Entre ordre symbolique et désordre du réel

Publié le par Mahi Ahmed

Nos tribulations du Ramadhan

Entre ordre symbolique et désordre du réel

30-09-2010

SOURCE : http://www.latribune-online.com/suplements/culturel/40574.html?print

Par Mohamed Bouhamidi

Le trouble et l’émoi suscités par des déjeûneurs n’indiquent pas seulement un trouble de la foi. Un socle social pluriséculaire ne s’ébranle pas si facilement. Et une société ne doute pas de sa foi et de ses pratiques religieuses pour un simple écart. Car, si ostentatoire qu’elle soit, l’inobservance du jeûne était vécue par notre société comme un écart individuel ; jamais comme une menace pressante. Il reste remarquable que cela ait été vécu ainsi sous la période coloniale et en confrontation avec l’ensemble des mesures de rétorsion contre la langue arabe et la liberté du culte. Si le colonialisme lui-même, ses immenses moyens et la présence d’un fort courant de l’Eglise favorable au prosélytisme chrétien n’ont rien pu faire hier, pourquoi craindre aujourd’hui pour la force et pour la présence de notre religion dans notre pays ? A juste titre, les articles de presse, les analyses et les chroniques ont souligné combien le traitement de cette question semble exclure quelques précautions élémentaires de la raison, comme cette contradiction entre exiger le droit des musulmans de vivre librement leur foi en pays chrétiens et refuser cette liberté aux chrétiens sur notre sol. C’est tellement gros et tellement en contradiction avec les enseignements et l’histoire de notre religion que cela pose un problème au-delà des termes, des mots, du langage utilisés pour dire le problème. Aucun agent de l’Etat ne peut ignorer l’histoire multi-confessionnelle des pays musulmans ou alors personne ne mérite son cursus universitaire. C’est même l’Europe qui a amené l’idée des Etats-nations supposés reposer sur une unicité de la langue et de la religion.Dans un précédent papier, l’accent avait été mis sur le caractère du doute qui s’empare de notre rapport à la foi. C’est même une relation assez connue, dans la psychologie moderne, que le raidissement moral cache mal des désordres et des désirs difficilement contenus. La réaction de la société à l’endroit de cet écart parle plus des difficultés de la société que de l’écart lui-même. L’aspect d’une foi se sentant affaiblie, donc menacée, donc en demeure de se défendre, ne clôt pas la question du doute sur ce seul aspect «psychologique». Il reste le vécu de l’histoire la plus immédiate : cette foi a été mise en doute. Dans les pires violences. Prédicateurs nationaux ou étrangers, milices islamistes ou groupes terroristes se sont mis en tête d’islamiser la société ou de la ré-islamiser. Ce sont leurs propres termes. De bonne foi ou pour des visées politiques, on nous révélait que l’islam pratiqué par notre société était certainement sincère mais pas tout à fait conforme. L’idée d’une compréhension fausse de la religion remettait en cause l’orthodoxie religieuse telle que nous la connaissions. Ce n’est pas rien. C’est même un séisme violent que de remettre en cause une orthodoxie multiséculaire. Et c’est dans et par la violence que cette ancienne et conciliante orthodoxie, qui s’appuyait sur la tariqa, fut critiquée. Toutes les représentations qui exprimaient et offraient des fondements éthiques ou moraux à l’ancien ordre social, féodal et patriarcal, accusaient le coup. Les zaouïas avaient déjà connu des heures de tourmente avec le mouvement national. Les raisons furent nombreuses et il ne faut pas en exclure ni oublier l’influence «jeune turc» qui reprenait en Algérie les buts de la modernisation voulue par l’armée turque et son représentant politique, Atatürk.Comme par hasard -mais ce n’est pas un hasard- dès ces années 1980 qui succèdent à la mort de Boumediene, une autre orthodoxie est mise à mal : celle du «socialisme algérien». L’expression n’est pas fortuite. Il s’agit bien d’un socialisme à l’algérienne. Un immense effort d’industrialisation et d’investissement de l’Etat dans la formation -notamment universitaire- qui pallie la faiblesse capitalistique -c’est la bonne expression ?- de la bourgeoisie nationale et lance le processus d’accumulation primitive en redistribuant la rente pétrolière un peu au profit de tous. C’est évidemment -mais ce n’est pas dit- une période faste pour le secteur privé, notamment dans le textile et les cuirs et peaux -mais pas seulement- qui prospère dans un marché fermé et protégé. Ce socialisme à l’algérienne représentait à la fois une continuité de la cohésion nationale de la guerre d’indépendance et l’observation d’une justice minimum à l’endroit des acteurs réels de la guerre : les couches populaires et les masses paysannes restées dans les campagnes ou en voie d’urbanisation forcée. Cette orthodoxie de la justice et de l’égalité entre Algériens, qui était une exigence de la guerre, volait en éclats dès l’année 1980 sous différentes formes et en quelques rapides étapes. En l’espace de dix ans, la nouvelle orthodoxie s’énonçait clairement : réformes et économie de marché. L’Algérie perdait dans l’affaire le socle d’un Etat protecteur, presque paternel, en tout cas rassurant sur le plan social et sur le plan de la sécurité. La transition de l’économie planifiée à l’économie de marché était en route. Comment peut-on dire qu’il y a eu un processus réel de transition d’une abstraction intellectuelle -l’économie planifiée- à une abstraction intellectuelle -l’économie de marché- ? D’une abstraction à l’autre, la transition est restée une abstraction. Dans la réalité nous sommes passés d’une économie capitaliste coloniale à une économie capitaliste néocoloniale, en transitant par une phase nationale d’accumulation du capital et de création d’un Etat national indépendant capable de défendre le pays et ses différentes composantes sociales -y compris la bourgeoisie-de l’agression économique permanente des pays capitalistes développés et des tentatives hégémoniques des institutions du capitalisme : Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce (OMC), etc. Le coût social aura été ce que nous avons connu : la perte de cet Etat protecteur et distributeur - il faut éventuellement chercher le terme le plus approprié. Et la perte d’un symbole fondateur : le mythe d’une fraternité indestructible, celle de la résistance séculaire qui a culminé en guerre d’indépendance. Les prêtres du marché comme Hafsi sont incapables de comprendre que ce processus qu’on a appelé socialisme en Algérie n’a été qu’une forme de l’accumulation primitive du capital, qu’une phase de la constitution, au forceps et par le bras séculier de l’Etat, d’une bourgeoise nationale. Et que cette période d’accumulation s’est faite au profit de tous les Algériens, ce qui donnait cohérence et stabilité au pays. Et c’est d’avoir abandonné cette ligne générale et suivi les «conseils» du FMI que le pays a ruiné ses chances de poursuivre son accumulation primitive, de constituer la seule réalité que nous connaissons au capitalisme : une bourgeoisie nationale forte. Bien au contraire, nous avons assisté à la perversion de cette accumulation qui, parce qu’elle a suivi les logiques du capital étranger, s’est transformée d’«accumulation primitive» en «prédation primitive». Les groupes oligarchiques et les barons de l’import-import qui ont pris le dessus selon toutes les apparences des dispositions légales, jusqu’à cette LFC de 2009, sont la parfaite illustration de cette nouvelle orthodoxie que, de façon concertée, une demi-douzaine de journaux algériens ont voulu sauver des périls d’un retour du «socialisme».La nouvelle «orthodoxie» religieuse comme la nouvelle orthodoxie économique tournent autour du même pivot central : la licéité du commerce, pour l’une tout entière contenue dans la formule «le commerce est licite» -comprenez sans frontière- ; le caractère «naturel» du marché pour l’autre. Si ce n’est pas une recommandation divine, c’est une prescription de la nature. Les mots changent pour le dire mais ils disent la même chose. C’est évidemment pour la société algérienne, tribale et patriarcale. Le mot commerce n’était pas entendu dans son acception marchande capitaliste qui transforme tout en marchandise. Prenons un exemple pour les plus jeunes parmi nous. En vacances en 1975 dans une région montagneuse et reculée du pays, une dame commande une robe aux couleurs et aux formes locales. A la livraison, elle n’arrive pas à payer la robe et se demande ce qu’il faut faire. Elle ne comprend pas que, dans ce village perdu, les rapports entre les gens ne passaient pas par l’argent. Les rapports sociaux, pour rester puissants et permettre aux gens de survivre, passaient par un autre type d’échange : le troc. La dame devait simplement offrir à son tour quelque chose à la couturière et c’est ce geste qui aurait établi ou renforcé le lien avec la couturière. C’est le geste multiplié de femmes comme cette dame ne comprenant pas la gentillesse et la générosité des couturières qui a obligé ces dernières à réclamer l’argent du tissu d’abord, celui de leur travail ensuite. Aujourd’hui, la couturière travaillera pour vendre des robes, non pour entretenir des rapports familiaux solides. En un mot comme en cent, les rapports entre les gens sont devenus marchands et les deux orthodoxies sont là pour accompagner et habiller le mouvement réel.Toutes les couches populaires souffrent à un degré ou un autre de ces transformations qui ont détruit les mythes fondateurs et les solidarités réelles pour ne laisser la place qu’au roi–dinar. Cette souffrance s’est exprimée et traduite dans les drames que nous avons vécus. Car les deux orthodoxies nouvelles se sont
imposées par la violence. Celle de la nouvelle orthodoxie religieuse dans un paroxysme sanguinaire pour rendre les gens à Dieu, au sens le plus littéral. Celle de la nouvelle orthodoxie économique dans des restructurations sociales qui ont laminé parfois jusqu’à l’espoir chez les harraga et les desperados de la contestation sociale qui se mutilent en public. La différence entre les deux violences est patente. Quand de grandes vagues de fermetures du secteur public ont frappé en 1994-1995 avec l’inflation, des travailleurs sont restés cois et ont dit : «L’Etat nous tue à petit feu ; ça nous laisse le temps de réagir. Les autres nous égorgent sur le champ ; ça ne nous laisse aucune chance. Quand on sera débarrassés des tueurs, on pourra penser à comment vivre.» Toute la société n’a pas vécu de la même façon le traumatisme du terrorisme couplé à celui des réformes. On ne vit pas les mêmes émotions dans les quartiers riches et protégés et dans les hameaux des piémonts. Le traumatisme ne fut pas également partagé mais il fut cependant général. C’est quand même une période terrible. Résumons. De toutes les façons, nous avons mis à mal les valeurs et les héritages des ancêtres. Nous sommes entrés dans des rapports marchands qui laisseraient pantois nos grands-parents. Ils connaissaient, certes, les
différences des classes et savaient dans leur chair et leurs souffrances les distances qui séparaient les khammès des propriétaires terriens et ils savaient tout ce qui séparait les makhzens des raïas. Mais cet ordre social avait enveloppé leur monde des pratiques, des valeurs, des paroles et des mots consolateurs et avait produit pour les villages qui échappaient aux féodaux les codes d’honneur et de solidarité qui leur faisaient passer les mauvaises années. La marchandisation et le «capitalisme» ont détruit ce vieux monde mais ils n’en ont pas construit un nouveau. La voie choisie de donner la primauté à la fraction compradore a brisé toute chance de voir la réussite d’un capitalisme algérien. Et donc d’une bourgeoisie algérienne dominante capable de produire la culture et les idéologies politiques à même d’assurer son hégémonie sur l’ensemble de la société et de mener le processus de création du capitalisme à son terme. Comme au Brésil, comme en Turquie, comme en Corée …c’est cette incapacité qui explique les éléments contradictoires : l’impossibilité pour cette proto-bourgeoisie d’accomplir le capitalisme en assumant la naissance d’une bourgeoisie nationale consciente de son statut et de son rôle historique ainsi que de sa dette envers l’Etat sans lequel elle ne peut exister que sous la forme des oligarchies engluées dans les logiques de l’import-import.  Dans cette incapacité, cette proto-bourgeoisie restera dans un emprunt à la nouvelle orthodoxie religieuse pour justifier sa nouvelle orthodoxie économique. Du coup, elle en devient l’obligée et confirme la tendance historique que le capitalisme dans les pays de la périphérie est destructeur et non constructeur. A moins d’emprunter les voies de la défense résolue des intérêts nationaux face aux logiques d’hégémonie du capital international. Cette proto-bourgeoisie ne peut le faire sans revenir à la parenthèse de l’accumulation primitive de l’époque Boumediene en la repensant et sortir de cette fascination d’un ordre symbolique pour conjurer le désordre réel.
Peut-elle encore le faire ? 

M. B.

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article