(à la mémoire de M'hammed Boukhobza)

Publié le par Mahi Ahmed

Retour sur un livre et son contexte

Suivi de considérations sur la promesse et la dette

(à la mémoire de M'hammed Boukhobza)

Omar Lardjane*

 

Au printemps 1991, paraissaient à Alger, aux éditions Bouchène, deux livres qui avaient pour point de départ et pour objet les événements d'Octobre 88. Le premier, de Rédha Malek, avait pour titre "Tradition et modernité, le véritable enjeu", le second, de M'hammed Boukhobza, "Octobre 88: évolution ou rupture ?".  Il nous avait semblé alors intéressant et utile de rendre compte, de façon critique, de ces deux livres, tant ils apportaient à la difficile et confuse période que traversait l'Algérie, des éléments de clarification et de conceptua-lisation pouvant aider à comprendre ce qui se passait "sous nos yeux". Chacun des deux auteurs le faisait sous un angle d'approche particulier : plus préoccupé par l'évolution de l'idéologie nationaliste, le rapport entre la Raison et la Foi, la critique de l'idéologie islamiste, le destin de la Nation chez Rédha Malek; plus attentif, chez M. Boukhobza, aux données socio-économiques, aux évolutions démographiques et institutionnelles, à l'évolution de la Société. Mais chez tous deux, la question de l'Etat était le fil directeur de la réflexion. A la fin de la même année, un article était rédigé et sera publié dans la revue "Naqd" (n°2, février-mai 1992) dans lequel nous soulignions, en introduction, l'intérêt qu'il y aurait à mettre en correspondance les deux livres à travers une "lecture croisée". Nous avions alors consacré ce premier article au livre de Rédha Malek, nous promettant, dans l'introduction, de revenir plus tard sur celui de M. Boukhobza.  Cette promesse ne fut pas tenue. Les événements, comme chacun le sait, se sont brusquement accélérés, nous mettant tous dans l'obligation de consacrer une part importante de notre temps à une attentive, anxieuse et absorbante perception de la réalité quotidienne tragique. Plus tard, d'autres préoccupations, d'autres problématiques se sont imposées à nous.

Ce colloque nous offre enfin l'occasion de tenir notre promesse. Mais évidemment, venant dix-sept ans après, le propos ne peut être une simple remémoration du passé. Notre communication proposera donc, en premier lieu, un retour au contenu du livre de Boukhobza et au contexte qui lui a donné naissance; en deuxième lieu, nous tenterons une mise en perspective des idées développées dans le livre en les soumettant à une relecture informée par les événements qui ont suivi; nous nous interrogerons, enfin, sur la signification pouvant être attribuée à la démarche même de Boukhobza, en tant qu'intellectuel emblématique d'une génération; cela nous permettra de conclure par des considérations générales sur les notions de promesse(s) et de dette(s).

Deux remarques préalables peuvent être faites ici pour éclairer notre entreprise. La première est pour signaler que malgré le fait que nos espaces d'activité aient longtemps été les mêmes (la Faculté de lettres et sciences humaines d'Alger ainsi que le champ des sciences sociales), je n'ai pas eu l'occasion de rencontrer et connaître personnellement M'hammed Boukhobza. Je m'engage donc dans la recherche d'une compréhension de sa pensée en prenant pour seul appui ses écrits. La seconde remarque est pour préciser que mon intérêt dans tout ce qui va suivre ne porte que sur un seul livre, celui de 1991. A cette date, Boukhobza avait déjà publié deux autres livres et de nombreux travaux et articles. Il publiera d'autres articles entre 1991 et 1993 et rédigera d'autres études qui sont restées inédites. Notre étude porte donc sur un moment dans l'évolution de la réflexion de Boukhobza, telle qu'elle est développée dans son livre de 1991.

I / Le livre et son contexte :

1 –  "Octobre 88: évolution ou rupture ?" regroupe des textes écrits entre l'automne 1988 et l'automne 1990. Au cours de ces deux années  qui ont suivi les événements d'octobre 88, l'Algérie a connu des changements importants qui ont touché l'édifice institutionnel (nouvelle Constitution), le champ politique (apparition de plusieurs partis), le champ médiatique (émergence d'un large éventail d'organes de presse). L'atmosphère générale dans la société a elle aussi fortement changé avec l'affirmation du pluralisme idéologique et l'établissement d'un rapport nouveau entre l'Etat, soucieux de "persévérer dans son être" au prix de quelques mutations maîtrisées, et la société qui cédait de plus en plus à la pente de la contestation de l'ordre établi et aux sirènes d'une idéologie concurrente se présentant comme alternative au nationalisme hérité et dominant durant plus de trois décennies. Les élections municipales, pour la première fois pluralistes, de juin 1990, aboutirent de fait à la suprématie électorale du courant islamiste, en particulier du FIS (Front islamique du salut), faisant craindre à beaucoup de citoyens le passage d'un système monopartite (celui du FLN) à un autre.

Cette conjoncture politique et sociale constitue la matière principale du livre. La trame en est une suite d'événements qui se succèdent rapidement, à la fois institutionnels et socioculturels, et qui produisent de l'inédit, de l'inattendu. Les enjeux dans cette conjoncture sont immenses puisqu'il s'agit rien de moins que du sort de l'Etat et de l'avenir de la société. Ce caractère indécis du moment historique que constituent ces deux années 88-90, est dû évidemment en grande part aux évolutions précédentes qui ont transformé en profondeur la société, et aux conflits politiques majeurs qui se sont manifestés. Pour bien en prendre la mesure, il nous faut rappeler à grands traits les caractéristiques du contexte global dans lequel se situe la série de faits considérés.

2 - Depuis le début des années quatre-vingt, une volonté de changement est exprimée par le nouveau pouvoir qui s'est mis en place après la mort du président Boumediene. Au-delà des mots et slogans ("décrispation", "lutte contre les pénuries", "pour une vie meilleure", etc..), c'est le thème de "l'ouverture libérale" qui prédomine peu à peu: ouverture diplomatique, ouverture idéologique, velléités d'ouverture politique et économique. Cette volonté de changement est contrecarrée par une force de résistance à la remise en cause des acquis de la période boumedieniste ainsi que par une certaine force d'inertie des appareils politiques en place.

Mais cette volonté tire une partie de sa puissance, ainsi que sa persistance et ses premiers succès, de l'évolution du contexte mondial marqué par le déploiement conquérant des nouvelles approches néolibérales à l'initiative des Etats-Unis de R. Reagan et de la Grande Bretagne de M. Thatcher. C'est l'époque des conceptions et mots d'ordre visant la déréglementation et la dérégulation des marchés, ainsi que la remise en cause des politiques économiques et sociales keynésiennes suivies depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Par ailleurs, l'ainsi-dit "camp socialiste" est soumis aux effets de la volonté de réforme appelée "Pérestroïka", mise en œuvre par la nouvelle direction soviétique avec M. Gorbatchev. Tout indique que le monde issu de la seconde guerre mondiale et structuré par la guerre froide est en train de vivre ses derniers moments et que l'on va vers une nouvelle configuration des rapports internationaux et vers une transformation des modes de production et d'échange économiques. Au plan des idées, des convictions idéologiques, des doctrines politiques, on en est à l'interrogation voire, pour certains secteurs d'intellectuels, au désarroi. Ces changements au niveau mondial influent évidemment sur l'approche des problèmes et sur les choix faits dans chaque pays, selon  les conjonctures propres à chacun d'entre eux.

En Algérie, les mesures liées à la mise en œuvre de "l'ouverture contrôlée" produisent un double effet : une division au sein de la coalition politique, au pouvoir depuis plus deux décennies, et un effritement du consensus national forgé depuis l'accession à l'indépendance et surtout durant la période de construction, d'expansion économique et de promotion sociale généralisée des deux premières décennies post-indépendance. Alors que les couches moyennes citadines, liées aux secteurs modernes de l'administration, de la production et des services voient d'un œil positif les changements en cours, les couches inférieures et pauvres, les travailleurs et petits salariés agricoles sont inquiets et réticents face aux menaces de détérioration de leur statut économique et social.

C'est dans ce contexte qu'interviennent, en 1986, la chute des prix du pétrole et concomitamment les difficultés financières liées à la lourde dette extérieure algérienne. La crise s'installe. Elle entrave la poursuite de l'ouverture libérale sous la forme progressive et quasi consensuelle qu'elle avait adoptée dès ses débuts. Le malaise social s'étend et s'aggrave chez les catégories faibles et marginalisées, en particulier parmi la jeunesse para-urbaine (troubles et émeutes à Constantine, Sétif, Alger etc..). Des choix radicaux doivent désormais être faits. L'opposition entre les deux grands courants qui se sont constitués autour de la question de la nature des réformes à réaliser se durcit.  Les événements d'Octobre 88 sont le produit de cette crise politique et sociale, mais ils révèlent également l'existence d'une crise plus profonde qui touche et l'Etat et la société, ainsi que le rapport entre eux, crise dont les prodromes remontent à l'accumulation de déséquilibres anciens. Sous la forme de révolte de la jeunesse qu'ils ont revêtue les événements d'Octobre produisent un "choc". Ils marquent un point de rupture entre l'Etat et la société, articulé à un point de rupture au sein du pouvoir politique.

Ce contexte global constitue l'arrière-fond du livre de Boukhobza. La réflexion qui est développée dans ce dernier est consacrée à l'analyse de trois moments de cette évolution et à l'éclairage des problèmes nouveaux qu'ils posent : le premier moment est constitué par ce qu'il a été convenu d'appeler "les événements d'octobre 88"; le second moment est constitué par les changements institutionnels opérés par la nouvelle Constitution adoptée en 1989 et leurs effets politiques et sociaux; le troisième moment est constitué par les résultats des élections de juin 1990 et les perspectives qu'ils dessinent pour l'avenir.

Chacun des trois volets de l'étude est centré sur un thème général, suscité par la nature de l'événement analysé et susceptible d'y apporter des éléments de compréhension. Ainsi, la partie consacrée à l'analyse des événements d'octobre 88 (analyse de la crise) est l'occasion d'un développement centré sur la relation entre l'Etat et la Société, l'Etat et le citoyen; la deuxième partie, qui analyse la situation créée par la mise en œuvre de la nouvelle Constitution, est centrée sur la question du rapport entre la Démocratie et le Développement socio-économique, c'est-à-dire les conditions de la sortie du sous-développement (quelle démocratie ?); la troisième partie, qui analyse les effets de la "démocratisation en œuvre", et particulièrement le contenu des discours des partis politiques, reprend les thématiques précédentes et surtout développe une réflexion substantielle sur la question des rapports entre Politique et Religion et entre Culture et Religion (quels rapports entre démocratie, pouvoir, religion et développement ?); un quatrième thème traverse l'ensemble du livre, celui de la question des élites, de leur statut, de leur fonction, de leur rôle.

Il serait trop fastidieux, et d'un intérêt limité aujourd'hui, d'évoquer dans le détail les analyses et les réflexions développées dans les différentes parties du livre. Nous nous contenterons de présenter d'abord les approches de chacun des thèmes évoqués précédemment, puis nous tenterons de dégager les lignes force de la pensée de l'auteur. 

Thème 1 : Le rapport Etat-Société et Etat-Citoyen

Comment expliquer le caractère agressif et violent pris par les émeutes de masse, et particulièrement de jeunes, au cours des journées d'octobre 88 ? Comment comprendre que cette violence se soit tournée principalement contre les symboles de l'Etat ? Voilà la question principale à laquelle il faut trouver une réponse, selon Boukhobza. Allant au-delà des considérations strictement politiques qui réduisent l'événement soit à une révolte spontanée de la jeunesse, soit à une contestation de nature politique, l'auteur estime que ce qui est en cause dans cette rupture violente de la relation entre la jeunesse et les institutions, ce sont les rapports entre l'Etat et la société, entre l'Etat et le citoyen. C'est donc ces rapports qu'il faut examiner et interroger. Il va le faire autour de deux axes.

Le premier consiste à faire un retour à l'histoire de ce rapport tel qu'on peut en discerner les contours dans la période précoloniale, puis au cours de la période coloniale et enfin dans la période postindépendance. Cette plongée dans le passé lui permet de dégager un constat, celui de "l'existence au sein de la société algérienne d'une disponibilité historique à contester l'Etat dès lors que ce dernier cesse d'être porteur d'espoir, d'équité et de solidarité" (p.14); l'observation des relations entre l'Etat et le citoyen à partir du vécu actuel de ces relations et de la conscience qu'en ont les citoyens l'amène à conclure ensuite à l'existence d'une "crise latente, crise en quelque sorte prédéterminée par l'histoire spécifique de l'Algérie, assoupie durant les années 60 et 70, mais qui s'est exacerbée au cours des dernières années sous l'effet conjugué des déséquilibres financiers externes de notre économie et de l'envolée des aspirations sociales" (p.15).

Le deuxième axe examiné consiste en un diagnostic sans complaisance dressé à l'encontre des pratiques de l'Etat indépendant, pratiques ayant mené à "l'accumulation des rancœurs jusqu'à la rupture". Suit alors l'examen des espaces et champs dans lesquels l'Etat a été défaillant:

- L'Etat est responsable de la mal-vie des couches populaires: "pour tous les exclus et les défavorisés,…cet Etat là n'est pas vécu comme le leur, parce qu'il n'arrive pas à les protéger et à leur assurer les conditions nécessaires à leur réalisation en tant que citoyens." (p.37).

- L'Etat entretient des rapports troubles avec les élites sociales. Qu'il s'agisse des élites administratives, techniques et politiques (cadres) ou des élites culturelles et religieuses, l'Etat est défaillant : " Les cadres et intellectuels sont nécessaires à toute émancipation et intégration socioculturelle de la société"…"les occulter, les négliger revient à vider la société de sa substance culturelle pour ne lui laisser que ses ressorts matériels de reproduction biologique, c'est la déconnecter de son ancrage et de ses perspectives historiques et créer les conditions pour une dérive sociale généralisée." (p.40).

- L'Etat fait preuve de faiblesse face à l'emprise des spéculateurs.

- L'Etat est responsable de l'inversion des hiérarchies sociales: "la génération des nouveaux riches et de nouveaux promus occupe presque tout l'espace social, en voulant s'imposer comme l'élite de l'Algérie nouvelle." (p. 49).

- L'Etat a été incapable d'encadrer la dynamique sociale: cela est illustré par la "ruralisation anarchique des villes, la frustration de la jeunesse et la marginalisation de la fonction régulatrice de la famille."

Au terme de l'examen de ce faisceau de causes, lointaines et proches, la rupture qui s'est opérée entre l'Etat et la Société prend son sens profond. " Tout s'est passé comme si Octobre a été un moment d'extériorisation ou plus exactement un moment de contestation sociale d'une crise générale latente, frappant simultanément l'ensemble des couches sociales." (p.66).

Devant un tel constat, il est illusoire de penser, estime Boukhobza, qu'une solution politique telle que le multipartisme et la démocratisation aurait pu, à elle seule, résoudre les problèmes et "promouvoir une société qui émerge à peine à l'existence indépendante." (p.68).

Le problème réside en effet dans la nature conflictuelle des rapports entre l'Etat et la société "en raison des mutations accélérées de la société et de l'inadéquation entre les besoins (attentes-aspirations) de larges pans de la collectivité nationale et la réalité vécue au triple plan économique, politique et socioculturel." (p.71).

Thème 2 : Le rapport Démocratie et Développement

La dynamique politique et sociale créée par l'adoption de la nouvelle Constitution "libérale" en 1989 est l'objet de l'analyse développée dans le deuxième volet du livre. Cette dynamique est définie comme "un mini-séisme chronique"(p.73) suscité par la libéralisation complète du champ politique et associatif, par l'absence dans la Constitution de toute référence à un projet de société spécifique (ce qui était le cas dans la Constitution de 1976 mais cela est désormais devenu l'affaire des partis politiques selon la nouvelle Constitution), ainsi que par la définition nouvelle des différents pouvoirs institutionnels et de leurs rapports respectifs.

La question focale qui se pose à notre auteur est donc la suivante: "En quoi une modification dans la définition des pouvoirs et l'ouverture du champ politique à la compétition vont-elles garantir les transformations à la fois économiques et socioculturelles à même de faire sortir le pays du sous-développement et des multiples dépendances dont il est l'objet ?"

Dans un exposé à la fois synthétique et pédagogique, Boukhobza se propose d'établir la démonstration que la démocratie libérale de type occidental est inconcevable dans la situation d'un pays sous-développé économiquement et culturellement, (il écrit, p. 78, "notre thèse ici, est que la démocratie de type occidental, c'est-à-dire telle qu'elle est organisée et vécue par l'Occident, est une démocratie pour riches"). Le problème n'est pas tant de choisir entre démocratie et dictature mais de définir quel type de démocratie est compatible à un niveau de développement donné. Entre autres réquisits de la démocratie, il y a par exemple, l'autonomie matérielle des individus, mais "en situation de sous-développement, l'absence d'autonomie économique interdit aux individus d'accéder à la liberté de pensée, donc à la libre opinion". (p.79).

Au terme de sa démonstration, Boukhobza conclut que "la démocratie dans la pauvreté n'a pas de sens, parce qu'elle manque de finalité; elle doit être conçue au service du développement, c'est-à-dire fondamentalement au service de la libération de l'Homme". En conséquence de quoi, c'est à l'Etat de prendre en charge l'organisation du processus d'accumulation dans le cadre d'une compétition généralisée. Cela signifie que " l'Etat doit être fort et qu'il soit l'animateur du développement."(p.82). De ce point de vue, "le passage par une économie dominée par le secteur public semble constituer une condition incontournable" (p.83).

Une telle définition des rapports entre démocratie et développement amène l'auteur à exprimer des inquiétudes à propos des dispositions de la nouvelle Constitution touchant les questions économiques puisque ces dispositions permettent toutes les formes d'intervention du secteur public, des plus réduites (de type libéral) aux plus intégrales (de type socialiste). "Cela signifie, dit l'auteur, que le socle sur lequel pourrait venir s'ancrer une vie démocratique, à savoir la garantie d'un développement économique et social, est laissé à l'initiative des formations politiques non à l'Etat en tant qu'incarnation de la volonté populaire" (p.87). Dès lors, l'action à mener pour la sortie du sous-développement pourrait être hypothéquée par l'arrivée au gouvernement d'un parti qui mettra en œuvre une politique économique basée sur les capitaux privés (incapables de l'effort gigantesque que requiert le développement), ce qui transformera "l'action démocratique en un jeu dangereux entre clans et familles politiques dont la seule finalité est de servir de relais entre les intérêts étrangers et les potentialités nationales mises à leur disposition"(p.88) ; ou bien encore d'un parti qui rompra "avec toute référence ayant pour objet la place de l'Etat dans le processus de développement."(p.88) et qui fera prévaloir "une vision culturelle au lieu d'une vision économique".  

En conclusion, le "secret du développement dans la démocratie se situe bien, selon Boukhobza, dans la capacité politique et technique de l'Etat à organiser la compétition et à protéger les conditions de sa concrétisation aussi bien dans le champ de la production de la valeur économique que dans celui de la production des valeurs culturelles, scientifiques ou symboliques, ou dans celui des relations de type politique."(p.91) 

Sur la base de ce point de vue affirmé, une série de propositions/suggestions sont faites visant à faire de l'Etat existant, un Etat mettant en œuvre les obligations découlant des nécessités de son rôle central et décisif dans le développement et la démocratisation. Suivent ainsi une série de devoirs à assumer par l'Etat: - "développer une éthique de l'Etat ; - initier une pédagogie active sur les missions de l'Etat;- prendre en charge la question des élites;- impulser une connaissance de la société;" (pp.97-118).

 

 

Thème 3 : Les rapports entre Politique et Religion et entre Culture et Religion

Le troisième volet du livre se propose d'analyser la situation créée- nous sommes en 1990 -  par la marche du "processus démocratique" dans le pays et en particulier par l'émergence de "formations religieuses à vocation politique". L'auteur note à ce sujet que désormais "L'Algérie entre de plain-pied dans un début de confrontation idéologique dont on ignore à l'heure actuelle l'issue" (p.125).

Cette évolution interne n'est pas indépendante de ce que Boukhobza désigne comme "une lame de fond portée par des populations diverses" qui "secoue depuis quelques années tous les pays connaissant des systèmes politiques basés sur le parti unique" (p. 127). Désormais, écrit-il, "les régimes politiques en place doivent définir de nouvelles règles de jeu et s'astreindre à d'autres formes de légitimité". Dans ce cadre, "la quête éperdue de la démocratisation supposée libératrice semble aller de soi", comme si elle était une panacée, la solution à tous les problèmes.

Face à ces données nouvelles et devant la matière fournie par les programmes et discours des partis politiques ainsi que par le foisonnement des débats, l'auteur va développer son analyse et sa réflexion autour de deux axes.

a- Il retravaille de nouveau le thème du rapport entre Démocratie et Développement en insistant sur l'articulation organique entre les deux termes et en soulignant les risques d'une démocratisation "à l'occidentale" car "les forces centrifuges qu'elle libère peuvent être fatales pour la société et sa prospérité future"; c'est pourquoi il faut préférer un processus géré par un Etat fort et éclairé, s'activant au profit d'un développement économique et social réel. Dans cette perspective, il définit (p.140) les missions stratégiques que l'Etat doit remplir : - être le principal organisateur de l'essor économique et intellectuel de la Nation; - jouer un rôle central dans la "libération" culturelle des individus; - mettre en œuvre une législation de progrès visant à assurer la compétition à tous les niveaux; - détruire ou encadrer tous les pouvoirs occultes (féodalités locales ou régionales, pouvoirs des clans, pouvoir bureaucratique, etc..). Mais comment un tel Etat, puissant et éclairé, peut-il émerger ? L'auteur répond (p.142) par trois exigences: - une dissociation claire entre les détenteurs du pouvoir politique et ceux qui contrôlent le pouvoir économique privé (nationaux ou étrangers); - une lutte continue contre les forces qui exploitent à des fins populistes les facteurs culturels, religieux, ethniques, régionalistes pour s'imposer en tant qu'alternative; - une gestion rationnelle des élites.

b - Mais c'est surtout la question de l'émergence de l'idéologie religieuse dans le paysage politique qui requiert l'attention de M. Boukhobza dans cette partie de son livre. Le problème avait déjà été abordé auparavant (Thème 1) pour montrer l'inanité de l'approche culturelle des questions économiques et techniques du développement. Mais ici, on constate que l'analyse s'engage dans une prospection en profondeur et sur plusieurs plans. D'abord sur le plan de la clarification théorique centrée autour de la question de savoir s'il peut y avoir "harmonisation entre les notions de démocratie, de pouvoir et de religion". La question est examinée dans deux cadres, celui où l'Islam est religion d'Etat, celui où il ne l'est pas. Ensuite, l'analyse se porte sur la question du rapport entre l'altérité de l'ordre profane et la certitude de l'ordre sacré, qu'il ne faudrait pas opposer mais au contraire concevoir dans leur complémentarité. Les enseignements théoriques tirés par l'auteur sont ensuite insérés dans une vision d'ensemble opérationnelle (p.170) qui aboutit à la conclusion pratique que la disposition constitutionnelle faisant de l'Islam la religion de l'Etat "est la mieux à même d'éviter de faire de cette religion un enjeu de lutte entre partis et donc un risque réel de combattre la démocratie et de pervertir la religion." (p.173). Mais cette approche n'a de sens, selon l'auteur, que si l'Etat  s'engage à promouvoir une conception de l'Islam "conciliée avec la démocratisation de la vie politique, économique et culturelle, facteur premier d'un développement réel." (p.173).

Etant donnée l'importance du défi idéologique et politique représentée par l'émergence de l'islamisme politique, l'analyse de Boukhobza ne s'arrête pas là. Elle est prolongée par un retour sur l'histoire des sociétés arabo-musulmanes, puis ensuite par un examen du rapport établi entre les mouvements islamistes et l'Occident (p.189, sq.).

Il n'est pas possible d'entrer dans le détail des riches analyses menées par l'auteur; il convient cependant de signaler la qualité de la réflexion qui est engagée autour de la question religieuse et plus largement culturelle. On est d'ailleurs surpris par l'ampleur de l'effort développé par Boukhobza pour la maîtrise de ces thèmes, lui qui avouait dans son livre précédent n'être pas compétent sur les questions de la culture et de la politique (OPU, 1989, p.11). Cette réflexion, il faut le signaler, sera d'ailleurs poursuivie après 1990 de manière plus systématique et elle donnera lieu à l'élaboration d'un manuscrit substantiel encore inédit. 

 Pour clore sur ce point, et faire la liaison avec le point suivant, nous pouvons relever une conclusion exprimée par l'auteur au terme de son exposé sur la question de la religion : "Finalement, l'une des conditions essentielles pour une maîtrise des destins des sociétés arabo-islamiques consiste à concilier les deux élites, la traditionnelle, essentiellement religieuse et relativement fermée à la culture profane, la moderne qui a tendance à négliger le patrimoine culturel de sa société". Et il poursuit : " La modernisation du mode de production de la culture religieuse et de son accumulation, tel est l'enjeu central qu'il faut concrétiser rapidement si l'on veut éviter des tensions et des déstabilisations sociopolitiques à répétition" (p. 209).

Thème 4 : La question des élites

Nous l'avions signalé précédemment, le thème des élites est présent dans tous les chapitres du livre. Comment s'explique cette récurrence ?  On peut mesurer l'importance de la question des élites d'un point de vue général comme l'écrit Boukhobza : "La société secrète ses élites selon ses rythmes et ses règles…Les cadres et intellectuels sont nécessaires à toute émancipation et intégration socio-culturelle de la société. Ce sont eux qui façonnent les attitudes autour de valeurs communes; ce sont encore eux qui assurent la production de repères culturels, éthiques et esthétiques, issus d'une valorisation de notre histoire, de notre patrimoine et de nos aspirations." (p.40).

Mais dans notre pays, force est de constater "un certain malaise à parler des élites, à les valoriser, à les encourager, à leur faire assumer la place privilégiée qu'elles doivent avoir dans la dynamique sociale." Or, dit Boukhobza, nos élites sont marginalisées : le bouleversement des hiérarchies sociales a fait émerger des catégories de nouveaux riches, de spéculateurs qui tiennent le haut du pavé ; les rapports de clientèle, de clan amènent à des positions de pouvoir des gens qui n'ont ni les compétences ni l'éthique exigées par de telles responsabilités ; le comportement de l'Etat vis-à-vis des élites, de toutes sortes, met au jour les inconséquences, les contradictions, les aberrations qui marquent la gestion des élites, en premier lieu celles liées aux appareils de l'Etat lui-même. A travers un tableau, à la fois phénoménologique et historique, Boukhobza met le doigt sur la gravité de la question. D'autant que l'élite existante, "atomisée et frondeuse", est "le produit d'un effort sans  précédent en matière de formation, d'efforts soutenus depuis plus d'un quart de siècle; c'est donc une élite enfantée légitimement par les pouvoirs qui se sont succédés en Algérie depuis le recouvrement de son indépendance". Face à cette situation, deux choix se présentent : celui consistant à impliquer cette élite dans la "gestion de la société", ou bien celui consistant à la négliger. Dans ce dernier cas, cette élite sera inexorablement amenée à affronter le système en place, bien qu'elle soit à son service, en essayant de mettre en exergue ses défauts. Elle cherchera, dit Boukhobza, à s'imposer en s'opposant, "ce qui est le propre de tous les groupes détenteurs de la légitimité intellectuelle, culturelle ou technologique, voire même ceux qui détiennent leur légitimité d'un savoir religieux." (p.113).

La marginalisation des intellectuels ne peut donc que miner les capacités de la société à se développer, à valoriser son patrimoine culturel et sa personnalité; elle aggrave aussi " la fermeture de la société à l'égard de la modernité et du développement du progrès scientifique et technique". Car, en l'absence d'une production culturelle nationale sans cesse approfondie et renouvelée, le risque est que notre propre patrimoine culturel "tourne le dos au savoir universel, se fossilise et s'atomise de plus en plus, en diluant notre identité dans un magma de folklore et de syncrétisme, qui nous mettra en marge du progrès de l'humanité moderne." (p. 115).

Dès lors, il s'agit, conclut Boukhobza, de faire converger les intérêts de l'Etat et ceux de cette élite. De tisser ainsi une alliance entre l'élite politique et l'élite scientifique et technique et d'étendre cette alliance à une partie de l'élite culturelle. Sans cela, on aura un "Etat des médiocres", c'est-à-dire un "Etat médiocre et aléatoire, au service des médiocres." (p.116). 

II/ -  Le point de vue et les lignes de forces de la pensée de Boukhobza

Eclairées par le contexte global et le contexte local, évoqués précédemment, les  analyses et réflexions émises par M. Boukhobza, telles que nous avons tenté d'en résumer les traits saillants, peuvent être lues et interprétées comme l'expression de positionnements face aux problématiques imposées par l'évolution des événements et face aux enjeux qu'elles comportent.

Bien que de tels écrits subissent nécessairement l'effet des différentes conjonctures dans lesquelles ils ont été rédigés, ils ne sont pas des "écrits de conjoncture" comme pourraient l'être ceux d'un journaliste. Ils se veulent plutôt des "écrits sur la conjoncture", inséparablement politique et idéologique, à partir d'éclairages historiques et sociologiques.  De même, bien qu'ils contiennent des points de vue affirmés, ces écrits ne se présentent pas comme des prises de position partisane, ni comme l'exposé d'une théorie achevée. L'auteur se place en effet du point de vue d'une certaine neutralité scientifique, s'efforçant à une analyse objective des faits et des positions des acteurs (réaffirmée en page 125). On peut d'ailleurs s'autoriser à penser - certaines occurrences du texte le permettent- que les écrits en question étaient à l'origine des documents destinés à l'institution à laquelle l'auteur appartenait (en quelque sorte des "rapports", le terme lui-même étant présent dans le cours du texte). Certains de ces textes avaient déjà fait l'objet d'une publication dans la presse nationale et, à ce sujet, on peut se demander pourquoi M. Boukhobza a-t-il éprouvé le besoin de les porter à la connaissance d'un public plus large, sachant qu'un tel acte constituerait une intervention de sa part dans la conjoncture politique du moment ? Une telle intervention était-elle compatible avec sa fonction de Conseiller à la présidence de la République ? La question n'est pas formelle, elle vise à mieux préciser le statut et la posture intellectuelle de l'auteur du livre que nous examinons.    

Comme on le sait, M'hammed Boukhobza a longtemps dirigé un organisme de recherche, l'AARDES, et était lui-même chercheur. Un important travail de synthèse avait été publié par lui en 1989, mais dont la rédaction date de 1983, consacré aux "Ruptures et transformations sociales en Algérie" (OPU, Alger) qui recouvrait les deux périodes, d'avant l'indépendance depuis les années 1950, et d'après l'indépendance. Il manifestait dans ce livre une maîtrise de l'information et une connaissance des données socio-économiques de l'Algérie, élaborées par les enquêtes de terrain et la statistique, qui faisait de lui probablement l'un des meilleurs spécialistes du pays dans ce domaine. Dans le milieu universitaire et dans celui des cadres, l'auteur était déjà connu pour sa rigueur, son attachement aux approches concrètes et précises des problèmes, par une certaine réticence face aux considérations trop théoriques et abstraites, toutes caractéristiques lui venant probablement de sa formation scientifique de statisticien.

Ainsi, c'est à la fois en tant que social-scientist, spécialiste en sociologie et statistique, c'est-à-dire en tant qu'homme de science, et disons le mot, en tant que "savant", et aussi en tant que conseiller de la plus haute instance institutionnelle, c'est-à-dire comme grand commis de l'Etat, et disons le mot ici également, en tant que "politique" au sens d'homme d'Etat, que M. Boukhobza écrit et nous soumet ses réflexions. Cette double qualité explique la richesse en faits et en références concrètes que l'on trouve dans son livre, aussi bien que l'ampleur de vue et les positionnements fondamentaux qui s'y révèlent.

Son statut de conseiller à la présidence de la République lui impose certaines contraintes de formulation, mais on peut considérer que l'absence de doctrine et de "feuille de route" officielles concernant les réformes à accomplir, de même que l'existence d'un conflit de tendances au sommet de l'Etat sur la conception de ces réformes, lui laissent une marge personnelle d'interprétation et d'expression. Il n'écrit pas en tant que propagandiste ou partisan, ni comme défenseur d'une politique déterminée, mais en tant que conseiller-expert ("rapports") et aussi comme intellectuel, en son nom propre (livre public). C'est pourquoi les dimensions programmatiques que l'on trouve dans son livre se veulent et se proclament être celles non d'un parti mais d'un Etat, elles ne définissent pas le contenu de politiques à mettre en œuvre mais les principes devant guider toute politique nationale.

Le dispositif argumentaire repérable dans le livre pourrait être décrit de la façon suivante: nous avons d'un côté une pensée, celle de Boukhobza, informée des réalités diverses et complexes du pays, des conditions, besoins, attentes et aspirations différenciées au sein de la population, mais aussi une pensée structurée par des convictions fermes; de l'autre côté, nous avons des discours, des thèses, des projets, des opinions exprimés par des acteurs divers (hommes d'Etat, hommes politiques, idéologues, intellectuels…). Cette pensée se confronte aux discours ambiants et dominants et procède à leur critique - parfois explicite, d'autres fois implicite- en mettant le plus souvent en rapport les thèses soutenues avec la réalité des faits (en premier lieu ceux relevant de l'état de sous-développement). 

Il en est ainsi s'agissant de l'interprétation de la crise de 88: ce n'est pas un épisode malheureux et conjoncturel; l'événement s'enracine au contraire dans une crise latente dont les déterminations remontent loin dans le temps et trouve ses fondements dans les profondeurs de la société; cette crise n'est pas un événement social externe que l'Etat observe et auquel il doit trouver une solution technique : l'Etat lui-même est impliqué, il est par ses discours et ses pratiques, une des causes de la crise et il y est remis en cause puisque ce qui est en jeu principalement c'est le rapport existant entre l'Etat et la société, entre l'Etat et le citoyen.

Il en est ainsi également s'agissant de la "revendication démocratique" : la démocratie est-elle une solution aux problèmes du pays ? Que signifie-t-elle dans le cas d'un pays sous-développé comme le nôtre ? Faut-il vouloir la mise en place d'une démocratie telle que celle qui existe dans les pays occidentaux développés ? Quels effets cela aura-t-il sur notre société ? Peut-elle favoriser ou entraver l'action essentielle : la sortie du sous-développement ?

Il en est ainsi, encore, s'agissant de la revendication présentant l'Islam comme la solution. Qu'est-ce qui est proposé concrètement ? De quoi est porteuse cette revendication ? Qu'en est-il, historiquement et théoriquement, des rapports entre pouvoir politique, religion, démocratie et développement dans une telle perspective ?

On le voit, la démarche échappe aux a priori idéologiques, aux emportements subjectifs et aux vérités de l'air du temps. Elle demande à voir, à débattre, à être convaincue et à convaincre.

 

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Tenant compte de ces considérations, nous pouvons maintenant tenter de dégager les lignes de force de la pensée de M. Boukhobza telle qu'elle est développée autour des thèmes-clés.

- La source d'où découlent les approches, les analyses et les positionnements repérables dans les textes examinés peut être située, selon nous, dans une interrogation et dans une conviction. L'interrogation est la suivante : Comment assurer la sortie de l'Algérie de son état de sous-développement et l'engager dans la voie du développement moderne, économique, social et culturel ? La conviction réside dans la réponse donnée à la question : seul l'Etat est en mesure d'initier, de conduire et d'encadrer cette entreprise historique.

- Les leçons tirées de l'expérience menée depuis l'indépendance montrent cependant que l'Etat existant, en dépit de réalisations importantes aux plans économique et social, a été défaillant dans plusieurs domaines. Il s'est désintéressé de la dynamique sociale et des mutations qu'elle a produites dans les rapports entre les citoyens et entre eux et l'Etat; il s'est désintéressé de la culture dans tous ses aspects (scientifique, littéraire, profane et religieuse); il a laissé se créer des hiérarchies sociales aberrantes et illégitimes; il a marginalisé les élites seules susceptibles pourtant d'injecter de la rationalité dans son action, etc.…Ainsi, on peut constater que "trois décennies après l'indépendance, l'objectif de libérer le citoyen au double plan économique et culturel n'a pas été atteint…De ce fait, une large fraction de l'Algérie se trouve à l'égard du système en place dans une situation presque similaire ou plus exactement homothétique, à celle des débuts des années 50: identité menacée, aspirations contrariées, chômage chronique, horizons bouchés, possibilités de promotion hypothéquées ou aléatoires. D'où la quête d'une issue pour s'en sortir et d'où une nouvelle fois les prédispositions à la mobilisation et à la contestation autour des idéologies populistes de substitution." (p.136).

- La situation nouvelle produite par les transformations qu'a connues le pays, n'invalide cependant pas le rôle de l'Etat qui est toujours aussi essentiel. La tâche lui revient en effet aujourd'hui d'organiser et d'encadrer la compétition politique, la compétition économique et culturelle (c'est-à-dire la démocratisation) et de les mettre au service du développement et de la conquête de l'indépendance économique. Celle-ci est vue comme le gage de la souveraineté de la Nation et de la construction d'un Etat de droit au service de l'émancipation de l'homme, et de l'accession des individus à l'autonomie économique qui conditionne l'autonomie intellectuelle et par là-même les fondements d'une démocratie viable. Cette conviction s'enracine dans l'idée que "Notre société est porteuse d'un projet de développement qui n'a pas atteint son point de non-retour et qui peut avorter en l'absence d'une politique visant à mobiliser toute la société autour d'un Etat qui doit être à son service puisqu'il en est l'émanation" (p.122).

- Une telle perspective pour se réaliser exige toutefois une réforme de l'Etat lui-même afin de le rendre plus adéquat à sa mission d'acteur principal du développement. L'appoint d'élites véritables permettra de donner à l'Etat la rationalité, l'éthique et l'efficacité qui lui ont fait défaut, car "sans une promotion des élites, il ne saurait y avoir de réelle démocratie". A cette fin,  "l'élite politique doit s'allier à l'élite scientifique et technique et à une partie de l'élite culturelle, et non les utiliser pour asseoir et reproduire un pouvoir hégémonique" car, dans un tel cas de figure, cela a déjà été dit, on aura un  "Etat des médiocres" qui ne peut être "qu'un Etat médiocre et aléatoire, et ne peut être qu'au service des médiocres." (p.116). L'élite apporte à l'Etat notamment la connaissance de la société sans laquelle il ne peut y avoir une gestion rationnelle et moderne. "La modernité de l'Etat c'est d'abord et avant tout sa capacité à introduire dans son fonctionnement et ses rapports les connaissances modernes [nécessaires] pour assurer une efficacité maximum à la gestion des affaires de la collectivité nationale." (p. 118).  C'est à cette condition qu'il sera en mesure d' "encadrer" les transformations en cours et les "soumettre à une logique d'émancipation de la société et de construction d'un Etat de droit pour la première fois dans notre pays." (p. 16). L'importance du rôle des élites ne se limite pas à cet apport car, dit Boukhobza en conclusion de son livre, dans cette période cruciale que l'Algérie va traverser," c'est de la sagesse de ses élites que dépendra dans une très large mesure la sortie rapide des crises à la fois politique, économique, culturelle et identitaire, qui se sont accumulées" (p. 237). Selon lui, deux cas de figure peuvent se présenter: "ou ces élites exploiteront [ces crises] à des fins politiques, c'est-à-dire essentiellement de prise de pouvoir, et le pays entrera dans une période de turbulences dont personne ne peut imaginer l'issue et les conséquences" ou bien "l'organisation de la compétition pour le pouvoir, privilégiera la nécessité du consensus social axé principalement vers la valorisation de toutes les potentialités en veilleuse dans la société… pour faire du pays, un Etat fort, respecté, et de la société algérienne une collectivité développée et solidaire, qui s'assume dans ses différences, dans ses aspirations et dans sa communauté de destin." (p.237).

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Au terme de cette tentative schématique de reconstruction de ce qui nous semble constituer le noyau de la pensée exprimée par M. Boukhobza dans ce livre, il nous faut souligner la cohérence de la vision, la qualité de l'argumentation, la richesse des démonstrations développées, ainsi que le caractère prémonitoire des prospectives et prévisions dessinées.

Cette pensée, on l'a constaté, se démarque de l'approche économique "libéraliste" qui marque de son empreinte les réformes mises en avant dans le début des années quatre-vingt et qui risque de marginaliser le rôle de l'Etat; de même qu'elle se démarque de la démarche menant à la libéralisation brutale et totale du champ politique qui risque de déboucher sur l'anarchie et la destruction ; elle se démarque enfin de l'approche en termes culturels et religieux du problème fondamental posé au pays, celui de la sortie du sous-développement. Cette résistance aux conceptions dominantes ne se fait pas chez Boukhobza, il faut le noter, au nom d'une volonté de conservation du système de l'économie administrée, du monopole rigide du pouvoir politico-administratif, de la négation des aspirations politiques et culturelles. Mais bien plutôt dans la perspective d'une action qui puisse assurer les fondements et les conditions de succès de la démocratisation politique en liant celle-ci au développement économique.

 En définitive, la pensée de M. Boukhobza, telle qu'elle apparaît ici, reste dans son axe principal (celui de la libération politique, de l'indépendance économique et de l'émancipation sociale et culturelle) fidèle à la doctrine générale qui a été celle du mouvement national telle qu'elle a été formalisée par les documents dits fondamentaux du FLN, puis de l'Etat indépendant, et telle qu'elle a été, plus ou moins, mise en pratique durant deux décennies.

Ces documents avaient été pensés et rédigés par des intellectuels encore jeunes. Eux le faisaient au nom d'un mouvement politique national et d'un Etat à faire advenir, Boukhobza le fait dans ce livre dans le cadre d'un Etat déjà-là, mais qui tarde à être un Etat-Nation moderne. Cette conception générale subit seulement ici un effort d'adaptation aux données nouvelles internes et externes au pays, sans que soit renié son vecteur central.

Aujourd'hui, plus de quinze après, quelle appréciation peut-on faire d'une telle conception et des positions exprimées dans ce livre ?

III /  Une mise en perspective 

1 - La relecture actualisée du livre de M. Boukhobza peut provoquer un sentiment de malaise et de gâchis qui vient de deux constats. D'abord, le constat que la critique qui est faite de l'état des choses existant alors, les idées développées, la conception qui les sous-tend apparaissent tellement cohérentes, réalistes et fondées, qu'on se prend à regretter qu'elles n'aient pu être prises en charge et mises à l'œuvre à l'époque. Le second constat est que les dangers qu'il percevait se sont effectivement réalisés avec, d'abord, l'entrée du pays dans un cycle de violence déchainée et illimitée au cours de la décennie 90 (et dont lui-même fut hélas victime) et, aussi, avec la perpétuation jusqu'à aujourd'hui et l'aggravation considérable des tares, carences, déséquilibres qu'il avait diagnostiqués. Désormais, on le voit, on le vit, on le sait, la société est soumise à d'autres logiques, à des valeurs nouvelles qui se sont substituées aux anciennes, à des déséquilibres graves et inquiétants.

Le malaise amène aussi à s'interroger sur ce qui, dans les analyses et les idées de Boukhobza, pouvait constituer des points faibles ou relever de "points aveugles". Nous en avons décelé quelques uns. 

Le premier a trait à l'analyse critique qu'il avait faite des pratiques de l'Etat. Quand il qualifie les pratiques de l'Etat jugées négatives comme des "carences", des "failles", des "faiblesses", des "contradictions", des "inconséquences", puis quand il relève fréquemment les décalages entre le discours de l'Etat et sa pratique, on peut à juste titre estimer que ses analyses relèvent d'un point de vue normatif. Elles prennent en quelque sorte la mesure de l'écart entre, d'un côté, ce que l'Etat est censé faire et déclare faire (pour être fidèle à sa mission et à sa nature d'émanation de la société et donc au service de cette dernière) et, de l'autre côté, ce que l'Etat fait réellement. A aucun moment, la question de savoir si la vérité de cet Etat n'était pas en fait dans ses pratiques, dans ce qu'il fait réellement plutôt que dans son discours ou dans sa doctrine, n'est soulevée. Or, si une telle question avait été posée, la perspective de l'analyse aurait pu être différente, elle aurait mené en tout cas à la critique non pas seulement des pratiques mais surtout des fondements historiques et sociologiques de l'Etat réellement existant. 

Le second point, découlant du précédent, est l'absence de questionnement chez lui sur la nature des composantes sociales de l'Etat et du pouvoir qui le dirige. On a l'impression qu'aux yeux de M. Boukhobza l'Etat est une institution socialement neutre. Qu'il est le "sujet historique" d'où doit émaner l'initiative et l'entreprise de transformation de la société et d'émancipation de l'homme et du citoyen. Dans cette perspective, il suffirait d'opérer un aménagement dans la composition des élites au pouvoir, en promouvant les élites intellectuelles comme alliées des élites politiques, pour que l'action de l'Etat se replace dans la trajectoire qui doit être la sienne. 

Certes, l'absence d'une telle interrogation peut s'expliquer par le statut de tels écrits et le statut de leur auteur. Il n'en reste pas moins que cette sorte de "fétichisation" de l'Etat nuit à l'acuité et à la profondeur du diagnostic. Les évolutions qu'a connues le pays depuis 1990, ont mis au vif de la conscience des chercheurs et analystes un état des choses dans lequel une question de ce type a tout son sens. Nul ne saurait désormais envisager sérieusement une analyse de la société qui considérerait et placerait l'Etat à l'extérieur de son champ d'analyse, comme une instance neutre surplombant la société. Etat et société, on le perçoit mieux maintenant, forment une unité heuristique dont il faut démêler les articulations internes, y compris celles relevant des simulacres idéologiques imaginaires destinés à voiler cette unité. Dès lors, un tel Etat est susceptible d'être soumis à l'interrogation classique : cet Etat relève-t-il du paradigme de l'Etat "monstre froid", selon la formulation de certains philosophes,  ou bien est-il, peut-il encore être, un Etat "despote éclairé" selon le paradigme réalisé dans l'histoire de l'accession de certains pays à la modernité du siècle ?

Incontestablement, c'est sur cette dernière hypothèse que la pensée de Boukhobza était basée. Faut-il considérer qu'il s'agissait là d'une illusion trompeuse, et tragique ? Peut-être est-il trop tôt pour répondre à une telle question, l'Histoire n'étant pas encore à sa fin.

Un troisième point de critique, mais celui là est évoqué par acquis de conscience : on ne perçoit pas dans l'analyse de Boukhobza l'attention et l'intérêt qui auraient dû exister pour l'articulation entre la situation interne du pays et l'évolution de l'environnement international. Tout est fait comme si cet environnement international était tout à fait extérieur aux processus en cours à l'intérieur du pays, alors que l'on vivait à la fin des années 80 des évolutions qui annonçaient la mondialisation qui s'est affirmée au cours de la décennie 90. La force des influences externes, illustrée par cette "lame de fond" évoquée plus haut, phénomène qu'il observe d'ailleurs avec suspicion, ne semble pas avoir été perçue à sa juste mesure. Mais peut-être cela est-il plus visible pour nous aujourd'hui sous l'effet de la distance et de l'épanouissement de processus historiques qui n'en étaient alors qu'à leurs débuts, et ce serait faire un mauvais procès à Boukhobza de lui reprocher de ne pas les avoir perçus à l'époque.

De la même façon, il faut relever le fait que dans les analyses développées dans le livre, la prise en compte de la dimension symbolique de la vie en société est quasi absente dans les deux premières parties, dominées par une approche économico-sociologique se prolongeant parfois mécaniquement dans le champ politique. Ainsi, il n'est pas étonnant que les principales catégories conceptuelles de référence soient ici celles de "besoins" et "aspirations". La place et le rôle des "représentations" culturelles, religieuses, idéologiques apparaissent dans les derniers textes datant de 1990, sous la pression des événements, c'est-à-dire l'affirmation sur le champ politique des courants islamistes et identitaires. Nous avons déjà indiqué comment Boukhobza a pris en compte cet aspect et l'a progressivement intégré dans ses analyses, faisant preuve d'une finesse et d'une profondeur de traitement remarquables, sachant son état d'impréparation initial dans la conceptualisation de ce type de questions.

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En guise de conclusion : 

 

Au bout du compte, dix-sept ans après sa publication, que penser de ce livre ? Malgré les quelques réserves concernant les limites, parfois inévitables, de l'approche et de la conception qui y sont contenues, ce serait une erreur, selon nous, de penser que les idées exprimées et défendues dans ce livre sont obsolètes. Dans ce qui constitue leur inspiration essentielle et la source qui leur donnait sens, elles semblent susceptibles d'être encore une référence à toute tentative de penser un projet de continuation et de concrétisation de l'ambition nationale qui avait soulevé notre peuple et guidé sa marche pour son indépendance et son émancipation.

De ce point de vue, M'hammed Boukhobza apparaît bien comme, non pas seulement un expert ou un grand commis de l'Etat, mais, au sens noble du terme, comme un véritable intellectuel, c'est-à-dire à la fois un savant et un politique qui est concerné par le destin de son peuple et interpellé par les valeurs centrales de sa société.  Il nous semble que c'est d'abord cette qualité, cette vocation intellectuelle et humaine, qui fonde son propos, qui structure son point de vue et qui donne sens à ses idées.

Par ce trait, il appartient pleinement et brillamment à cette génération d'intellectuels algériens qui se sont sentis tenus par une promesse et redevables d'une dette.

La promesse est celle faite à soi-même ou à un père, un frère, un proche parent dont le sacrifice de la vie durant la guerre de libération nationale a été un foyer d'inspiration qui a guidé leur trajectoire de vie et lui a donné sens. Etre fidèle à cette promesse, c'est être fidèle à soi-même, à ce qui fait d'un individu, à un moment de son histoire personnelle, un être humain digne.

La dette est celle qui a été contractée au moment où, ayant parcouru leur cycle de formation et devenus des "intellectuels", il est apparu aux gens de cette génération qu'il était inconcevable de dissocier leur sort "privilégié" de celui de leur pays et de leur peuple; qu'ils leur étaient redevables eu égard aux souffrances, aux privations, aux aliénations et aux négations dont ils furent victimes durant la longue période coloniale et lors de la terrible guerre d'indépendance.  

Tenus par cette promesse et par cette dette, ces intellectuels qui avaient vécu encore enfants, ou tout juste adolescents, la période de la guerre de libération, se sont engagés avec résolution et espoir dans la difficile et complexe œuvre de la construction de la Nation et de son Etat. Ils n'ont pas eu les mêmes idées, n'ont pas adhéré aux mêmes idéologies, chacun ou chaque groupe a suivi le chemin qu'il avait estimé le plus adéquat à ses convictions, mais tous, selon des modalités différentes, ont eu chevillée au corps et à l'esprit une grande ambition pour leur pays et leur peuple. Beaucoup ne sont plus là, épuisés par la vie ou morts tragiquement, comme M'hammed Boukhobza. Mais ceux qui restent, qui se retrouvent dans une société et un monde profondément changés, persistent à vouloir comprendre leur temps et à rechercher les voies pouvant mener à l'émancipation de leur société. Agissant ainsi, ils espèrent être fidèles à leur promesse et à leur dette, et fidèles au sacrifice de celui auquel nous rendons aujourd'hui hommage.

O. Lardjane

25/04/2008

 

Texte paru dans : "M'hammed Boukhobza- Connaître et comprendre sa société", Actes du Colloque organisé par l'A.A.D.R.E.S.S en hommage à M'hammed Boukhobza, en avril 2008, à Alger, Casbah Editions, 2009.



* Sociologue

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