De la base sociale de la dictature

Publié le par Mahi Ahmed

 
   
 

 

De la base sociale de la dictature

 

Contexte historique


Par Salhi Sghaier- En Tunisie la dictature post indépendance a durée plus de cinquante ans. Cette dictature a su élaborer une organisation, et des mécanismes de contrôle de la société  et de l’économie, lui permettant  l’établissement  d’un équilibre socio politique, et la sauvegarde de  cet équilibre.

 

Son maintien au delà des  personnes des dictateurs, et sa stabilité relative s’expliquent par différents facteurs. Les spécificités socio-économiques offrent à notre avis les éléments d’explications les plus pertinents.  

 Historiquement  la dynamique de l’indépendance a donnée lieu à une lutte interne dans les rangs du mouvement national. Bourguiba à emporter cette lutte par le jeu d’alliances internes et par l’apport de l’appui des Français. Le congrès  de 1955  du parti destourien dit " congrès de Sfax "  représente le scellement de cette alliance, dont le résultat immédiat était l’éviction de Salah.Ben Youssef et le triomphe de Habib Bourguiba.

De point de vue  social, cette alliance regroupe l’UGTT, syndicat, essentiellement de fonctionnaires,  et l’aile dirigiste du parti, représentant la petite bourgeoisie urbaine. Pour résumer la scène : le congrès du parti  à adopté la motion socio économique de l’UGTT  

 Curieusement cette alliance n’a pas de contenu  explicite en termes de politique économique, par contre elle a une forte dimension régionale: c’est la coalition de l’intérieur contre la capitale.

 L’expérience socialiste qui à tenté de concrétiser " le programme économique de l’UGTT " a aboutit  officiellement à l’échec. Néanmoins l’alliance résiste, et se précise même.

A la fin des années soixante la coalition régionale se trouve de fait  réduite à la région du  Sahel ; Sfax comprise. Le pouvoir devient sahélien .Les implication de ce dernier aspect feront l’objet d’un traitement séparé.

 

La rente,  solution politique

 

Affaibli par l’échec de l’expérience socialiste menée par Ahmed Ben Salah,  le pouvoir observe l’effritement de sa légitimité historique, Bourguiba ordonne " un arrêt de contemplation ".

L’associé principal du pouvoir L’UGTT, et le parti  s’en sortent  affaiblis, mais demeurent incontournables.

A la fin des années soixante le décor socio économique  est planté : Régime dictatorial  centralisé et contesté, pouvoir politique sahélien, économie étatisée en crise, administration omnipotente, et syndicat de fonctionnaires  fortement associé au régime.

A défaut de pouvoir renouveler sa  légitimité, " trop coûteuse ", le régime se contente de la mise en place de réseaux de soutiens urbains.

Soucieux de redémarrer l’économie,  le pouvoir opte pour  la  " libéralisation "  économique  trop  administrée. La conception et la  mise en place de ce nouveau système ont été  confiée à  Hédi Nouira et Mansour Moalla: Un rentier traditionnel  et un spéculateur financier.

En cette période les recettes de l’Etat  sont constituées  de l’export des richesses naturelles, phosphate et pétrole, et  produits agricoles, des revenus des immigrés tunisiens à l’étranger, et l’aide internationale. Une richesse produite sans génération de  valeur ajoutée. En fait l’Etat accumule les richesses, sans se soucier de la mise au travail de la population. Elle se soucie davantage de la distribution de cette richesse. Un système de rente.

 

L’administration : l’organe vital de la dictature

 

Conformément a ses approches dirigistes, au lendemain de l’indépendance, le pouvoir politique a choisi l’administration pour asseoir sa domination sur la société. Aussi elle dispose du pouvoir économique du secteur public. De sa totalité pour une économie étatisée.

Le  congrès de Bizerte en de 1964, entérine le système du parti unique. Il en découle l’enchevêtrement organisationnel du pouvoir, du parti et du syndicat. L’administration  se dote alors du pouvoir politique, avec le soutien actif de L’UGTT, syndicat essentiellement d’agents publics.

L’aboutissement de cette concentration de pouvoirs a fini par imposer la vision par laquelle l’Administration  représente à la fois l’Etat, le gouvernement et la société.

Le règne, sans contre pouvoir,  de l’administration est établit. Ne vous inquiétez pas  l’administration sait tout, l’administration fait tout, elle ne se trompe pas.

Jusqu'à ce jour l’administration  aura un rôle central, et une position décisive  dans la gestion du pays. Elle est  le seul  des trois acteurs du pouvoir (avec le parti et l’UGTT) à ne pas connaître d’affaiblissements, au contraire. Elle devient le centre de conception et l’outil  de concrétisation des contrôles sociaux économiques de la dictature. Plus qu’une composante de la base sociale de la dictature, l’administration constitue aussi le système de gestion de cette  base, et la garante de la " pérennité " de la dictature.

Pour s’assurer du soutien  au régime de ses propres fonctionnaires, les outils de captage sont  aussi classique que la gestion des carrières individuelles. Les plus fervents ou les plus engagés sont promus a des postes politiques  ou de  responsabilités. L’administration est la catégorie sociale la plus représentée dans les gouvernements post indépendance    

La fidélisation au régime s’appuie aussi sur des avantages sociaux  dit spécifiques à la fonction publique, relatifs à la retraite, aux crédits, à l’habitat etc. et plus généralement à la législation du  travail.

Les privilèges et avantages informels qui découlent directement ou indirectement de l’exercice de la charge administrative sont apporteurs de soutiens ou régime.  Népotisme, trafic d’influences  et corruption, sont parmi les avantages  informels.

 

L’organisation de la rente dans l’économie

 

Par sa systématisation, en tant que mode de gouvernance économique,  la rente couvrira  l’activité productive naissante.

Ainsi  l’exercice de toutes activités économiques est  objet d’accord administratif  pouvant porter le nom d’agréments, de licence, de quota, ou de titre, ou plus simplement d’autorisation administrative. Elles couvrent l’investissement, la production,  le commerce extérieur, le commerce de détails, le tourisme, les services tout secteurs confondus, etc. Bref tout les pans de l’activité économique, dans leurs détails les plus fins, sont " régulés ".

Au final l’Etat exerce un très fort contrôle sur les sources de la richesse créée localement. Les critères et  procédures d’octroi de ces autorisations sont : proximité, allégeance au pouvoir et   soutien au  régime. C’est l’accomplissement du système économique  rentier.

Soutien politique contre rente économique,  sont les termes du troc. Les avantages informels,  sont aussi appréciés par l’administration.

Les " heureux élus " de système de captage de soutien politique,  se recrutent  naturellement parmi les rentiers traditionnels, et  les spéculateurs. Mais aussi dans les rangs de commerçants qui se " substituent " en industriels et  surtout des " proches " dans les sens  les plus divers du terme.

Les arrivistes et les opportunistes, sont aussi bien servis.

La doctrine est simple: Le travail ne rend pas riche. La richesse est à l’extérieure de la société, elle  est dans le pouvoir. C’est le régime qui décide de l’enrichissement  des opérateurs économiques. L’enrichissement par décret est né. Quant à l’appauvrissement sur ordre, il est déjà connu

Jugés peu dangereux pour le système  politique, la paysannerie et le milieu rural, ont eu droit à  la coercition comme  mécanisme de contrôle social. Leur contribution,  est l’obligation  qui leur est imposée,  de nourrir la population urbaine à bas coût. Ainsi l’essentiel de leurs produits, sont cédés  à des  prix  administrés.  Ils doivent  se sentir honorer de  subventionner de leur sueur, et  de leur misère " le décollage de l’économie ", quitte à s’appauvrir davantage.

Les programmes de " développement rural " servent à  s’assurer des services  du leadership local, et de lui conférer des éléments de légitimité.

Les grands propriétaires terriens, qui sont généralement urbains,  ont droit à un  traitement différencié, ils bénéficient facilement de crédits,  sont mieux encadrés techniquement par les services de l’administration,  et  sont avantagés commercialement.

Au cours du temps, le système de rente  n’a pas connu de bouleversements ni  de remises en cause. Avec " l’ajustement structurel " de 1986, et la libéralisation du commerce international en 1995, le système de rente s’est adapté en se reposant davantage sur le l’outil financier et sur le levier d’octroi de marchés. La mondialisation de l’économie et l’accélération de la privatisation, ont créé de  nouvelles niches de rentes tels que représentation de multinationales et  sous- traitance (y compris de mains-d’œuvre). La consécration des grands projets et des IDE a rendu tout simplement  les enjeux, et les montants de la rente, plus conséquents.

Ce sont ces privilégiés, à qui on a accordé des quasis monopoles, ou des rentes  de positions,  qui constituent  la composante économique de la base sociale de la dictature.

 

Des élites et des professions libérales inféodées.

 

Le rôle des  élites dans les sociétés,  est considéré généralement important. Les démarches pour leur ralliement à la dictature sont variées.

Les méthodes de captage de soutien,  vont des motivations financières et carriéristes, à d’autres plus sophistiquées.

Dans les activités artistiques et culturelles la reconnaissance de talent  est  souvent conditionnée par l’allégeance au pouvoir. La publication d’œuvres, la programmation dans les festivals, L’attribution de prix, les voyages en missions culturelles  sont les appâts, préférés  des  élites intellectuelles.

Aussi, la dictature impose  des figures sans grand  génie, comme de  talentueux  artistes.  Cela concerne  les domaines de l’art et de la culture: le théâtre, la chanson, la poésie, la littérature, le cinéma,  et les medias.  Une des  principales taches du ministère de la culture devient la  désignation d’artistes par voie administrative  C’est le talent par nomination.

En  contre partie, ses " brillants artistes " expriment,  leur intime conviction, des bienfaits de la dictature, et font preuve de militantisme sans faille, dans leur appui inconditionnel,  au choix toujours judicieux et intelligents du système.

Pour les  universitaires  les perspectives de carrière dans la dictature  sont plus alléchantes. Une bonne moitié des ministres de Ben Ali sont des universitaires. La presque totalité de son imminence grise l’est aussi.

Pour le grand nombre parmi ceux qui adhèrent à la dictature, leurs motivations relèvent  de la gestion de leurs carrières. La majorité des responsabilités académiques et administratives s’opèrent par  désignation.

Les croissances du nombre d’institutions universitaires  et  l’augmentation des  flux d’étudiants, offrent  de nouvelles opportunités en termes de postes de responsabilités,  et des statuts qui en découlent. Ces évolutions   peuvent s’interpréter comme  une valorisation  artificielle de  l’offre par  l’accroissement de la demande.  Une gestion rentière.  En comparaison aux diplômés,  le chômage des universitaires n’est que marginal.

L’allégeance au pouvoir des professions libérales, est acquise à travers des structures corporatistes : Le réseau des ordres. Les professions de médecins, pharmaciens, architectes, commissaires aux comptes etc. sont impliquées.  Seul l’ordre des avocats y échappe. Pas tous les avocats.

En contre partie de leur soutien  politique, le pouvoir  leur autorise, le verrouillage du marché, la limitation  de l’accès au métier,  en agissant en amont des formations, ou en aval de celles-ci. Une mécanique de création de raretés artificielles. Raretés  génératrices de rentes, qui se sont métamorphisés en phénomènes d’héréditarisation  des accès à ces professions. La reproduction sociale est en marche. 

A titre d’illustration: Bien que le nombre des étudiants a quintuplé, la carte des facultés d’études médicinales  est restée  figée en l’état pour plus de 30 ans. Il est vrai aussi, que certains médecins  savent bien faire des " attestations de sénilité ".

 

Alliance contre le travail et contre la production.

 

Au cours du temps, le régime dictatorial a su élaborer, une architicutre permettant sa propre sauvegarde par les mécanismes de distribution de la richesse. Un système de  rétribution de l’allégeance. Les intérêts de la dictature et de sa base  sociale se trouvent liés.

Base  sociale,  composée, des  bureaucraties administratives et syndicales  longtemps complices et largement corrompus,  d’opérateurs économiques rentiers ;  d’une fausse élite,  d’une frange arriviste de la  petite bourgeoisie, et de professions libérales  qui se manifestent  singulièrement par des corporatismes aigus.

Base sociale urbaine, a revenus aisés et assurés, et partiellement non productive.

Il n’est pas étonnant que le processus de la chute du dictateur, débute dans les régions a dominance rurale, et soit accompli dans les milieux urbains, par ceux qui  n’ont pas de perspectives de revenus aisés ou assurés.

La distribution de richesse constitue le point d’achoppement de l’architecture de la dictature.

La génération de richesses en dehors du système est découragée. Le fait que les Etats rentiers encouragent peu le travail est révélé par des statistiques édifiantes. La formulation de Zaki Laïdi, (directeur de recherche à Sciences Po,) est de grande pertinence : " Mieux vaut avoir en face de soi des chômeurs ou des travailleurs précaires dont on achètera le soutien contre un logement ou quelques avantages sociaux que de laisser se constituer une classe sociale créant de la richesse par elle-même et capable de s'autonomiser par rapport à l'Etat au point de commencer à lui demander des comptes et de contester son pouvoir " (Le Monde du 05/02/2011).

Nous ajoutons que l’accumulation du capital local, en dehors du pouvoir, fait aussi l’objet d’adversités similaires. La consécration des IDE (investissements directs extérieurs), et l’extravertissement de l’économie  ne sont que les outils de ces adversités.

Décourager le travail et  s’opposer à l’accumulation du capital national, Bref : Entraver  les facteurs de production. Nous venons d’énoncer une seconde formulation de la doctrine rentière.

Au final, la précarité et le chômage  des individus, la faible valeur ajoutée dégagée par les  entreprises, et leur peu de rentabilité, sont des facteurs objectivement  alliés à la dictature, et sa base sociale.  Ils sont nécessaires pour leur maintien.

La résistance aux réformes et  les oppositions aux changements, trouvent explications dans la peur du changement, dans lequel la dictature et sa base  voient un risque potentiel de déstabilisation  de l’architecture  sur laquelle elles reposent.

Mais cela n’est pas compatible avec la création d’emploi : Tant pis c’est un problème qui ne concerne, ni eux, ni leurs enfants. Et si cela limite le développement des entreprises, c’est tant mieux, la concurrence n’est pas de leurs valeurs. L’immobilisme est un besoin, c’est un choix et non une fatalité.

Le dictateur a chuté. Une partie de sa base sociale résiste.

 

Publié dans TUNISIE Spécial

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