Albert Camus et Jean Sénac :L’envers et l’endroit

Publié le par Mahi Ahmed

Albert Camus et Jean Sénac

L’envers et l’endroit

Par : Omar Merzoug*

 

Fort peu de choses séparaient Albert Camus et Jean Sénac. Nés pauvres, et tous deux de mères espagnoles, ayant de surcroît exercé comme femmes de ménage, ils vécurent leur enfance en Algérie «à mi-chemin du soleil et de la misère», l’un à Belcourt, l’autre à Saint-Eugène (Oran). Aucun d’eux n’a connu son père. Rappelé au 1er zouaves, Lucien Camus meurt en 1914, en soldat de la Grande guerre, après avoir reçu un éclat d’obus, un an après la naissance d’Albert, son fils. Quant à Jean Sénac, il n’a jamais connu le sien.

Et pour ne rien omettre, Camus et Sénac furent, l’un et l’autre, atteints de tuberculose. C’est, du reste, à l’occasion d’un séjour dans un sanatorium que Sénac écrivit sa première lettre à Camus, datée du 16 juin 1947. Il y évoque son immense admiration pour «Le Malentendu». « Après avoir lu «L’Etranger», «Le Mythe de Sisyphe», aimé passionnément «Noces», «ah pour ce petit livre, merci Camus», le poète fait part à son aîné de son impatience de lire «La Peste», roman dont l’action est située à Oran, où Sénac a vécu. Enfin, il lui dit sa fierté de voir un Algérien recevoir le Prix des critiques. «Peu de lettres pouvaient me toucher autant que la vôtre», lui répond Camus. Le grand frère encourage son cadet et le rassure sur son talent littéraire : «Vos poèmes ne sont pas médiocres.»

Mais il faut persévérer car «il faut des années pour faire un écrivain. Vous avez des dons, c’est sûr, c’est la moitié. L’autre moitié, c’est le caractère et l’obstination». Camus achève son courrier en assurant Sénac de sentiments plus qu’amicaux :
«Nous sommes tous frères là-bas», écrit-il.

Cette fraternité n’est pas seulement «ethnique», celle de deux écrivains originaires d’une même terre où le soleil est roi et l’exubérance, la chaleur humaine une réalité. Elle est aussi esthétique et littéraire. Sénac a lu les textes de Camus la plume à la main et il a laissé des textes critiques à ce sujet. Il s’est en outre choisi Camus comme mentor et comme guide. Dans la polémique qui opposa Camus à Sartre, au sujet de «L’Homme révolté» (1951), Sénac se rangea du côté de son compatriote et qualifia l’existentialisme sartrien de «philosophie du désespoir». Ce soutien figure expressément dans un courrier que Sénac adressa à René Char qui répondit en ces termes : «Je suis heureux que vous ayez ressenti si fort l’importance de «L’Homme révolté». Ma solidarité avec Camus, à propos de son livre, est, sur le fond, totale» (20 novembre 1951).

 

L’affection et l’estime que Sénac et Camus eurent, l’un pour l’autre, ne suffit pourtant pas à empêcher la brouille. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les tragédies qui déchirèrent leur pays natal doublées d’une conception différente de l’engagement pulvérisèrent l’amitié liant les deux hommes, une décennie durant. A partir de 1953, les itinéraires de Sénac et de Camus allaient suivre des trajectoires diamétralement opposées. A la différence de Camus qui vivait presque exclusivement dans un milieu d’Européens, Sénac fréquenta les militants nationalistes et se mit à leur école.

Ceux-ci l’instruisirent des réalités algériennes et des difficultés du MTLD. Ils lui parlèrent de leurs aspirations patriotiques et de la volonté d’indépendance chevillée à leurs âmes. Aux côtés de Larbi Ben M’hidi, Mustapha Bouhired, Mohammed Lebjaoui, Amar Ouzegane, Layachi Yaker, Mustapha Kateb, Sénac comprit que la voie politique empruntée, depuis les années 1920, par le mouvement national aboutissait à une impasse, le colonat refusant toute évolution. Il était à craindre, en effet, que toute véritable réforme ne se payât de l’effondrement du système tout entier. C’est de cette époque, que datent ces lignes de Sénac : «Un jour viendra où les pierres elles-mêmes crieront pour la grande injustice qui est faite aux hommes de ce pays» et il ajoutait : «Tout le monde a pris conscience du fait raciste et colonialiste, mais nombreux s’y sont accoutumés et résignés.

Que l’artiste du moins (avec le politique) sorte de sa maison et crie que cela est injuste, inhumain, que cela doit finir et qu’il entre dans la lutte, quoique ce choix lui coûte». («Lettres à un jeune poète algérien»). On le constate, Sénac rompait les amarres avec l’univers camusien où le malheur des hommes était imputé à une sorte de destin métaphysique. Aucun retour en arrière n’était possible. En mai 1952, Sénac enfonce le clou : «Chaque homme d’Algérie est engagé dans l’énorme combat du monde contre les forces d’oppression et d’iniquité et plus particulièrement le poète, le peintre, l’artiste qui ont fonction et mission de parler, d’exprimer, de donner.»

Dès lors, le différend entre Sénac et Camus ne pouvait que se creuser. Se doublant d’une déception profonde, il devint vite insoluble. Sénac et les révolutionnaires algériens attendaient beaucoup de l’auteur de «L’Etranger». A leurs yeux, il était naturel qu’il jouât le rôle de guide moral et de mentor politique. On attendait de Camus, ce frère qui avait dénoncé la misère du peuple en des articles criants de vérité, qu’il usât de son immense notoriété pour abréger les souffrances du peuple. Nul ne doutait que sa place serait aux côtés des «damnés de la terre» à l’heure du combat décisif.

Or, au lieu de plaider la cause de la liberté du peuple, de s’en faire le porte-voix, Camus se déroba, se drapant dans une posture de contempteur des violences et masquant sous un humanisme de bon aloi son rejet de toute solution révolutionnaire du problème algérien. Dans un article intitulé «Les intellectuels algériens et la révolution», Sénac précise sa position : «Albert Camus a été un peu mon père. Je lui dois beaucoup sur les plans spirituel et matériel. Mais il y a aujourd’hui des options fondamentales auxquelles nous n’avons pas le droit de nous dérober.

Il y a surtout des pseudo-puretés, des pseudo-honnêtetés qui ne servent qu’à camoufler la nouvelle croisade de la pensée européenne, impérialiste et conservatrice, persuadée qu’elle est la seule à détenir la vérité et que «l’insurrection de l’esprit» à laquelle nous assistons est finalement dangereuse pour les valeurs de l’humanisme actuel. En poussant ce raisonnement, non pas jusqu’à l’absurde, mais jusqu’à la réalité active, on constate, hélas, que Camus est tout simplement embarqué dans le même bateau que Soustelle.»

Alors que l’Algérie de Camus est, en partie, une Algérie fantasmée, proche des reconstructions imaginaires d’un Louis Bertrand, cherchant à tout prix à retrouver, sous «le vernis» berbéro-islamique, la substance gréco-latine de l’Afrique du Nord, Sénac a une perception plus juste des choses. Le déclenchement de l’insurrection de Novembre 1954 ne le surprend pas. Toutes les références de Camus étaient exclusivement européennes, celui-ci parlait toujours de son «être-là» européen, de son ascendance espagnole.

Le regard de Camus était toujours orienté vers l’Europe. Et du reste, Camus s’est-il jamais intéressé aux langues parlées en Algérie ? S’est-il jamais enquis de l’identité arabo-musulmane de l’Algérie et de sa culture ? Une Germaine Tillion, un Vincent Monteil, pour m’en tenir à ces deux exemples-là, considèrent qu’on ne peut comprendre les populations algériennes que si on communique avec eux dans leurs idiomes, et ils se mettent, tout Européens qu’ils furent, à apprendre l’arabe et les parlers berbères. Pour mieux s’intégrer dans le tissu social et existentiel musulman.

Il y a pis : on a observé depuis longtemps, dans l’œuvre de Camus, que les Arabes ne sont jamais présentés dans leur singularité. Ils sont toujours référés à une masse indifférenciée. «Camus, écrit Sénac, parle toujours des Arabes comme «ces formes immobiles, silencieuses qui regardent», «Arabes» qui troublent et qui font sursauter.»

Après le constat, voici l’explication : «C’est parce que Camus a les réactions-types, la mentalité de la communauté à laquelle il appartient. Comme elle, il porte au fil de la plume, sans même s’en rendre compte, en toute «innocence» cette terrible indifférence, cette Absence qui pendant plus d’un siècle va marquer les rapports humains en Algérie.» Jugement cruel certes, mais dont nul ne peut contester la vérité. Jean Amrouche le dira à sa manière dans «L’Express» : «Le peuple algérien en a assez d’être la troisième personne, celle dont on parle comme on parle des choses. […] Ils en ont assez d’être «ils», «eux». Ils veulent être «je» et «nous». C’est pour cela qu’ils ont pris les armes.»

Les tergiversations de Camus prirent un tour décevant à l’occasion de la «trêve civile» qu’il organisa à Alger, en 1956. Une action lancée pour que cessent, écrivait-il, «les noces sanglantes du terrorisme et de la répression». Voici comment en rend compte un témoin, Charles Géromini : «Camus parla dans un local où les spectateurs étaient soigneusement filtrés et dont les abords étaient gardés par les CRS casqués et armés. Nous attendions de Camus des prises de position sur le problème algérien.

Nous eûmes droit à un discours de bonne sœur. Il nous expliqua longuement qu’il fallait protéger la population civile innocente, mais s’opposa formellement à ce qu’on fasse une quête en faveur des familles innocentes des emprisonnés politiques. Dans la salle, nous étions atterrés.» Camus était hostile à l’idée de négociation avec les révolutionnaires algériens dont il jugeait la maturité politique insuffisante et qu’il croyait, comme Mollet et Soustelle, instrumentalisés par Le Caire.

Camus considérait, qui plus est, les pourparlers avec le FLN comme ouvrant la voie de «l’indépendance de l’Algérie dirigée par les chefs militaires les plus implacables de l’insurrection» («Actuelles III»). Louise de Vilmorin se souvenait qu’André Malraux lui avait confié que Camus refusait le principe de la discussion (In Olivier Todd, «Camus, une vie», p. 834, Gallimard). Plus au fait de la situation politique nouvelle créée par la révolution, Sénac jugea l’idée de «trêve civile» dépassée. «La seule solution, notait Sénac, consiste à négocier d’égal à égal avec les chefs de la résistance algérienne» au lieu que Camus menaçait : «Si la violence continue, le devoir, même pour un homme comme moi, consistera à retourner à sa communauté parce qu’il sera impossible de rester neutre ou en dehors.»

Il avait donc cessé d’être un juste, puisqu’il préférait sa mère, Mme Sintès, à la justice d’Antigone. Kateb Yacine, dont le nationalisme se cimenta à l’occasion des massacres de Sétif, de Guelma et de Kherrata, écrit, à propos de la formule malheureuse prononcée lors de l’attribution du Prix Nobel, en 1957 : «A un moment donné, il [Camus] a été l’ami du peuple.

C’était compréhensible à l’époque paternaliste, puisqu’il n’y avait pas la force du front populaire, mais ce front populaire est présent, il a peur, il se réfugie dans des attitudes comme si j’ai à choisir entre la justice et ma mère, je choisis ma mère. Il se fait que sa mère est l’Algérie. En tant qu’homme normal, il n’aurait pas dû faire la distinction entre sa mère et l’Algérie.» (Propos recueillis par Ph. Van Thiegen, janvier 1959). Dans «Un Français d’Algérie prend la parole», Jean Sénac assène trois vérités. Les Algériens ont pris les armes parce qu’ils étaient las de subir les traitements humiliants, les indignités, la misère et le chômage.

Ils se sont révoltés pour arracher au prix du sang leur dignité d’hommes et leur liberté. Cette insurrection armée a été rendue nécessaire par le blocage des voies pacifiques, par les truquages constant des élections. Enfin, le FLN et l’ALN ont reçu le soutien de la population musulmane dans son ensemble et des personnalités politiques de premier plan, comme Ferhat Abbas. Quant au sort des Européens d’Algérie qui angoissait fortement Camus, Sénac s’en préoccupa. Il était prévu que le statut futur des Européens d’Algérie soit celui d’une minorité avec toutes les garanties, conformément aux lois et aux règles en usage dans un régime démocratique.

La position du FLN était claire : «Dans un Etat libre algérien, la minorité européenne jouira pleinement de l’égalité des droits et des devoirs attachés à la qualité du citoyen algérien, sans discrimination d’aucune sorte.» Sénac partage cette position et précise qu’elle est la plus réaliste. La suite des évènements l’a montré, puisque les Européens d’Algérie, dans leur grande majorité, en prenant parti pour l’OAS, manquèrent l’occasion historique de demeurer en Algérie. Leur cécité politique se paya en l’espèce d’un prix exorbitant. Sénac s’y attendait un peu quand il déclarait : «Il est certain qu’habitués à la domination et à d’innombrables privilèges, il leur [aux Européens d'Algérie] sera difficile de les abandonner et d’accepter d’édifier en commun, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, une nouvelle patrie.»

Prisonnier des options politiques et idéologiques qu’il défendait dans «L’Homme révolté», Albert Camus en est arrivé, à propos de l’Algérie, à réagir comme un «petit Blanc». Il s’est désespérément accroché à des illusions et il n’a pas vu que «l’Algérie de Papa» était mourante. En revanche, Sénac a fait corps avec l’Algérie nouvelle. Sur ces dissensions fondamentales, l’amitié des deux hommes s’est fracassée. Mais l’amitié véritable, qui, sous le ciel d’Algérie est ombrageuse et exigeante, pouvait-elle souffrir les équivoques ? «Je suis certes l’ami de Platon, disait Aristote, mais plus encore que de Platon, je suis l’ami de la vérité».

Omar Merzoug : Docteur en philosophie, Journaliste et écrivain

Source : http://www.algerienews.info/lenvers-et-lendroit/

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