que Le Monde fut le premier journal à parler de nos deux camarades Alloula et Fardeheb et à donner quelques détails sur le déroulement des événements à Oran. Gouadni rédigea immédiatement, sur son Macintosh, un rapport pour le bureau national de la LADH ainsi qu'un autre à destination de la 2e RM dans lequel il signalait que l'armée employait des moyens hors de proportions avec la réalité de la situation. 

 

Les jours suivants, le bureau de la ligue tenait permanence sans désemparer et recevait les premières victimes. Nous n'avons pas pu établir avec précision le nombre de tués et de blessés. Par contre, la première victime que le bureau de la ligue enregistra était un jeune homme d'une vingtaine d'années, tué par un ancien officier de l'ALN, qui prétexta que le jeune homme rôdait de façon suspecte autour de sa villa. Nous reçûmes le père, effondré, du jeune homme : c'était un agent de police. Cruelle ironie de l'histoire. D'autres faits du même genre nous furent rapportés par des correspondants du bureau dans la région ouest. Il nous apparut alors que d'anciens moudjahidines s'étaient préparés et armés en prévision de troubles sur lesquels ils semblaient apparemment bien renseignés. 

 

Les arrestations concernèrent les jeunes émeutiers (dont certains sont venus se plaindre à nous au sujet des tortures qu'ils avaient subies à Magenta) et les politiques, parmi lesquels une majorité de pagsistes et un FLN de gauche. Le responsable local du Pags (celui que j'appelle le chef) fut également arrêté. L'intéressant à noter ici, c'est que mis à part Alloula et le chef local du parti, tous les pagsistes et le militant FLN de gauche arrêtés avaient pris une part active dans la lutte contre le programme économique des Infitahistes ; c'étaient tous des économistes et/ou des cadres d'entreprises. À ce titre, Fardeheb, professeur d'université en économie était très sollicité, donnant causeries et conférences au cours desquelles il démontait méthodiquement le discours infitahiste. Par bonheur pour lui, il se trouvait à ce moment-là en France où il participait à un colloque d'économistes. (À son retour, tout le bureau de la ligue alla l'accueillir à l'aérogare, ce qui dissuada la police de l'interpeller.) Par contre, les militants syndicalistes et ouvriers du parti ne furent pas inquiétés. Cela dit, les prisonniers furent élargis dans la semaine. Certains pagsistes furent battus, d'autres non. 

 

 

LE CAS ALLOULA 

 

Pourquoi a-t-il été recherché par la SM ? Il n'avait pourtant aucune part dans les activités évoquées ci-dessus et le bureau local de la LADH venait à peine de commencer à activer. Un indice, toutefois : quelques mois auparavant, Alloula avait créé une association culturelle (type loi de 1901) dédiée à la poésie, à la littérature et au théâtre. Ses membres étaient pour l'essentiel des professeurs et des journalistes de toute obédience, peu connus au demeurant. Tous, y compris Alloula, furent immédiatement convoqués par les RG, interrogés, fichés, intimidés, sommés de remettre leur passeport. Or les RG ont agi manifestement à l'instigation de la SM. La preuve ? En ces jours précisément, je fus accosté dans la rue par deux officiers de la SM que je connaissais : et pour cause, c'étaient les mêmes deux qui m'avaient interrogé à propos de notre demande d'audience auprès du chef de la RM, Kamel Abderrahim (cf Oran 82). Ils déversèrent, sans autre forme de procès, un flot paroxystique d'injures sur Alloula qu'ils qualifièrent de tous les noms, répétant qu'il avait intérêt à se calmer ou ils s'occuperaient de lui. J'étais totalement désarçonné. Il m'a fallu un moment avant de recouvrer mes esprits, de répondre : « Mais qu'a-t-il fait ? C'est un crime de créer une association culturelle ? » Ils ne répondirent pas, se contentèrent de renouveler leurs menaces, « Dis-le à ton ami ! ». Ce jour-là, j'ai eu réellement peur pour Alloula, tellement était forte la haine envers lui que je sentais chez les deux hommes. Jusqu'à l'heure où j'écris ces lignes, je n'ai pas encore compris ce qui pouvait motiver cette haine proprement hystérique contre lui. 

 

EN GUISE DE CONCLUSION 

 

La logique de la provocation montée par les Infitahistes (Présidence + DGSN + aile droite de la SM) paraît indiscutable. Le CNP du FLN, Saïd Bouhedja, dira qu'il s'agissait de « frapper » le FLN car il s'opposait à la politique de libéralisation que « certains milieux » voudraient nous imposer. Ces mêmes milieux, ajoutera-t-il, ont recruté des «voyous pour frapper le FLN (sic) ». Sauf que ceux que le CNP prenait pour des voyous étaient plus sûrement des agents provocateurs de la police. Le chef de la SM, Lakehal Ayat, parlera plus tard de « complot algéro-algérien ». L'armée, quant à elle, a révélé, par sa répression sanglante des manifestants, sa nature profonde, celle que le mythe tressé autour d'elle -« la digne héritière de la glorieuse ALN »- empêchait jusque là de voir : garde prétorienne d'un régime qui ne doit fonctionner que pour son intérêt exclusif. 

 

Dixi et salvavi animam meam  

MESSAOUD BENYOUCEF OUADAH

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article