Alloula, une expérience singulière(2e partie et fin)
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Par Ahmed Cheniki
Comme Gordon Craig, Alloula utilisait les noirs et faisait appel à un jeu de lumières fonctionnant par flaques et mettant en exergue, à l’aide de faisceaux lumineux, les personnages et les situations.
Ce passage de l’obscurité à la lumière participe d’une division de l’espace en deux catégories distinctes et antithétiques mettant en scène deux classes sociales opposées. L’éclairage transforme le dispositif, expose de manière graduelle le milieu dramatique et inonde la scène de lignes verticales particulière donnant vie à une atmosphère et à une ambiance feutrée. Alloula articulait toute la disposition matérielle du décor autour de la structure circulaire et des lignes verticales. C’est pour cette raison qu’on peut dire que le travail de l’auteur s’articulait autour de deux structures circulaires, l’une dans l’autre, qui organisaient la représentation et l’univers scénographique. Oublier cette vérité, c’est prendre à contre-pied les désirs et les intentions de cet auteur qui rêvait de la réalisation d’un théâtre total. Le conteur est souvent inondé par un faisceau de lumière. Il opère dans un cercle lumineux. L’oxymore obscurité/lumière caractérise le fonctionnement scénique qui fait alterner jeu de pénombres et faisceaux lumineux. Il dit les événements et fait fonctionner le récit. Alloula n’arrêtait pas de chercher à mettre en forme une écriture dramaturgique et scénique qui mettrait en question le mode d’agencement dit «aristotélicien» et qui proposerait une autre manière de construire le récit. L’influence de Bertolt Brecht, de Meyerhold, de Piscator, de la tragédie grecque et de la commedia dell’arte est manifeste. Alloula proposait un texte fragmenté constitué de tableaux complémentaires, paradoxalement autonomes, mais qui concourent à la mise en œuvre du discours théâtral global. On peut parler de théâtre dans le théâtre. Une double circularité dynamique, marquée par une relative transmutation des signes scéniques et une manifestation redondante de faits, de paroles et de situations, caractérisait la représentation. L’expérience concrète de la fréquentation de différentes scènes et de plusieurs publics lui permit de mettre en forme un autre procès narratif et de se familiariser avec les techniques du conte. Ce qui tenait le plus à cœur cet auteur unique, singulier, c’était la «nécessaire rupture avec le théâtre aristotélicien» : «La halqa constituait une possibilité dramaturgique susceptible de contribuer à la création de nouveaux rapports représentation/ public. Le théâtre amateur, en recourant à l’usage des tableaux dans ses pièces, tente de rompre avec le théâtre aristotélicien qui, d’ailleurs, correspond à un certain discours idéologique. Dans le théâtre, le travail sur la voix et sur le corps peut nous aider à accéder à un niveau supérieur d’abstraction. Dans Homk Sélim, je décris à un moment donné du récit, un cafetier. Je suis persuadé que le spectateur le voit, le regarde d’une certaine manière.» Lejouad, Legoual, El Khobza, Litham et Laalegue fonctionnent par tableaux relativement autonomes, mais l’association de ces séquences donne à voir une unité discursive logique, un ensemble cohérent. Lejouad est une pièce construite autour de quatre micro-récits, de quatre histoires et de quatre destins exposant la lutte des petites gens contre l’arbitraire et l’exploitation. C’est le personnage, Djelloul L’Fhaïmi (Djelloul l’intelligent), présent dans les quatre tableaux, contribue en quelque sorte à fournir une unité à la suite diégétique. Les quatre micro-récits concourent à déterminer les différentes instances discursives et idéologiques qui marquent le macro-récit. On a l’impression d’être en présence de quatre petits cercles qui alimentent et nourrissent un grand cercle. Laalegue (Les sangsues), texte en quatre séquences, traite de la bureaucratie. Les incursions du meddah magistralement interprété par Azzedine Medjoubi permettent d’assurer les nécessaires transitions entre les quatre tableaux. Alloula emprunte à Bertolt Brecht un certain nombre de procédés qui fournissent à l’œuvre sa cohérence et sa logique. L’effet de distanciation, un élément présent dans les techniques narratives du conte, investit la représentation. Il est souvent pris en charge par le chant (raï ou oranais), les récitations et les commentaires. Le récit voit ses «trous» comblés par les élans narratifs du comédien qui porte les oripeaux du conteur. Les chansons et les complaintes organisent le récit, ponctuent les différentes séquences et apportent de nouvelles informations. Le mode d’agencement fragmenté, saccadé et discontinu incite les comédiens à s’autociter et à remettre en question leur propre personnage. Le signe théâtral, marqué par des ruptures successives, est l’espace de toutes ces contorsions et ces discontinuités. Il pousse également le spectateur à prendre du recul par rapport au spectacle et à entamer une réflexion critique. Concrètement, le processus d’identification n’est nullement absent de la représentation. Il caractérise la relation public/scène. Comme Brecht, Alloula échoue dans sa tentative d’annihiler la relation cathartique et de mettre un terme au pouvoir mythique de l’illusion. Déjà, le lieu théâtral, lui-même, contribue grandement à ce processus d’identification qui ne peut être écarté de la relation liant scènepublic, personnage-spectateur. Même la commedia dell’arte, qu’affectionnait spécialement Alloula, perd ses attributs et ses qualités originelles, dès lors qu’on l’avait déplacée de son espace initial, la foire et le carnaval vers la scène close. Même les techniques du récit s’en trouvèrent modifiées ou plutôt transfigurées. La mise en scène de la pièce de Carlo Goldoni, Arlequin, valet de deux maîtres au Théâtre régional d’Oran montrait les limites de cette expérience, pas très éloignée du schéma originel de la commedia dell’arte, mais surtout le génie d’Abdelkader Alloula reprenant Goldoni (texte écrit) tout en ne cachant pas sa séduction de la commedia dell’arte (forme orale, avec un simple canevas écrit). Ainsi se dévoilaient les pièges contre lesquels s’était heurté l’auteur qui a magistralement su montrer, de manière indirecte, en les transposant à l’Italie du XVIe siècle, les difficultés inhérentes au passage d’une forme populaire à une forme savante. Ici, nous constatons l’immense culture théâtrale de l’auteur. Il est impossible de trouver aujourd’hui un auteur aussi ouvert et érudit. Avec lui, on ne se lassait jamais de parler théâtre et culture. Aujourd’hui, c’est l’absence, les discussions trop peu sérieuses, non informées ont remplacé les débats passionnés sur le théâtre, du temps de Alloula, Bouguermouh, Agoumi, Kateb Yacine ou Mustapha Kateb et bien d’autres. La parole articulait toute la représentation et démultipliait les instances temporelles et spatiales. Elle construisait et déconstruisait les différentes intrigues qui caractérisait l’itinéraire diégétique et permettait aux personnages de se mouvoir dans des univers et des espaces parfois teintés de merveilleux et de fantastique. Le verbe fournissait à la pièce une structure circulaire, répétitive, marquée par l’émergence de nombreuses redondances et favorisait la mise en circulation (en rotation) de plusieurs plans spatio-temporels et la manifestation de signes investis de marques de discontinuité. Différents temps et de nombreux espaces s’interpellaient, s’interpénétraient, s’entrecroisaient alimentant la performance spectaculaire de multiples lieux d’articulation. L’auteur disait justement dans un de ses entretiens que l’un de ses objectifs était «d’esthétiser le mot, d’induire la théâtralité dans le verbe, le dire». Le verbese muait en action. Ce n’est nullement pour rien qu’une des pièces essentielles s’intitulait Lagoual (Les dires). Parler, dans ce théâtre, c’est dire. La parole, porteuse et productrice de sens, faisait corps avec l’acteur et mettait en œuvre le dispositif scénique, le jeu des éclairages et les tensions des personnages. Alloula recourut à deux catégories esthétiques, certes, apparemment dissemblables, mais complémentaires, directement puisées dans la structure circulaire du conte et les traces de l’expérience brechtienne et de la commedia dell’arte. Le conteur se voyait doté d’une fonction d’animateur et de catalyseur des actions et des mouvements des personnages. Narrateur et narrataire à la fois, il détermine les lieux d’énonciation et prend en charge tous les éléments du récit. L’élément fondamental qui caractérisait les différentes recherches de Abdelkader Alloula était représenté par le public. Ce fut d’ailleurs, une expérience concrète avec un public paysan lors de la présentation de sa pièce El Meida (La table basse) en 1972 dans un village du même nom dans l’Ouest algérien qui le poussa à repenser sa vision du théâtre et à entreprendre une réflexion, à l’origine de la réalisation de pièces comme Legoual, Lejouad et Litham. Il avait, à l’époque, constaté que le public entourait le plateau, ce qui incita les comédiens et les machinistes à supprimer graduellement les éléments du décor et à laisser l’espace vide. El Meida constitue un sérieux tournant dans le travail de Abdelkader Alloula. Le lieu théâtral, clos, de la salle à l’italienne, commençait à être remis en question. Les spectateurs de ce village reculé de l’ouest algérien, Aurès El Meïda, démystifièrent en quelque sorte cet espace qui finit par étouffer toute nouvelle possibilité d’expression. On se sentait à l’étroit. Alloula était donc à la quête d’un lieu qui conviendrait à son public-cible et qui l’aiderait à poser les problèmes sociaux et politiques du moment. Le public était l’élément central de la quête de Alloula. Il déterminait les lieux de la recherche et définissait les contours de l’univers scénique. L’introduction du chant populaire et de la forme populaire, la halqa, obéissait à un besoin de communiquer avec un large public qui serait allergique à l’expression théâtrale. Il voulait donc attirer les spectateurs en employant des structures qui leur étaient familières. Mais Alloula réussit-il à réaliser son vœu, c’est-à-dire attirer le public populaire ? Le problème de la réception reste encore sérieusement posé dans les sociétés arabes d’autant plus que les publics de la campagne et de la ville sont différents et obéissent à des schèmes fondamentalement distincts, voire opposés. Les deux univers ne semblent pas avoir les mêmes besoins. Les habitants de la ville, souvent nourris de culture européenne et de certains attributs de la culture dite traditionnelle seraient réfractaire à un type de théâtre qui privilégierait la parole au détriment de l’image. Ce qui ne semble pas être le cas du public rural, si l’on en juge par les expériences d’Abdelkader Alloula et de Kateb Yacine, qui favoriserait l’écoute et l’expression orale. Il n’existe pas un seul, mais plusieurs publics. Pour Alloula, la halqa constituerait une possibilité dramaturgique susceptible de contribuer à l’émergence de nouveaux rapports scène/public(s).
A. C.
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2011/03/15/article.php?sid=114292&cid=16