Devenirs du marxisme 1968-2005 : de la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes(Quatrième partie)

Publié le par Mahi Ahmed

Devenirs du marxisme 1968-2005 : de la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes(Quatrième partie)

La théorie critique et la question de la dialectique : le difficile recommencement du marxisme en Allemagne

 

La situation allemande est singulière en ce que la forte tradition marxiste des origines a été brisée par le nazisme. La séparation des deux Allemagnes (1945-1989) avec la mise en place à l’est d’une orthodoxie marxiste-léniniste particulièrement figée et à l’Ouest un discrédit durable jeté sur le marxisme suspect de dogmatisme, aggravé par la répugnance de l’intelligentsia à faire ses comptes avec le passé nazi, expliquent le caractère minoritaire de la recherche marxiste. L’Allemagne est le pays où l’argument du « totalitarisme » a pesé le plus lourdement. De même, manque le lien du marxisme au mouvement ouvrier qui a longtemps caractérisé la situation française et italienne : la social-démocratie allemande a abandonné explicitement tout lien au marxisme avec le programme de Bad-Godesberg (1959) et le parti communiste ouest allemand, longtemps interdit, n’a pas été un acteur politique. C’est en 1968 que le marxisme fait un retour en Allemagne occidentale Ce fut l’heure des deux fondateurs de la théorie critique, Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969) dont les chefs d’œuvres Negativ Dialektik (1966) et Ästhetische Theorie (1970) devaient exercer une influence importante et Max Horkheimer (1896-1973) avec le déjà ancien Eclipse of Reason (1947) et le recueil Geselleschaft im Übergang (1972). Il est indéniable que cette école de pensée n’a cessé de se définir par rapport à Marx et a tiré sa première impulsion du grand livre du premier Lukács, Geschichte und Klassenbewusstsein de 1923. Leur sortie hors du marxisme est peut-être une des plus intéressantes en ce qu’elle passe par un test radical des potentialités de Marx et qu’elle ne débouche pas sur une reddition sans conditions au libéralisme : la théorie critique a maintenu en effet son anticapitalisme originel (à l’exception du dernier Horkheimer) et a donné d’importantes contributions à l’étude des formes culturelles de la vie mutilée par la modernité néocapitaliste.

 

Pour nous en tenir aux dernières œuvres d’Adorno qui agissent réellement en cette période, Marx y occupe une place éminente. Crédité de la plus lucide des critiques de la modernité comme domination de la logique identitaire et homogénéisante, réalisée par les abstractions réelles du capital, Marx n’a pas rompu malgré ses intentions avec cette logique qui fait retour dans l’État communiste, qui vise en théorie à réconcilier le particulier et l’universel, mais qui écrase en réalité le particulier, le non-identique, de sa puissance. Marx est celui qui a prétendu réaliser les exigences de la raison pratique de l’idéalisme allemand, et transformer le monde a lieu de l’interpréter (xie thèse sur Feuerbach). Mais la pratique réelle a été un avatar du principe d’identité contre lequel il faut désormais lutter, car son horizon est en fait celui d’une domination totale sur la nature et sur l’autre homme rendu à la nature. Seule une dialectique négative peut prendre en charge le particulier, pour en penser dans le respect la non-identité. Marx voulait critiquer l’idéologie du point de vue de l’émancipation, mais dans la mesure où l’identité est la forme originaire de l’idéologie, il manque son projet faute d’un radicalisme spéculatif suffisant. Le concept doit donc surmonter le concept pour par-delà une praxis-poiesis identificatrice parvenir à la mimésis, à un moment sensible-sensuel, permettant la réémergence de la nature, c’est-à-dire de la corporéité. Seule une réflexion seconde, critique du concept identifiant, peut favoriser la réémergence de la nature dans la raison, dans le sujet séparé de la subjectivité sous la contrainte d’une identité qui prend la figure de l’échange marchand propre à la société capitaliste bourgeoise partout régnante. Après Auschwitz, le seul espoir ouvert à la vie bonne est celui d’une unité véritable de la théorie et de la pratique telle qu’elle se donne dans l’art. Il ne s’agit pas de parvenir à un « Tout autre » éthico-politique ; le devenir de l’histoire comme logique du déclin l’exclut. Il s’agit d’accéder au seul domaine où est préservée la « possibilité du possible ». L’esthétique prend la relève de l’émancipation éthico-politique et constitue la seule lumière dans une dialectique des lumières qui a révélé dans son devenir domination son irréductible obscurité.

 

 

La question de la dialectique du Capital et le rapport de Marx à Hegel

 

De cette vision ontologico-épocale pessimiste (et plus proche peut-être de Heidegger que ne le voulait Adorno lui-même) seule a joué un rôle dans les débats des néo-marxismes allemands la critique de la domination capitaliste avec sa méfiance romantique à l’égard de la positivité scientifique et de la technique. De toute manière est perdue l’idée d’un lien possible de la théorie critique avec des porteurs sociaux de nouveaux principes historiques rationnels d’émancipation, comme le remarque H. J. Krahl, l’un des marxistes les plus avisés de la jeune génération allemande (Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik von bürgerlischer Emanzipation und proletarischer Revolution, 1971). Cette critique de la domination présuppose que la société moderne est une totalité omnicompréhensive régie à la fois par la logique identitaire propre à la tradition philosophique occidentale et par son corrélat le rapport abstrait de la valeur d’échange, laquelle impose l’égalisation de tous les produits et sujets de l’activité humaine. Cette réciprocité entre principe philosophique et catégorie économique donne à la critique de la société bourgeoise une dimension ontologique, cette société réalisant dans la catégorie de la valeur se valorisant (le capital) le rêve monstrueux de l’histoire de la philosophie, comme le remarque Otto Kallscheuer (1982).

 

Le néomarxisme allemand entreprit donc de retourner à Marx et à la dialectique du capital pour retrouver le chemin de la pratique et déterminer un sujet révolutionnaire. On eut ainsi un mouvement original d’études sur la logique du Kapital, dans sa différence d’avec la logique hégélienne. Cette recherche fut inégalement marquée par le souci de dépasser les limites de l’analyse formelle de la valeur d’échange et de reconnaître un sujet empirique de transformations révolutionnaires réellement antagonique au sujet absolu de la valorisation capitaliste (le sujet capital érigé par Adorno en totalité irréductible). Cette recherche eut à s’affronter à la tentation de dénoncer comme pseudo-science tous les moments de contrôle empirique qu’Adorno avait récusés par principe comme formes de la domination. Il fallait en effet penser les processus historiques concrets (le lien production-consommation, la nouvelle productivité et ses effets en matière de différenciation sociale) autrement que par le recours massif à la seule logique de la domination, si l’on voulait avoir une prise minimale sur le devenir de la société allemande et ne pas se satisfaire de la problématique de la société bourgeoise comme (mauvaise) ontologie. Hans-Jurgen Krahl peut être considéré comme le représentant le plus lucide de cette école qui ne sépare pas la recherche sur la logique du capital et les transformations morphologiques de la société et qui refuse le présupposé métahistorique d’un principe de domination du capital. On ne peut déduire de l’analyse de la marchandise la prise en compte des formes de la socialisation néocapitaliste. Il faut repartir des analyses marxiennes de la soumission réelle du travail et penser la forme spécifique du travail intellectuel et de sa division, son intégration dans le travailleur collectif global. On ne peut s’en tenir au concept marxien réduit de travail qui crée de la valeur. Il faut un concept élargi de travail qui se définisse comme synthèse des spécialisations intellectuelles et des producteurs d’éthicité. Le théoricien collectif de la classe ouvrière moderne ne peut plus être un parti d’avant garde, mais il se définit comme unité de l’intelligensia et de la classe ouvrière.

 

Mais cette orientation qui tempérait la spéculation par le sens de l’empiricité fut minoritaire même si elle se prolongea dans le groupe Klassen-Projekt-Analyse. Le retour à Marx prit aussi la forme d’une analyse des textes marxiens entourant le Capital, tels les Grundrisse, de 1857-1858, les Manuscrits de 1861-1863. On peut distinguer deux orientations de ces lectures métathéoriques du Capital en fonction du degré de proximité avec la logique de Hegel. La première en se fondant surtout sur les textes préparatoires du Capital fait apparaître que la dialectique de l’exposition est tributaire de la logique du concept développée par Hegel : le mouvement qui va de l’abstrait au concret, du particulier au général est l’autodéveloppement d’une structure qui ne peut être pensable que comme mouvement qui va du simple au complexe (H. Reichelt, Zur logischen Struktur des Kapitalsbegriff bei Karl Marx, 1970). La seconde que l’on peut nommer avec Göhler « dialectique réduite » montre que Marx utilise la dialectique hégélienne comme seul instrument catégoriel disponible, mais ne peut que la transformer en logique de la science au sens analytique du terme. La théorie marxienne des « lois de mouvement » du capital n’est pas celle d’une totalité accomplie, mais elle enveloppe une série de théories partielles toujours plus déterminées et concrètes qui introduisent des concepts et des hypothèses au fur et à mesure de l’élargissement de leur sphère d’application. De toute manière il apparaît que Marx utilise des catégories hégéliennes mais sans le souci hégélien de leur statut ontologique, sans se soucier de leur correspondance avec le modèle hégélien. Le problème du renversement de la logique hégélienne est le témoignage de cet usage libre de Hegel que doivent admettre les lectures dialectiques fortes : il s’agit pour Marx de refuser comme illusoire la médiation absolue et de lui substituer une référence matérialiste au moment de la vie. Plus profondément la question de la dialectique renvoyait à la question de savoir si l’on pouvait déduire de la totalité qu’est le capital l’ensemble des phénomènes sociaux modernes, si le capital comme le tout hégélien est à la fois théorie systématique de la méthode et théorie du réel. La dialectique marxienne ne peut accepter cette identité de la méthode et du contenu. Le réel ne peut être le résultat de la pensée s’auto-concevant, s’auto-approfondissant et se mouvant en soi.

 

 

J. Habermas : de la reconstruction du matérialisme historique à la théorie de l’agir communicationnel ou l’euthanasie du marxisme

 

C’est cette thèse que soutient par ailleurs le philosophe et sociologue Jürgen Habermas, disciple infidèle de la théorie critique, porteur en cette période du projet le plus articulé jamais produit du matérialisme historique, proche des milieux socio-démocrates et hostile au radicalisme des néo-marxismes et à leur spéculation totalisante. Habermas (1929) publie coup sur coup Technik und Ideologie (1968), Erkenntnis und Interesse (1968 et 1973), Theorie und Praxis. Sozial-philosophische Studien (1963-1971), Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie (avec Niklas Luhmann, 1971), Legitimationsprobleme im Spätkapitalismus (1973), et Zur Rekonstruktion des historischen Materialismus (1976). Cette première série d’ouvrages maintient ouverte l’idée d’une reconstruction du marxisme La seconde série, celle dite du « tournant linguistique », l’abandonne : pour développer une théorie critique communicationnelle résolument postmarxienne avec Zur Logik des Sozialwissenschaften (1970, édition augmentée en 1982), Theorie des kommunikativen Handelns. I. Handlungsrazionalität und gesselschafftlische Rationalisierung, II. Zur Kritik des funktionnalische Vernunft (1981), Moralbewusstsein und kommunikativen Handelns (1983), Der philosophischen Diskurs der Moderne (1988). Mêlant critique philosophique approche épistémologique et connaissance des processus sociaux de la modernité, Habermas n’a pas pourtant renouvelé les études marxistes, il les a déplacées sur des positions propres dans un processus que l’on peut considérer comme une euthanasie du marxisme, jamais agressive, mais compréhensive et douce.

 

Habermas part (dans l’essai sur le marxisme de Theorie und Praxis) d’une conception du marxisme comme critique, théorie sociale qui vise des fins pratico-politiques d’émancipation sociale à l’égard des dominations économiques, sociales, culturelles. Il allie une exigence de scientificité (jamais réduite à une conception scientiste de la science de la pratique) à une philosophie de l’histoire visant des fins pratiques, mais dépourvue des prétentions absolutistes des philosophies de l’histoire. Il est le premier type historique de théorie sociale fondé sur une réflexivité double : il réfléchit son contexte de genèse en tant que théorie et son contexte d’application avec l’identification de ses destinataires qu’il entend former en transformant leur conscience pratique et en leur fournissant les raisons de leur place et de leur mission historiques. Suivant ici le Horkheimer de la distinction entre théorie traditionnelle contemplative et la théorie critique pratico-émancipatoire, Habermas voit en la théorie critique une dynamique autoréflexive animée par un intérêt pour l’émancipation de toute domination. Mais Habermas problématise cette théorie critique et interroge ses capacités de connaissance spécifiques, entrelaçant démarche métathéorico-épistémologique et analyse des contenus empirico-historiques.

Erkenntnis und Interesse pose la question d’une théorie critique de la société qui est en même temps une critique matérielle de la connaissance et qui donc déplace la gnoséologie en intégrant l’accès aux problèmes de contenus. Marx présuppose une théorie de la connaissance qui ne peut se confondre avec la critique hégélienne de l’entendement scientifique au nom de la raison spéculative. Il faut expliciter cette gnoséologie dans le sens kantien-fichtéeen d’une théorie des intérêts de la raison en récusant du même coup le concept de totalité dialectique issu de l’école de Francfort reposant sur l’équivalence entre logique de l’identité et abstraction de l’échange marchand. Il faut reformuler la théorie de la connaissance du point de vue de la théorie de la société en unissant perspective transcendantale et perspective historico-sociale, en rétablissant la notion d’intérêt de la raison capable d’autoréflexion et en l’articulant aux dimensions fondamentales de l’activité humaine. De ce dernier point de vue, Marx ne peut s’en tenir pour comprendre sa propre entreprise critique à la seule dimension de la production supposée inclure à la fois le processus de travail (sous sa forme capitaliste) et la science réduite à la seule science positive de la nature. Certes, il est vrai que le concept de travail social présente une pertinence épistémologique, qu’il est aussi une catégorie de la théorie de la connaissance. La synthèse idéaliste transcendantale kantienne entre le sujet et l’objet est remplacée par la synthèse matérialiste entre la nature subjective et la nature objective de l’homme dans le processus de travail. La théorie de la connaissance ainsi explicitée fait des processus de travail un contexte transcendantal pour accueillir l’organisation de l’expérience et l’objectivité de la connaissance. Mais il s’agit seulement de l’expérience et de la connaissance qui s’orientent sur la maîtrise instrumentale et technique de la nature, et donc ne sont concernés que le savoir de la production stricto sensu et les sciences empirico-déductives. Or, Marx oublie que la critique concerne une praxis qui ne se limite pas au seul travail, mais inclut l’interaction prise dans ses dimensions éthiques, politiques, symboliques, médiatisée par des institutions et des normes où il est question de lutte pour la reconnaissance. La lutte de classes entre autres ne se réduit pas au savoir de production, elle implique en son immanence un savoir de réflexion normativement orienté, et orienté par un intérêt pour la compréhension pratique intersubjective qui remet en cause les institutions issues d’un pouvoir répressif devenu injustifiable en fait comme en droit et qui en appelle en définitive à un ultime intérêt pour l’émancipation. Travail et interaction, comme l’avait vu Hegel,, et comme le rappelle à sa manière Hannah Arendt (The Human Condition, 1958) sont donc les deux formes fondamentales de l’agir social en tant qu’agir instrumental-technique et agir pratique régi par des normes visant à l’universalité. La critique marxienne articule sans en avoir la conscience réflexive complète deux formes de l’agir liées è deux types de discours théoriques et écrase l’un par l’autre par une sorte de subreption trancendantale congénitale. Habermas rectifie l’autocompréhension de la Kritik en empêchant que l’interaction soit traitée et manqué comme production et il assigne à cette subreption l’origine théorique des forçages volontaristes qui ont conduit le communisme réel à traiter les hommes comme des objets manipulables à merci.

Sur cette base – critique de la critique – il devient possible de reformuler les principes d’une reconstruction du matérialisme historique dans l’ouvrage homonyme de 1976 après avoir repéré les insuffisances de la théorie marxienne de la crise en présentant une théorie de la crise de légitimité du Spätkapitalismus (1973). La théorie marxienne des crises fondée sur la baisse du taux de profit n’est pas pertinente dans la mesure où le capitalisme moderne invente, par la recherche de la productivité, des contre-tendances, et déplace la crise économique vers une crise de légitimation aux faces multiples. L’État social de droit, ce compromis des luttes de classes, entre dans une crise fiscale qui lui rend impossible le financement des conquêtes sociales (sécurité sociale, services publics) s’il entend rester fidèle aux impératifs systémiques de l’accumulation capitaliste. Il devient un enjeu en ce que soumis à la pression contradictoire de la logique des besoins sociaux qui l’ont justifié et à la logique de la productivité capitaliste surdéterminée par la concurrence internationale (qui lui échappe en grande partie) il est en crise permanente de légitimation. C’est sur ce terrain de la légitimation qu’un mouvement de transformation sociale doit se situer et cela lui interdit d’agir au nom d’une classe ouvrière par ailleurs transformée et recouverte par une immense classe moyenne résultat des années heureuses du Welfare State. La reconstruction du matérialisme historique ne sera donc pas la reprise ut sic de la critique marxienne de l’économie politique, d’autant que le caractère non-résolutoire de la crise économique oblige à revenir sur la théorie de la valeur travail et ses difficultés classiques. La reconstruction consiste à démonter la théorie, non à restaurer comme un bloc (selon l’expression devenue impossible de Lénine) ce qui est un ensemble d’éléments hétérogènes. La reconstruction sera la formulation d’une théorie de l’histoire orientée vers l’émancipation. Elle passe par la reformulation de la dialectique des forces productives et des rapports de production en termes de tension entre travail et interaction, entre deux formes de l’agir, capable de mieux différencier la logique interne de deux dynamiques distinctes, celle du développement des forces productives du travail et celle des formes de civilisation. Elle conserve ainsi la perspective d’une évolution du genre humain qui évite les assurances non fondées de la philosophie spéculative de l’histoire (que Marx a partagée en tant que théoricien du passage nécessaire du royaume de la nécessité à celui de la liberté) et qui peut expliciter ses conditions historiques de possibilité et ses conditions d’application par ses destinataires, pour autant que ces derniers acceptent de se considérer aussi comme des agents subjectifs entendant rendre raison de leurs choix de manière argumentée et laissent ouverte la perspective d’un accord discursif non contraint.

 

Habermas ne se contentera pas de cette « reconstruction » : très vite, tirant la leçon de sa logique, il sortira en douceur du marxisme en proposant sa propre Theorie des kommunikative Handelns (1981) promise à un retentissement international. L’unité marxienne de la critique de la société, de la critique de la connaissance et de la rationalité historico-philosophique est abandonnée. La nécessité et la liberté ne peuvent plus se fondre et se réconcilier dans le principe unique du travail compris comme poièsis-praxis,,comme production-action. Habermas accepte la dualité de l’être et du devoir-être et il compte désormais sur la philosophie du langage pour donner la théorie adéquate d’une modernité qu’il considère comme porteuse malgré tout de promesses inaccomplies et qu’il refuse de déconstruire. Il maintient la dimension d’une Aufklärung où Marx figure comme élément constitutif et dépassé. Ce dépassement prend la forme d’un retour à une théorie des distincts néokantienne, mais d’un néokantisme médiatisé par le tournant linguistique. L’intérêt pour l’émancipation qui avait un statut peu clair dans le texte de 1968 est reformulé comme dimension d’un agir communicationnel transversal aux formes d’agir déjà reconnues auxquelles il faut désormais ajouter l’agir dramartugique (dont l’art est la manifestation la plus haute) Chaque type d’agir présuppose la justification rationnelle-langagière des normes qui le structurent et qui s’élaborent en des actes de parole et selon des fonctions langagières propres. Chaque type d’agir se définit par une orientation d’action, une attitude fondamentale propre, il émet des prétentions à la validité spécifiques et institue un rapport à un « monde » singulier : 1) L’agir stratégique inclut en lui un moment d’objectivité scientifique ; les actes de parole qui le caractérisent sont à la fois performatifs et constatifs ; il actualise deux fonctions langagières, celle de l’influence sur le partenaire et celle de la présentation d’états de choses ; il est orienté vers le succès et inclut un moment d’intercompréhension ; son attitude fondamentale est objectivante ; sa prétention à la validité relève à la fois de l’efficacié et de la vérité ; le monde qui est son corrélat est le monde objectif ; 2) L’agir régulé par des normes présuppose des actes de parole régulatifs ; il actualise la fonction langagière qui est l’instauration de relations interpersonnelles ; il est orienté vers l’intercompréhension et développe une attitude qui est celle de la conformité aux normes avec pour prétention de validité celle de justesse, et son monde est le monde social ; 3) l’agir dramaturgique repose sur des actes de parole exprssifs, actualise la fonction langagière d’autoreprésentation, a pour orientation d’action l’intercompréhension et développe une attitude de l’expression avec pour prétention à la validité la véridicité et pour monde le monde subjectif. L’agir communicationnel est tranvsersal à ces types d’agir et se manifeste comme l’exigence d’une légitimation discursive articulée en ces trois mondes, objectif, social, subjectif. La modernité prend alors la forme de la confrontation entre le système social et le monde vécu qui est celui de l’agir communicationnel. Le système social est de plus en plus dominé par les impératifs du marché et de l’argent, médiatisé par le pouvoir, et donc placé sous l’hégémonie de l’agir stratégique-technique. Il colonise le monde vécu et assèche les réserves de l’agir communicationnel. Tout le problème est donc celui d’une limitation et d’une régulation de cette inévitable colonisation.

 

En vérité il reste peu de Marx. La critique de l’économie politique s’est dissoute dans le constat wébérien de l’intransformabilité de la production capitaliste éternisée comme actualisation de l’agir stratégique-technique et de sa rationalité mondiale. L’émancipation s’est réduite à l’exigence d’un dialogue permanent sur les normes de justesse ou de justice où le consensus est en définitive procédural et non substantiel. Le programme de l’émancipation se reformule selon une pragmatique universelle qui pense les formes sous lesquelles les individus associés réfléchissent les normes de rationalité de leurs formes d’agir et où le primat revient à une raison éthique qui munie de ses critères d’évaluation se lie à une valorisation radicale de la démocratie et peut juger des institutions et des normes de la vie associée sous la réserve de l’immodificabilité des structures économiques et politiques définissant le système social.

 

 

L’École de Budapest entre la sortie éthique-anthropologique hors du marxisme et l’utopie marxienne

 

Le parcours de J. Habermas est ainsi l’exemple le plus élevé, car productif de théorie et de concept, créateur d’une problématique qui est un point haut auquel se mesurer, de sortie hors du marxisme par transformation endogène d’un programme de reconstruction en euthanasie. On doit lui comparer le parcours des membres de ce que l’on a nommé un instant l’École de Budapest et qui appartient par sa culture à l’aire allemande Elèves, disciples, collègues en Hongrie du vieux Lukács, ils suivent avec intérêt la tentative de l’ontologie de l’être social. Critiques du régime communiste, Ferenc Fehér (1933), Agnès Heller (1929), György Márkus (1933) sont éloignés de l’université de Budapest après 1968, passent en Australie où ils enseignent et travaillent. A. Heller et G. Markus, les philosophes, sont unis par une commune critique de la société socialiste. Avec F. Feher ils publient en 1982 Dictatorship over Needs où ils soutiennent que le socialisme réel est irréformable contrairement à ce que pensait Lukács. La suppression du marché coïncide avec la suppression de l’autonomie de la société civile en faveur de l’État, et le plan unique de production et de distribution, considéré par l’orthodoxie marxiste-léniniste comme le fondement économique du socialisme, est organiquement incompatible avec le pluralisme, la démocratie, et les libertés. Le remplacement de la propriété privée par la propriété d’État ne peut déboucher que sur la dictature sur les besoins qui est la nouveauté anthropologique des sociétés socialistes. Les producteurs sont ainsi soumis par les mécanismes de cette dictature à une nouvelle classe, la bureaucratie de l’État-parti. Cette critique reprend ainsi à son compte les instances de la critique libérale, et il est normal qu’elle conclut par la défense du marché et de la spontanéité de la société civile. Cette issue libérale ne peut s’apprécier que si l’on se souvient qu’avant elle A. Heller avait cherché une restructuration du marxisme autour d’une anthropologie centrée sur les besoins radicaux de l’individu social tels qu’ils se manifestent dans la vie quoditidienne. Bedeutung und Funktion des Begriffs Bedürfnis im Denken von Karl Marx (1973) avait ainsi proposé une lecture des Grundrisse qui faisait apparaître la distance qui séparait le projet marxien de sa réalisation. L’idée d’une Soziologie des Alltastagsleben (1974), s’était complétée de Instinkt. Agression. Charakter. Einleitung zu einer marxistischen Sozialanthropologie (1977), et de Theorie der Gefühle (1978). La distance était prise par rapport à Lukács et à la centralité du paradigme du travail au sein d’un projet qui visait à intégrer les apports de l’anthropologie allemande de Gehlen dans une théorie de la nature humaine mettant en valeur les processus d’objectivations dans leur incidence sur la formation de la personnalité, la référence à l’homme total marxien servant d’horizon d’utopie régulatrice. Dans les années quatre vingt, cette référence s’estompe et A. Heller développe une théorie de la démocratie radicale fondée sur une analyse des formes de la rationalité proche de Habermas, mais maintenant la distinction d’inspiration Lukácsienne entre objectivation en soi et objectivation pour soi insistant sur la valeur abolument historiquement produite de la personnalité humaine : A Theory of History (1981), The Power of Shame. Essays on Rationality (1983). A la différence d’Habermas cependant A. Heller maintient l’irréductibilité de la visée utopique de l’homme riche en besoins au sein de la manifestation d’une communauté faite de pluralités en réseaux.

 

G. Markus, de son côté, a conduit une critique du paradigme du travail de son maître Lukács (Langage and Production, 1981). Il refuse le remplacement de ce dernier par le paradigme du langage qui selon lui valorise la contininuité, l’accord, au détriment de la rupture et du conflit. Montrant comment chez Marx le productivisme de la production en général que réalise le communisme laisse ce dernier à l’état de forme sans forme, intégrale de toutes les négations générales de ce qui jusqu’ici a informé la vie sociale, Il propose de penser l’entrelacs impur du travail et de la lutte pour l’émancipation sans jamais les séparer comme deux modes opposés, et il ouvre la possibilité d’une théorie de la démocratie-processus construisant au sein de négations déterminées des formes elles aussi déterminées, fondées sur la compréhension et la modification permanente des acteurs de la démocratie. Le compromis habermassien entre formes d’agir est donc récusé au profit d’un néomarxisme maintenant des possibilités de transformation des structures de l’agir social.

 

 

III. Les mille marxismes à la recherche de leur unité : 1989-2005

 

La chute du mur de Berlin suivie de la fin de l’urss ouvrent définitivement la période des mille marxismes, tous confrontés à la mondialisation capitaliste et à la vaste entreprise de désémancipation qui l’accompagne (démantèlement du Welfare State, néocolonialismes, montée des nationalismes et des ethnicismes, aggravation des contradictions nord-sud), et cela alors que la richesse mondiale continue de croître et que la productivité du travail au lieu de poser la question des rapports temps nécessaire-temps libre se traduit en chômage incompressible et en nouvelle misère. La fin de la dialectique orthodoxie/hérésies, une fois rendue évidente l’incapacité des partis communistes à se réformer autrement qu’en implosant ou en devenant de simples partis (socio) démocrates, pose le problème de l’unité de la pluralité des recherches. Longtemps souhaitée, contre la violence de l’un du Parti-État, cette pluralité rend disponibles Marx et les marxismes. Si les lectures et les essais théoriques peuvent se développer, se contester sur des points jadis aussi essentiels que ceux de la valeur-travail et du marché, de l’importance relative des forces de production et des rapports de production, sur la configuration des classes et l’effectivité de la lutte de classes, si la cris excède la seule question de la chute tendancielle du taux de profit, si la critique de la politique ne peut se conclure par la seule prévision de l’extinction de l’État mais repose la question de la démocratie, de ses formes et procédures et s’il en est de même pour le droit, si le communisme est inassignable comme utopie de la fin de toute forme sociale connue, ou s’il doit se redéfinir comme forme constructible prise par le « mouvement qui abolit l’état de choses réel, » que signifie alors se dire « marxiste » ? Où passe pour chaque marxisme la différence entre marxisme et non marxisme ? La période des mille marxismes qu’ouvre la fin de tout un cycle de luttes menées par le mouvement ouvrier comme mouvement antisystème et relayées un temps par le mouvement national-populaire anti-impérialiste, représente la plus grande fracture de l’histoire du marxisme, et impose à la fois le travail du deuil d’une certaine continuité et la tâche de penser une unité.

 

La pluralité actuelle et irréversible des mille marxismes présents et futurs pose la question de l’accord théorique minimal sur le champ des désaccords légitimes. Sans anticiper, disons que ce consensus autorisant la position de dissensus repose sur deux éléments :

a)                    accord sur la possibilité théorique (rendue urgente sur le plan pratique par la persistance d’une inhumanité inutile et injustifiable) d’une analyse du capitalisme mondialisé, et de ses formes, inscrites dans, mais non dérivables directement de la soumission réelle du travail sous le capital ;

b)                    accord sur l’espérance historique en une possibilité réelle d’éliminer cet inhumain (qu’il se nomme aliénation, exploitation, domination, assujetissement, manipulation des puissance de la multitude) et de construire des formes sociales déterminées expressives de cette puissance ou liberté de la multitude.

Si l’élément n°2 est déterminant, au sens d’impulsion motrice, l’élément n° 1 a une fonction dominante en ce qu’il leste l’utopie de sa dimension de « savoir » et lui donne la condition de sa faisabilité. Ces mille marxismes sont et seront dotées d’une prise épocale sur le temps de la mondialisation capitaliste dans la seule mesure où ils évitent et éviteront le piège du fondamentalisme marxiste (la répétition de la seule dénonciation de l’inhumain capitaliste et l’appel générique à la lutte des classes) et conduisent ou conduiront simultanément le travail de mémoire critique sur ce qu’il est advenu à Marx et aux marxismes en ce siècle et celui de connaissance du terrain de la mondialisation capitaliste. Ces mille marxismes ne sont et ne seront dotés d’une capacité de compréhension et de modification sur ce temps que s’ils parviennent à unir un travail rigoureux de redécouverte critique de l’œuvre de Marx et des marxismes et une confrontation avec les points hauts de la pensée philosophique et théorique. Enfin, il ont de l’avenir pour autant que la crise qui sévit dans le marxisme se révèle toujours davantage être simultanément être la crise de l’ordre néo-libéral confronté à la réalité des immenses processus de désassimilation sociale que son apparente victoire engendre, et tenté toujours davantage de recourir à des formes de gestion réactionnaire de la désémancipation programmée par sa mondialisation

 

Ce travail est déjà engagé, par exemple, là même où la désagrégation du marxisme a été la plus spectaculaire, en Italie. La marginalité du marxisme ne peut cacher l’importance de l’entreprise de D. Losurdo qui désormais enrichit sa contre-histoire du libéralisme dans la pensée occidentale avec une analyse des formes politiques libérales actuelles (Democrazia o Bonapartismo. Trionfo e decadenza del suffragio universale, 1993), et donne une analyse de la conjoncture politique de l’Italie faisant apparaître le lien entre libérisme, fédéralisme et postfascisme (La Seconda Repubblica. Liberismo, federalismo, postfascismo, 1994), tout en présentant un bilan historico-théorique du communisme et du marxisme en notre siècle, revendiquant la charge de libération initialement contenue dans la révolution d’octobre et procédant en même temps à la critique des éléments d’utopie abstraite chez Marx en ce qui concerne l’État (Marx e il bilancio storico del Novecento, 1993).

 

Ce travail d’historiographie théorico-politique s’oriente sur deux pôles entre lesquels les mille marxisme étendent leur spectre, le pôle de la bonne utopie et le pôle de l’analyse fondée sur la relecture des concepts essentiels de Marx. On peut illustrer ces deux pôles en recourant à des exemples qui semblent appartenir à la période précédente mais qui en réalité reçoivent leur actualité dans la nouvelle période historique, celui représenté par les dernières thèses de W. Benjamin et celui constitué par le marxisme analytique anglo-saxon.

 

 

Le pôle du marxisme de l’utopie messianique : Walter Benjamin et la théorie de l’histoire

 

Apparemment, l’œuvre de Walter Benjamin (1897-1940) qui ne semble concerner surtout que l’esthétique de la modernité relève d’une époque révolue marquée par les catastrophes de l’entre-deux-guerres. Mais en fait son œuvre a des chances d’être une référence durable. Le destin de l’art dans la modernité est exemplaire d’une aporie essentielle. qui s’enracine dans la fétichisation marchande. Devenu marchandise incorporant en ses formes avancées toujours plus de technique, l’art moderne quand il n’est pas détourné dans une entreprise d’esthétisation de la politique (avec le nazisme) s’enferme dans une ambiguïté pathétique : il se charge des rêves du passé où s’annonce l’utopie du futur. Mais il ne peut anticiper une société émancipée qu’en transfigurant les défauts du présent et il fige en sa réalité marchande son rêve d’émancipation. Cette inquiétude sur l’expression la plus élevée de la poéiticité humaine se radicalise dans la catastrophe fasciste sans que le marxisme des deux Internationales, platement progressiste et économiste, ne puisse constituer un recours. Le destin de l’art pose la question du temps de l’histoire.

 

Les thèses sur l’histoire, Über der Begriff des Geschichte (rédigées en 1940, publiées en 1942 et 1950), dans leur concision contiennent une théorie de la connaissance, une philosophie messianique de l’histoire et l’embryon d’une théorie politique. Elles se fondent sur le refus de la conception du temps vide et linéaire, homogène, du progrès, que partagent la philosophie des Lumières et les marxismes de la IIe et de la IIIe Internationales, de même qu’elles récusent le primat des forces productives. Elles posent le temps comme temps plein du présent, marqué par la discontinuité, le surgissement des images fulgurantes, lisibles en des instants privilégiés. Menacés par la pensé nivelante de la continuité ces instants sont des monades autour desquelles se cristallise la véritable histoire, celle de la mémoire qui opère le sauvetage d’un passé vital pour le présent et le futur, et qui prend parti pour les vaincus de l’histoire dont le sacrifice inexpiable risque de se perdre dans l’histoire des vainqueurs. Loin d’être fantasme imaginaire de maîtrise ou fuite devant la compréhension et la responsabilité, l’élément de l’utopie messianique (jusqu’ici porté par la théologie juive) assume les possibilités non réalisées, qu’il faut recueillir pour saisir lorsqu’elle se présente la chance d’une brèche historique. L’histoire véritable n’est pas celle d’une culture pure, elle est celle du mélange impur de la civilisation et de la barbarie qui est elle toujours fondée sur l’oubli du sacrifice des vaincus. La politique révolutionnaire est une construction qui fait éclater dans le soulèvement des vaincus la continuité historique et crée une correspondance explosive entre passé et présent, un arrêt singulier du temps vide de l’histoire universelle propre à la marchandisation capitaliste, une rupture du cortège des vainqueurs de la domination.

 

Si ce pôle est séparé des analyses déterminées nécessaires pour donner substance aux contenus historiques il maintient ouverte la question de la possibilité réelle. Il n’est pas étonnant qu’en France par exemple se manifeste un renouveau dans l’étude de Marx centrée sur cettte problématique avec des travaux significatifs comme ceux de Michel Vadée (Marx penseur du possible, 1992), Daniel Bensaïd (Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (xix°-xxe siècle), 1995), de Henri Maler (Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx. Malgré Marx, 1995). Va dans le même sens la défense de Marx par Jacques Derrida (Spectres de Marx, 1993) qui envisage l’avenir d’un « esprit » du marxisme, irréductible à la nécessaire déconstruction de la métaphysique occidentale et gage d’une nouvelle internationale.

 

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