Où va la Russie ? Moscou, à la recherche d’une identité post-soviétique(suite)
Le retour russe
L’arrivée de Vladimir Poutine, comme premier ministre de Boris Eltsine en août 1999 - puis comme président, à partir de mai 2000 - va coïncider avec le retour international de la Russie. Indéniablement, une préoccupation centrale de Poutine a été son attachement ‘’à la renaissance de la Russie’’ (57). En effet, ce dernier va mettre en œuvre une reforme structurelle cohérente et globale - sur le triple plan économique, politique et militaire - permettant non seulement le retour de la croissance (positive depuis 1999) - certes favorisée par la double évolution des cours du rouble et du pétrole - mais surtout, le renforcement de l’Etat russe sur la scène internationale. Dés 2000, la Russie de Poutine affiche sa volonté de devenir un élément moteur – un ‘’centre influent’’ – du futur monde multipolaire, en tant que ‘’grande puissance’’. Ainsi, comme le précise alors son Concept stratégique : ‘’Les intérêts nationaux de la Fédération de Russie dans la sphère internationale consistent en la garantie de la souveraineté, dans la consolidation des positions de la Russie en tant que grande puissance et qu’un des centres influents du monde multipolaire (…)’’ (58). Et, en définitive, la politique de restructuration radicale impulsée par V. Poutine a permis l’insertion de la Russie moderne au nouvel ordre international – en dépit du frein américain à son admission à l’OMC.
Dans ses grandes lignes, V. Poutine a recentré la politique étrangère russe d’une part, sur la défense de ses intérêts nationaux, élargis à l’espace post-soviétique - la CEI, considérée comme son espace politique - et d’autre part, sur le renforcement de son influence régionale, pour stabiliser son étranger proche. Et dans ce but, Poutine a axé sa politique sur le développement du complexe militaro-industriel et de la force nucléaire et, parallèlement, sur la modernisation de l’armée russe, trop longtemps négligée par le suivisme occidental de la ligne Eltsine. Cette orientation est confirmée par le président D. Medvedev, soulignant la nécessité d’améliorer la gestion opérationnelle des troupes et de les doter ‘’d’équipements modernes’’. Selon Medvedev, ‘’les forces armées doivent tenir compte des menaces contemporaines, sans oublier celles qui appartiennent au passé mais persistent toujours (…)’’ (59). On remarquera que, dans ce discours, est implicitement visée l’hégémonie politico-militaire américaine, porteuse de menaces latentes (qui ‘’persistent toujours’’) pour la stabilité de l’espace post-soviétique. Le 4/09/2009, le chef de la 12e direction générale du ministère de la Défense, le général Vladimir Verkhovtsev, a officiellement annoncé la modernisation de l’arsenal nucléaire russe : ‘’Compte tenu des perspectives - y compris à long terme - du développement des troupes russes [...] il a été décidé de renouveler l'arsenal nucléaire du pays. Il s'agit de doter les forces armées de munitions nucléaires aux caractéristiques techniques et tactiques améliorées’’ (60). Dans cette optique, le nucléaire redevient - dans le prolongement du soviétisme - une source majeure de la puissance politique de la Russie fédérale. Ainsi, selon l’aveu du président du Conseil russe pour la politique extérieure, Sergueï Karaganov, l’arme nucléaire constitue toujours ’’le fondement de l'influence politique et en partie économique de la Russie’’ (61). On peut donc parler du ‘’retour de l’Atome rouge’’, pour reprendre le titre d’un ancien article (62) - en référence à la fonction politique de l’atome sous le régime communisme et à son utilisation par ce dernier comme vecteur de sa stratégie extérieure. Et le nucléaire a un rôle d’autant plus vital, qu’il permet un rééquilibrage des rapports de force internationaux initialement défavorables pour la Russie.
Le général Makhmout Gareev, président de l’Académie des sciences militaires de Moscou, lors de sa présentation des grandes lignes de la future doctrine militaire russe, le 20 janvier 2007, a précisé que ‘’pour la Russie, étant donné un rapport des forces qui lui est extrêmement défavorable sur tous les axes stratégiques, l’arme nucléaire demeurera capitale, le plus sûr moyen de dissuasion stratégique d’une agression extérieure et le plus sûr moyen de garantir sa propre sécurité.’’ (63) Cette fonction vitale de l’atome explique, en partie, l’opposition russe au projet américain d’implanter un bouclier anti-missiles dans l’Est européen – qui neutraliserait, à un certain degré, la puissance nucléaire russe et sa capacité de riposte à une première frappe. Mais une raison majeure de cette opposition est le sentiment de Moscou d’être visée par le bouclier américain – perçu par celle-ci comme un relent de Guerre froide. Sur ce point, le premier ministre russe, V. Poutine, a récemment affirmé que ‘’Si nos partenaires américains renoncent à installer de nouveaux systèmes de combat en Europe, notamment leur bouclier antimissile en Europe, s'ils réexaminent leur approche concernant l'élargissement des blocs militaires ou, si à plus forte raison ils refusent totalement à de nouvelles adhésions, ce serait un grand pas en avant’’ (64). Globalement, à travers ce recentrage sur l’atome, il s’agit pour Moscou de revenir vers une stratégie de projection de force, en vue d’afficher sa puissance et de dissuader toute velléité de puissances hostiles - percevant la faiblesse de la Russie post-impériale en transition, comme une opportunité stratégique. Et cela, d’autant plus que depuis 1992, l’Occident s’est octroyé un droit d’ingérence en zone post-soviétique, au nom de principes humanitaires et moraux discutables ou, alternativement, d’une aide au développement politiquement orientée.
Un autre objectif sous-jacent à l’ingérence occidentale est le contrôle des sources et des voies de transport énergétiques (gaz, pétrole) qui renforce le caractère stratégique de la région, notamment en Asie centrale – et menace la centralité russe sur la question énergétique. Le général Gareev prédit donc, dans un proche avenir, une véritable lutte pour les ressources : ‘’Les facteurs écologiques et énergétiques constitueront, dans les dix ou quinze prochaines années, la principale cause des conflits politiques et militaires.’’ Et M. Gareev ajoute que ‘’la lutte pour les ressources sera portée à son paroxysme, générant une confrontation politique et économique. On ne peut exclure, sur ce terrain, la possibilité d’une confrontation militaire.’’ (65) La nouvelle doctrine de sécurité russe – publiée en mai 2009 – précise d’ailleurs que cette course pour le contrôle des sources énergétiques sera, à long terme, particulièrement intense dans les zones de la Caspienne et de l’Asie centrale – devenant, par ce biais, un facteur majeur d’instabilité géopolitique. De ce pont de vue, il semble logique que la nouvelle conception stratégique de l’Otan (prévue en 2010) envisage d’intégrer la variable énergétique comme un enjeu stratégique majeur (66). Et le plus inquiétant est qu’aujourd’hui, l’Occident – sous la houlette américaine – n’hésite pas à sécuriser ‘’ses’’ espaces stratégiques en zone post-soviétique via l’avancée de l’Otan et l’installation de bases militaires. En outre, auto-légitimée par la supériorité morale de l’idéologie libérale, Washington vise, depuis la fin de la Guerre froide, à étendre son influence idéologique en zone post-soviétique. Cela est réaffirmé, de manière claire, par R. Kagan : ‘’La fin de la guerre froide a été considérée par les américains comme une occasion non pas de restreindre mais d’étendre leur influence, d’étendre l’alliance qu’ils dirigent vers l’Est en direction de la Russie (…), d’investir dans des régions du monde telles que l’Asie centrale’’ (67). Ce faisant, cette offensive occidentale remet en cause le statut historiquement dominant de Moscou dans son pré-carré. Ce que l’orgueilleuse Russie ne sera jamais prête à accepter.
Globalement, le retour de l’Etat russe – et la réhabilitation de ses valeurs nationales – s’est traduit par un durcissement de sa politique étrangère. En effet, depuis la fin des années 90, Moscou doit faire face à la militarisation des relations internationales, impulsée par l’Amérique de G.W. Bush et dont l’unilatéralisme hautain a été ouvertement condamné par V. Poutine, en février 2007, dans son harangue anti-impérialiste de Munich – qui souligne un ‘’mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international’’ et rejette ‘’l’emploi hypertrophié, sans aucune entrave , de la force - militaire - dans les affaires internationales, qui plonge le monde dans un abîme de conflits successifs’’. Pour l’ancien président russe, cet expansionnisme exacerbé de la puissance américaine représente alors un ‘’risque potentiel de déstabilisation des relations internationales (…)’’ (68). Depuis la chute du communisme soviétique, le recours à la force a été institutionnalisé par Washington comme levier de sa politique étrangère car, comme l’admet R. Kagan, ‘’une fois supprimé le frein que constituait la puissance soviétique, le pays était libre d’intervenir où il voulait (…)’’(69). Dans son essence, cette orientation a justifié la stratégie de puissance de la Russie fédérale, s’appuyant sur l’armée et son idéologie nationaliste – stratégie illustrée par les interventions en Tchétchénie et en Géorgie. Symboliquement, il fallait montrer que l’armée - et l’Etat - russe était ‘’de retour’’ et au-delà, préserver l’unité de la nation russe autour d’une cause mobilisatrice.
Sous la présidence de Poutine – puis, à partir de mars 2009, sous celle de Medvedev - la politique extérieure russe s’est focalisée contre les menaces potentielles pesant sur ses intérêts nationaux et, notamment, dans sa zone de domination traditionnelle. Dans ce but, la Russie s’est efforcée de reconstruire le glacis sécuritaire hérité du soviétisme et permettant d’une part, de créer une profondeur stratégique et d’autre part, d’anticiper les menaces latentes des zones non contrôlées. Cela a justifié la création des alliances politico-militaires de l’OTSC et de l’OCS (70). Un objectif implicite de ces alliances eurasiennes étant de freiner l’expansion de l’Occident - via le levier otanien - au cœur de l’espace post-soviétique et dans ce but, faire contre-poids au pouvoir croissant de l’Otan dans la région, qui dépasse sa zone de responsabilité. Cette volonté expansionniste de l’Otan - aspirant à devenir un gendarme mondial - a été dénoncée le 20/03/2009 par S. Riabkov, vice-ministre russe des Affaires étrangères : ‘’Les activités de l'Alliance attestent qu'elle accorde une attention grandissante dans ses plans militaires à des problèmes surgissant à l'extérieur de sa zone de responsabilité traditionnelle. Il s'agit en fait d'une tentative de jouer un rôle mondial, et nous ne manquerons pas de prendre ce facteur en considération’’ (71). Cette incertitude géopolitique croissante en périphérie russe, définie en 2009 par sa doctrine de sécurité nationale comme une ‘’nouvelle menace’’, rendrait désormais possible l’émergence de conflits (potentiellement nucléaires) dans les régions frontalières. Et, de manière explicite, la stratégie de l’Otan est visée. Sur ce point, nous rejoignons l’analyse d’Isabelle Facon, qui rapporte que pour certains responsables russes, ‘’la possibilité d’une guerre régionale majeure ne peut être exclue à l’heure actuelle. Or ce risque est rattaché notamment à des scénarios de crises potentielles avec l’Otan, en particulier dans l’environnement proche de la Fédération’’ (72).
De tels scénarios ont été simulés par les exercices militaires ‘’Zapad-1999’’, centrés sur les capacités d’action de l’armée russe dans un conflit avec l’Otan, similaire à celui en Yougoslavie au printemps 1999. Ces manœuvres ont alors montré que la Russie ne pourrait repousser une attaque éventuelle de l’Otan, dans son étranger proche, qu’en recourant à l’arme nucléaire. Ce résultat a, par la suite, conduit la Russie à abaisser le seuil d’emploi de l’arme nucléaire en renonçant, de facto, à l’ancien engagement soviétique de ne pas y recourir la première. Désormais, dans la nouvelle vision stratégique russe, le nucléaire intègre – en dehors de sa fonction dissuasive – une fonction défensive et tactique, potentiellement utilisable dans des conflits régionaux et conventionnels, en cas d’impuissance des armes classiques. Et au-delà, le nucléaire devient un levier d’action en vue d’influer sur une situation géopolitique critique et in fine, il apparait comme une réponse ultime au renforcement et à l’ingérence croissante de l’Otan en zone post-soviétique. De ce point de vue, il semble logique que les récentes manœuvres conjointes russo-biélorusses ‘’Zapad-2009’’ aient eu pour objectif central ‘’les préparatifs en cas de menace contre la stabilité stratégique dans la région de l'Europe orientale’’. (73)
L’Otan, dont l’extension aux ex-alliés de la Russie communiste est perçue comme une provocation par Moscou, est toujours considérée comme le bras armé de l’Occident et manipulée à des fins politiques. Ainsi selon L. Ivachov, président de l’académie russe des problèmes géopolitiques : ‘’l’Otan, sous couvert de ‘coopération avec la Russie’, progresse vers l’Est, crée des bases à proximité des frontières russes, fait adhérer de nouveaux membres’’ (74). Dans son intervention de Munich de février 2007, V. Poutine s’est, avec légitimité, étonné de cet élargissement virtuellement dirigé contre la Russie : ‘’l’OTAN rapproche ses forces avancées de nos frontières (…). Il est évident, je pense, que l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance, ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est un facteur représentant une provocation sérieuse et abaissant le niveau de la confiance mutuelle. Nous sommes légitimement en droit de demander ouvertement contre qui cet élargissement est opéré.’’ (75) Cette progression des infrastructures militaires de l’Otan, à la périphérie russe - ainsi que son aspiration à un ‘’rôle global’’ - est perçue par Moscou, dans sa doctrine de sécurité, comme une menace et, à terme, comme un vecteur de déséquilibres. Mais le plus inquiétant est que cette offensive occidentale, principalement américaine - mais aussi, depuis peu, européenne, via un ‘’partenariat oriental’’ proposé à 6 anciennes républiques soviétiques (76) - s’appuie sur la manipulation politique des institutions du FMI et de la BM. Car désormais, ces dernières n’hésitent pas à proposer aux nouveaux Etats indépendants des orientations économiques politiquement non neutres - rompant avec la culture russe - et associées à une coopération étroite (dont militaire) ou à une aide financière conséquente (77). En novembre 2008, le FMI a approuvé un programme de deux ans pour un total de 16,43 milliards de dollars ( !), afin de permettre à l'Ukraine de lutter - en théorie - contre les conséquences de la crise financière internationale. Mais il s’agit surtout, selon nous, d’empêcher une Ukraine fragilisée de retomber dans le giron russe.
Une voie alternative a été la création d’alliances politico-militaires ouvertement anti-russes, du type GUAM (78), pour favoriser l’émancipation des ex-républiques soviétiques et en ce sens, montrer à la Russie que sa période impériale est définitivement terminée, notamment en Asie centrale. De retour d’un voyage dans cette région, William Burns, sous-secrétaire d'Etat américain et ancien ambassadeur des Etats-Unis à Moscou, a affiché son soutien à une véritable indépendance de l’Asie centrale – qui, à la base, exige une réduction de l’emprise politique de Moscou. Il a ainsi admis qu’un des objectifs de sa tournée ‘’était de mettre en relief la nécessité de l'indépendance, de la souveraineté et de la stabilité économique pour ces pays qui font actuellement face à des problèmes très graves’’(79). Autrement dit, par le biais de stratégies économiques et politiques insidieuses, il s’agit - selon la ligne Brzezinski - de détacher les ex-républiques soviétiques de la domination russe et par ce biais, continuer le reflux (‘’roll back’’) de la puissance russe, pour in fine sanctionner de manière éclatante, sa défaite de la Guerre froide. Z. Brzezinski a reconnu la nécessité de bloquer toute velléité russe de reconquête en zone post-soviétique, en poursuivant le rapprochement avec les ex-républiques soviétiques de l’Asie centrale, cœur névralgique de l’ancien empire : ‘’Ce qui est vraiment important est de créer un contexte géopolitique tel que le désir nostalgique (de la Russie : jg) de redevenir une grande puissance impériale aura moins de chances de se réaliser (…)’’. Ce qui implique selon Brzezinski ‘’d’instaurer des liens économiques plus nombreux et plus directs avec les pays d’Asie centrale en tant qu’exportateurs d’énergie (….)’’ (80). D’autant plus que ce dernier est persuadé que ‘’la domination coloniale russe sur l’Asie centrale est une chose du passé’’(81). L’Asie centrale est donc au cœur de la stratégie américaine de compression de la puissance russe, élaborée en phase de Guerre froide. Troublante inertie.
Globalement, le respect de l’intégrité territoriale - donc de la souveraineté - de l’Etat russe a été une des priorités de la ligne Poutine dans le but de retrouver sa crédibilité et son leadership en zone post-soviétique et à terme, de se construire un statut post-impérial. Car il s’agit d’abord de réhabiliter la ‘’grandeur russe’’ en redonnant à Moscou son statut de puissance internationale, sur la base de ses valeurs eurasiennes. Et ce faisant, Poutine s’est appuyé sur une forme de nationalisme russe, centré sur la défense des valeurs ancestrales de ‘’l’éternelle Russie’’ et structuré contre l’hostilité plus ou moins virtuelle de l’Occident, accusé de soutenir certaines velléités indépendantistes – notamment en Tchétchénie et dans le Caucase nord. En fait, cette capacité de l’Occident à réactiver les courants nationalistes s’inscrit dans le prolongement de la Guerre froide et aurait, autrefois, précipité l’implosion d’une URSS multi-ethnique. Ainsi, selon A. Zinoviev, ‘’ce sont les démocraties occidentales qui ont fait des efforts de propagande surhumains, à l’époque de la guerre froide, pour réveiller les nationalismes. Parce qu’elles voyaient dans l’éclatement de l’URSS, le meilleur moyen de la détruire’’(82). Ces accusations sont reprises par le nouveau discours stratégique russe, relayé par le général Gareev et qui dénonce les manipulations extérieures conduites par un ennemi puissant : ‘’les menaces internes, les plus dangereuses sont le terrorisme et le séparatisme, qui sont généralement attisés de l’extérieur et visent l’unité et l’intégrité territoriale de la Russie’’(83). Aujourd’hui, le président Medvedev s’inquiète de l’instabilité du Caucase et prône le renforcement de la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme. Le 19/08/2009, il a reconnu qu’il y a ‘’quelques temps, nous avons eu l'impression que la situation en matière de terrorisme dans le Caucase s'était sensiblement améliorée. Or, les récents événements montrent qu'il n'en est rien’’(84). V. Vassiliev, président du comité pour la Douma pour la sécurité, a récemment affirmé - le 17/07/2009 - que les ‘’terroristes’’ dans les républiques nord-caucasiennes étaient ‘’manipulés et financés de l’étranger’’(85). Le mythe stalinien de l’ennemi intérieur manipulé par l’extérieur est donc de retour. Et désormais, il est l’objet privilégié d’une instrumentalisation politique de la part des dirigeants russes. Car l’existence d’un ‘’ennemi systémique’’, selon l’expression de J. Fontanel, est nécessaire à la régulation et au métabolisme de la société russe (86) - autrement dit, à sa survie comme système social.
La nouvelle ambition russe
Ainsi, V. Poutine a réussi à redonner une forme de cohésion à l’Etat russe à partir d’une refonte politique et morale de la société. Mais cette renaissance de la Russie, porteuse d’une nouvelle idée nationale, a été permise par le renforcement des tendances autoritaires et centralisatrices intégrées au projet politique de V. Poutine et poursuivi par son successeur, D. Medvedev. Pour reprendre l’affirmation de V. Poutine dés l’année 2000 : ‘’la clef de la renaissance et du relèvement de la Russie se trouve aujourd’hui dans la sphère politique’’ (87). Dés son intronisation à la présidence, ce dernier s’est donné comme tâche prioritaire de réhabiliter l’idée russe - excessivement déformée par le régime eltsinien - pour redonner sa fierté au ‘’grand peuple russe’’. Et selon Poutine, ‘’la nouvelle idée russe va se former comme un alliage, comme une union organique entre les valeurs humaines universelles et les richesses traditionnelles du peuple’’(88). De manière générale, ce projet radical s’inscrit dans la renaissance internationale de l’Etat russe – longtemps redoutée par la puissance américaine, dans la mesure où elle menace son système de domination unipolaire et en cela, ses intérêts géopolitiques. Cela a conduit J. Biden à exiger de la Russie de revenir à plus de réalisme et ‘’de réviser considérablement les sphères de ses intérêts internationaux’’ (89). Désormais, cette nouvelle ambition russe est perçue par Washington comme une forme de néo-impérialisme et surtout, selon Z. Brzezinski, elle attesterait du refus de Moscou d’accepter ‘’la nouvelle réalité de l’espace post-soviétique’’ (90) - autrement dit, l’ingérence américaine dans son ancien espace impérial. Mais la Russie ne tolèrera pas un tel diktat. Car, en dernière instance, il s’agit aussi pour elle de se relever de son trouble identitaire issu de sa période post-soviétique. Et, dans cette optique, son renforcement politique en zone post-soviétique est vital.
Dans ses grandes lignes, le trouble identitaire de la Russie a été aggravé d’une part, par les dérives de la transition post-communiste et d’autre part, par la politique structurellement anti-russe de l’administration Bush. Dans le même temps, la fédération de Russie a considérablement souffert des inerties de Guerre froide manifestées par les institutions internationales et de leur tendance expansive, au cœur même de son espace politique et au mépris de ses intérêts. Cette opposition d’intérêts sera, pour la période future, un vecteur structurant de conflictualité et parallèlement, à l’origine de menaces non militaires et à dominante politique, économique ou informationnelle. Le général Gareev revient sur le caractère ‘’non classique’’ (et détourné) de ces nouvelles menaces : ‘’ ‘L’expérience’ de la désagrégation de l’URSS, de la Yougoslavie, des ‘révolutions colorées’ en Géorgie, en Ukraine, en Kirghizie et dans d’autres régions du monde est là pour nous convaincre que les principales menaces sont mises à exécution moins par des moyens militaires que par des moyens détournés.’’(91)
Malgré tout, la Russie s’efforce de maintenir - parfois, par le soft power - sa stratégie d’influence en zone post-soviétique, radicalement fragilisée par la politique interventionniste de l’Occident et l’influence croissante de nouvelles puissances, comme la Chine, l’Inde, voire l’Iran et le Pakistan. ‘’Dans ce contexte - précise T. Gomart - l’influence de la Russie se heurte non seulement à des obstacles internes à l’espace post-soviétique, mais aussi aux influences exercées par des puissances cherchant à prendre pied, selon des modalités différentes, dans tout ou partie de la zone.’’(92) Et désormais, Washington vise à isoler certains Etats de la zone post-soviétique de l’influence russe, par le biais de stratégies coopératives ou partenariales renforcées (93) – comme l’attestent d’une part, le ‘’partenariat stratégique’’ avec l’Ukraine et la ‘’coopération militaire’’ avec la Géorgie et d’autre part, sa politique de rapprochement avec le Kirghizstan et l’Ouzbékistan (afin d’y réinstaller des bases militaires). D’une manière générale, il s’agit pour Washington de contrer toute tentative de retour russe dans son ancienne zone de domination. Et dans ce but, elle n’hésite pas à instrumentaliser l’Otan, dont le champ d’action stratégique selon Brzezinski, ‘’est appelé à s’élargir à l’espace eurasien’’ (94). Et plus inquiétant, ce dernier a revendiqué, en 2009, l’émergence d’une Otan globale - à l’échelle du monde - et dotée d’un contrôle centralisé des structures sécuritaires régionales. Car, au nom de sa destinée manifeste, l’Amérique s’est auto-proclamée gendarme international pour veiller sur l’Eurasie - donc, sur le monde - comme cela a été réitéré par H. Kissinger : ‘’Au cours de la dernière décennie du XX° siècle, la prépondérance des Etats-Unis a assuré un rôle irremplaçable dans la stabilité du monde’’ (95). Inquiétante certitude.
Un avenir radieux
Ainsi, la restructuration identitaire de la Russie post-communiste est conditionnée par l’évolution, dans l’espace eurasien, des rapports de force fondant le nouvel ordre international, structurellement dominé par l’idéologie libérale et le poids économique - donc politique - des puissances occidentales. Car ces dernières, en contrôlant les institutions financières majeures, verrouillent la gouvernance mondiale et en cela, la hiérarchie de l’ordre international qui lui est associé – hiérarchie qui définit le statut, donc le pouvoir géopolitique potentiel des différents Etats. Autrement dit, la renaissance russe est médiatisée, sur le plan international, par une structure de pouvoir informelle, fondée sur des considérations idéologiques et stratégiques. En ce sens, la réémergence mondiale finale de la Russie est soumise d’une part, à un enjeu idéologique majeur, centré sur l’opposition de visions du monde spécifiques et d’autre part, à un enjeu stratégique incontournable, centré sur l’opposition des intérêts nationaux des Etats leaders.
Aujourd’hui, après avoir retrouvé ses repères politico-psychologiques, la Russie de Medvedev s’efforce - malgré la crise systémique - d’achever sa reconstruction économique pour donner à son peuple, la prospérité tant espérée sous le communisme. Et selon l’expression de V. Poutine elle devra, à terme, ‘’retrouver son chemin propre, sur la voie de la rénovation’’ (96), tout en préservant ses valeurs eurasiennes. Après s’être longtemps égarée sur les chemins idéologiques de l’histoire, elle devra recentrer son projet économique sur l’homme et la dimension sociale du développement pour in fine donner, selon Gorbatchev, ‘’une réelle impulsion au facteur humain’’ (97) – objet constant des réformes de l’ancien modèle économique soviétique. Et, pour reprendre l’expression de Che Guevara, ultime défenseur d’un socialisme à visage humain, cela revient à ‘’placer l’homme au centre’’ (98). En cela, il s’agit de redonner sens au vieux rêve de l’ordre social soviétique, sur la voie de l’avenir radieux.
En définitive, il s’agit aussi de concentrer les efforts du peuple russe sur l’exécution d’un projet socio-économique spécifique, inspiré d’une ‘’troisième voie’’ eurasienne, entre le plan socialiste et le libéralisme de marché. Autrement dit, pour la Russie du 21° siècle, le véritable enjeu est la construction d’un modèle alternatif de civilisation.
Jean Geronimo : docteur en Sciences économiques Spécialiste de l’URSS et des questions russes