Rencontre avec Eric Hobsbawn

Publié le par Mahi Ahmed

Grand entretien
"Le problème historique n'est pas la barbarie ou la terreur"
Rencontre avec Eric Hobsbawn

par Eric Hobsbawm

Historien.

Théophile Hazebroucq

Rédacteur en chef adjoint.

Après quelques péripéties indépendantes de notre volonté comme de celle d'Eric J. Hobsbawm, rendez-vous fut finalement pris avec l'historien anglais le jeudi 25 janvier à son domicile londonien, niché dans un quartier huppé de la capitale . « Il y a trente ans, il était possible à un professeur d'université d'acheter ce genre de maison, nous accueillit-il. Aujourd'hui que le quartier a été envahi par les professions libérales et leurs quatre-quatre, ce n'est plus du tout envisageable. » La rencontre, chaleureuse et passionnante, fut l'occasion d'opérer un retour sur une vie d'intellectuel militant, de marxiste convaincu et fidèle qui aura traversé quasiment tout le XXe siècle. L e moment, aussi, pour cet esprit perpétuellement à l'affût, de nous livrer son analyse de ce début de troisième millénaire et de ce qui pourrait être son avenir.

THÉOPHILE HAZEBROUCQ. Vous êtes né la même année que la révolution d'Octobre, dont vous avez épousé la cause dès votre adolescence, bien que votre famille et le milieu dans lequel vous avez grandi ne fussent ni ouvriers ni révolutionnaires à proprement parler. Qu'est-ce qui a motivé, tout jeune homme, votre adhésion au communisme ?

E. J. HOBSBAWM. Le temps de mon enfance a coïncidé avec celui de la désintégration de la civilisation bourgeoise. C'est le début de « l'ère des catastrophes », comme je l'ai appelée dans L'Âge des extrêmes. L' avenir de la société était en jeu, personne ne croyait au retour de l'ancienne. Il fallait trouver autre chose. Et puis, j'ai quand même grandi dans un milieu plutôt de gauche, la vieille social-démocratie révolutionnaire marxiste. En Autriche, l'alternative se posait comme suit : ou bien on était chrétien social, ce qui était hors de question, ou bien on était social-démocrate, qui était assez à gauche.

Je me suis aussi trouvé à Berlin à l'époque même (1931-1933) de la crise finale de la République de Weimar, où il était impossible de ne pas être politisé, et où le centre - même le centre gauche - était visiblement en banqueroute. Le choix se résumait donc entre le radicalisme d'extrême droite, qui ne me tentait pas et pour lequel j'étais d'ailleurs inéligible en tant qu'anglais et juif, et le communisme.

Le dernier élément est affectif. L'un de mes cousins, qui a depuis émigré en Palestine, était déjà organisé dans le Parti communiste en tant que chômeur berlinois. Ma famille paternelle se composait d'art i s a n s immigrés ; mon grand-père était ébéniste. Elle se plaçait donc plutôt du côté ouvrier,et était même syndiquée. Mon oncle, qui travaillait dans les postes et télégraphes, est devenu le premier maire travailliste de l'arrondissement de Paddington, ici à Londres, mais je n'avais pas de contact avec eux lorsque j'habitais Vienne ou Berlin.

T. H. Après cet engagement adolescent, vous avez entamé une carrière de professeur à l'université tout en continuant à militer activement au sein du Parti communiste britannique (PCGB). Que signifie, pour vous, être un intellectuel marxiste ?

E. J. H. C'est tout simplement quelqu'un qui, dans l'exercice de sa profession, utilise la méthode marxiste pour comprendre le monde, puis le changer. Pour la majorité des marxistes de ma génération, l'engagement politique précédait et engendrait la curiosité intellectuelle. Il est advenu par la suite des intellectuels marxistes qui étaient de purs académiciens, mais il était impensable pour nous de ne pas être actifs politiquement. À la différence du Parti français, il existait au sein du PCGB des groupements professionnels et culturels chargés de militer dans leurs propres domaines. La division des historiens s'était d'ailleurs montrée remarquablement efficace et a enregistré de nombreux succès . Elle regroupait indistinctement professeurs et enseignants : nous ne faisions pas de différence entre les docteurs et ceux qui ne l'étaient pas. Nous travaillions à la fois sur l'interprétation marxiste de l'histoire anglaise et à sa politisation, en valorisant ses éléments progressistes. Il s'agissait d'abord de les « institutionnaliser », puis de favoriser leur enseignement à l'école, voire de leur trouver une place, comme pour la révolution anglaise du XVIIe siècle ! Avant notre action, celle-ci n'était traitée que comme une déviation temporaire de la grande continuité...

Le marxisme anglais ne s'est jamais départi d'une réserve élémentaire vis-à-vis de la « théologie » en provenance d'URSS - j'ai scandalisé nombre de fonctionnaires en affirmant qu'il y avait d'aussi bons marxistes anglais que soviétiques ! Il ne cherchait pas l'autonomie à tout prix, mais un sens critique plus aiguisé qu'ailleurs.

T. H. En quoi votre méthode de travail était-elle marxiste ?

E. J. H. Elle se fondait sur ce que je pensais être la pensée de Marx. Nous essayions avant tout de ne pas nous laisse r entraîner dans une orthodoxie mécaniste et simpliste. Le marxisme anglais ne s'est jamais départi d'une réserve élémentaire vis-à-vis de la « théologie » en provenance d'URSS - j'ai scandalisé nombre de fonctionnaires en affirmant qu'il y avait d'aussi bons marxistes anglais que soviétiques ! Il ne cherchait pas l'autonomie à tout prix , mais un sens critique plus aiguisé qu'ailleurs . Il s'employait à faire progresser la théorie, et pas simplement à la réciter. À la fin de l'ère stalinienne, par exemple, le PCF mettait encore l'accent sur la paupérisation absolue de la classe ouvrière, alors que l'évidence montrait le contraire. Les marxistes anglais n'ont jamais adhéré à cela. Ils ont, à l'inverse, essayé de montrer qu'elle n'était pas nécessaire pour justifier la transformation marxiste. Le PCF intériorisait énormément ce genre de choses, mais il faut reconnaître qu'il était bien davantage sous pression que le PCGB.

T. H. Cela tient-il au fait que ce dernier n'a jamais été en position de prendre le pouvoir ni même de participer à une coalition gouvernementale ?

E. J. H. Effectivement, sa fonction principale consistait à servir de base de formation et d'entraînement aux dirigeants syndicaux. À part cela, son rôle même au sein des syndicats était très faible. Il ne pouvait pas non plus concurrencer le Labour, pour des raisons historiques. Le PCGB n'est pas né d'une scission. Il a, au contraire, agrégé les anciens mouvements d'extrême gauche au moment où le Parti travailliste s'est lui-même radicalisé et transformé en parti de masse, à la fin de la Première Guerre mondiale. Avant 1918, celui-ci n'avait même pas d'adhérents individuels ! C'était une espèce de fédération d'organisations, qui a mué en parti normal. Et comme c'était le plus grand, tous les autres travaillaient plus ou moins à l'intérieur ou à la marge. Cela devait profondément influencer les rapports du Labour et du PC, bien que ce dernier se considérât comme une force étrangère. Il était en fait un supplément au Parti travailliste. Nous souhaitions rivaliser avec lui, mais la configuration était telle que, jusqu'à la fin des années 20, les communistes y étaient acceptés, alors qu'être travailliste dans les années 20 et 30 signifiait surtout être anticommuniste !

T. H. Au cours des années 40-50, n'avez-vous pas envié l'efficience des partis communistes engagés dans les luttes de libération coloniale ou dans les rapports de force politiques de puissances européennes ?

E. J. H. Notre parti avait certes aussi peu de poids que dans les États scandinaves, mais nous savions pertinemment que la révolution sociale n'était plus d'actualité dans les nations industrialisées. Ce qui devenait de plus en plus évident même dans les pays dotés de grands partis communistes comme la France ou l'Italie l'était quasi dès le début.

T. H. Pour quelle raison ? À cause de l'élévation progressive du niveau de vie des travailleurs qui désamorçait les tensions sociales ?

E. J. H. C'est dû à un faisceau complexe d'événements, mais, à la fin des fins, en effet, la capacité des pays développés à hausser le niveau de vie des ouvriers, et ce faisant, à les intégrer dans la société, rendait acceptable une tactique réformiste plutôt que révolutionnaire.

T. H. Quelle impression vous a laissée votre premier séjour en URSS dans les années 50 ?

E. J. H. Je ne peux pas dire que j'ai découvert la réalité du socialisme existant lors de ce voyage, l'année qui suivit la mort de Staline. C'était triste, pas enthousiasmant pour un sou, mais ce n'est qu'au fil du temps que nous sommes devenus de plus en plus circonspects vis-à-vis du type de socialisme qui régnait là-bas. Jusqu'aux années 60, nous pensions qu'il progressait. Ce n'est qu'à ce moment-là que nous nous sommes rendu compte qu'il piétinait.

Il nous a été très, très, très difficile de nous libérer du mythe de la révolution d'Octobre. L'URSS était la base dynamique de la révolution mondiale. C'est un sentiment que je n'ai, par exemple, jamais éprouvé avec la révolution chinoise, dépourvue de toute dimension universelle.

T. H. À la différence de nombreux intellectuels et militants, vous êtes resté fidèle au Parti malgré le rapport Khrouchtchev, Budapest et Prague. Qu'est-ce qui vous a convaincu de poursuivre cet engagement ? Qu'est-ce qui vous a empêché de vous décourager ?

E. J. H. Pour une grande part , mes motivations personnelles étaient biographiques. Pour tous ceux qui se sont convertis au communisme avant l'époque antifasciste, la jeune Union soviétique était un élément essentiel. Il nous a été très, très, très difficile de nous libérer du mythe de la révolution d'Octobre. L'URSS était la base dynamique de la révolution mondiale. C'est un sentiment que je n'ai, par exemple, jamais éprouvé avec la révolution chinoise, dépourvue de toute dimension universelle. Même les bureaucrates soviétiques les plus sectaires et les plus cyniques ont infailliblement abondé au fonds de libération de l'Afrique du Sud, par exemple, bien qu'il n'eût alors aucune chance et qu'il n'eût pas plus de sens stratégique pour l'Union soviétique. Les Chinois n'ont jamais agi en dehors de la Chine, sauf, bien sûr, pour servir leurs propres intérêts.

Ensuite, les objectifs du communisme demeuraient, malgré les défaillances criantes de ses tentatives de réalisation. Ce n'est pas en raison de l'appui ou de l'idéalisation de l'Union soviétique que la motivation des communistes a perduré, mais par foi en l'émancipation. Et s'il n'y avait plus grand sens à être communiste après 1956 en Angleterre, la situation était tout à fait différente ailleurs. C'est après 1956 que le Parti communiste espagnol a accru ses effectifs pour devenir une force d'opposition à Franco ; et en Amérique latine, les intellectuels étaient trop occupés à préparer une révolution qui paraissait possible pour réagir à la révélation des crimes du stalinisme. En tout cas, la désintégration du Parti et de l'Internationale en 1956 ne peut pas s'analyser uniquement d'après la critique de la terreur stalinienne, même si elle nous a tous traumatisés. J'ajoute que nous aurions dû la découvrir plus tôt, faire plus attention, mais l'URSS incarnait la force antiréactionnaire. Même dans les années 45-50, Staline conservait une image de libérateur international acquise grâce à l'action de l'Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que c'était un tyran à l'intérieur de l'URSS. La dialectique était parfaitement tragique !

T. H. L'expérience soviétique est rejetée en bloc depuis sa chute, pour avoir été économiquement inefficace et totalitaire. De votre côté, vous rappelez souvent son influence positive sur le plan international, comme pour les luttes de libération nationale que vous évoquiez à l'instant. Pourriez-vous nous dire sur quels autres aspects cet appui, ce symbole que constituait l'URSS, a pesé favorablement ?

E. J. H. Pour nous, dans les pays de l'Ouest, surtout pendant la guerre froide, l'URSS était la superpuissance de l'avenir. Jusqu'à la fin des années 50, économistes et politiciens occidentaux pensaient même que le dynamisme de la Russie dépasserait celui de l'Occident ; nous éprouvons le même état d'âme actuellement face à la Chine. Mais, après 1960, il était absolument évident que ce ne serait pas le cas, bien au contraire. Même en URSS, on commençait à se rendre compte que l'économie ne fonctionnait pas très bien, les réformistes faisaient entendre leur voix.

Dans le tiers monde, l'URSS était d'abord la promesse de la libération du joug colonial, ensuite la voie d'un progrès économique non capitaliste plus abordable que le marché libre. Au cours des années 40-50, et même au-delà, l'URSS représentait un modèle de développement. Les Indes cherchaient ainsi à imiter cette économie planifiée bien qu'elles ne fussent pas communistes.

T. H. La planification économique était-elle plus adaptée aux besoins de pays émergents ?

E. J. H. Elle semblait en effet rendre possible le saut d'un pays agraire à l'industrialisation, comme l'avaient montré les plans quinquennaux. Ensuite, l'organisation soviétique de l'enseignement, l'émancipation, les mesures antiféodales séduisaient beaucoup de gens. Un de mes amis communiste indien qui fut ministre de Mme Gandhi envoyait, par exemple, ses fils étudier à Moscou. Il me disait régulièrement que l'Asie centrale soviétique était bien en avance sur le Cachemire. Cette fonction de modèle a perduré jusqu'à ce que des populations moye n - orientales tentent de l'appliquer à leurs propres États ; elles se sont alors heurtées à de farouches résistances.

C'est l'Afghanistan qui a marqué cette rupture. Jusqu'aux années 80, il s'était en grande partie inspiré du soviétisme. Lorsque les communistes y ont pris le pouvoir, ils ont entrepris de vastes réformes bénéfiques pour le pays. Un livre récent sur l'islam et le capitalisme revient d'ailleurs sur l'invasion de Brejnev et montre que c'est elle qui a tué les derniers espoirs de voir le monde musulman se tourner vers le socialisme plutôt que vers le capitalisme. La réaction islamiste, appuyée par les activismes états-unien et saoudien, a eu tôt fait d'effacer des mémoires que les gouvernements prosoviétiques de Kaboul ont électrifié le pays, mis sur pied une éducation féminine, des hôpitaux acceptables bien que primitifs, et certaines nécessités infrastructurelles comme l'eau potable et des routes dans des régions indiennes.

T. H. Au regard de ses formidables ressources naturelles, couplées à une organisation planifiée au premier abord pertinente, l'effondrement de l'URSS demeure assez étonnant. Qu'est-ce qui en rend raison selon vous ? La fossilisation de son économie ? Sa classe d'apparatchiks toute-puissante et corrompue ?

E. J. H. Pour commencer, le socialisme a été appliqué à des pays dont la situation rendait son succès très malaisé. Mais il accusait, en dehors de ces données conjoncturelles, des éléments structurels de faiblesse. D'abord, l'inflexibilité et le manque de dynamisme d'une économie centralisée. L'idéal d'une économie totalement planifiée s'est révélé irréalisable, aussi bien au cours de la modernité que dans des temps plus anciens. Elle n'est jamais parvenue à générer de dynamique intérieure. Et puis la technologie de la planification était si primitive au début du XXe siècle qu'elle était absolument impossible sans une explosion de la bureaucratie. Pour chaque ouvrier, c'est-à-dire pour chaque personne productive, l'URSS comptait au moins deux administrateurs. Ce serait aujourd'hui plus simple, grâce à l'automatisation et à l'informatique, mais tout de même !

À décharge, gardons à l'esprit que l'archétype originel de la planification était fondé sur les planifications de la Grande Guerre. Il n'a au fond jamais réussi à s'autonomiser de l'esprit de l'économie de guerre, qui veut que l'on mobilise toutes les forces disponibles pour atteindre un objectif prédéterminé. Mais, en temps de paix, une fois l'objectif atteint, que fait-on ? Il faut fixer un autre objectif, ou bien conserver le même. Il n'y a donc pas de dynamique interne qui continue à faire avancer : voilà la seconde faiblesse des économies planifiées. Elles se sont révélées très efficaces tant qu'il s'est agi de fournir les biens de première nécessité à la population. Mais, lorsque l'économie mondiale a évolué vers une économie de loisirs et que les gens ont désiré davantage qu'une nourriture en quantité suffisante, la sécurité sociale et un système éducatif performant, la planification n'était plus adaptée en raison de sa faible productivité.

La troisième faiblesse de ce système consistait à considérer la politique exclusivement en fonction du pouvoir et de la décision. La théorie politique se résumait à la manière de prendre le pouvoir, de le gérer et de le conserver. On pensait que procurer à manger au peuple garantissait la paix sociale, mais, à un certain moment, ça n'a plus suffi.

Au final, tous ces régimes se sont effondrés pour avoir perdu le contact avec le gros de la population à cause de leur conception léniniste de la politique. Il n'y avait aucune consultation réelle du peuple. Ils ont également sous-estimé le problème de l'hégémonie, en croyant qu'elle se réduisait à l'établissement du régime et à la censure de ses opposants. Une hégémonie ne s'impose pas de cette façon, il faut quelque chose de plus. Il est très révélateur que personne n'ait cherché à défendre ces États au moment de leur chute. Ils avaient promis beaucoup, donné certaines choses, mais n'ont jamais réussi à créer chez la masse un sentiment d'identification au système. C'est là, à mon avis, la faute rédhibitoire de l'idée léniniste du Parti, qui était avant tout une formation de cadres, de meneurs et de chefs, qui se désintéressait de la base.

T. H. Au sein des démocraties occidentales, les acquis sociaux des salariés (niveau de prestations sociales, conditions de travail) subissent les assauts répétés des gouvernements en place, appuyés en cela par le patronat, au nom de la rationalité économique. Pensez-vous que la disparition du contre-modèle soviétique ait laissé le champ libre à une sorte de contre-offensive sociale ? Plus largement, quelles conséquences politiques a générées ce naufrage ?

Depuis la chute du mur de Berlin, plus personne, même dans les rangs qui se disent socialistes, n'a osé dire qu'il fallait dépasser le capitalisme. Il a alors été possible aux gouvernements occidentaux d'imposer « réformes » et privatisations, d'affaiblir les organisations syndicales et de diminuer la protection sociale.

E. J. H. La première d'entre elles a d'abord été de produire une catastrophe humaine effroyable dans l'ancienne URSS, qui s'est vue dramatiquement paupérisée et démoralisée. L'espérance de vie des hommes y a baissé de dix ans en une décennie ! Cet état de choses est directement lié à la disparition de l'URSS et surtout à l'imposition d'une espèce d'extrémisme du marché libre.

Ensuite, elle a permis aux États-Unis de se considérer comme les patrons du monde et de mener leur propre politique sans aucune limite. Le résultat, absolument négatif, se dresse sous nos yeux : une situation de crise internationale et de guerres multiples. Sur un plan plus purement politique, elle a grandement affaibli non seulement les anciens communistes, mais aussi tous ceux qui croyaient au socialisme et à la possibilité de remplacer le capitalisme. Depuis la chute du mur de Berlin, plus personne, même dans les rangs qui se disent socialistes, n'a osé dire qu'il fallait dépasser le capitalisme. Le seul personnage public qui l'ait fait a été le pape polonais, viscéralement opposé au communisme, mais qui, en tant que bon catholique, ne pouvait accepter le capitalisme en l'état ! La gauche était démoralisée, et donc, pendant un temps, les riches n'ont plus eu peur du tout. Il a alors été possible aux gouvernements occidentaux, dont la majorité s'est convertie à cette espèce de théologie néolibérale de l'économie, d'imposer ses « réformes », ses privatisations, d'affaiblir les organisations syndicales et de diminuer la protection sociale, sans craindre aucunement de quelconques difficultés politiques.

Depuis, une nouvelle conjoncture a vu le jour à cause des crises économiques provoquées par cette espèce de turbo-capitalisme global qui a produit des résultats dramatiques dans certains pays du monde. Il a, du coup, réanimé un vaste mouvement de potentialités anticapitalistes, voire socialistes. Reste que ces groupes séculiers de défense des pauvres se mêlent, coexistent, mais ne parviennent pas, pour le moment, à se mettre en ordre au sein d'un espace de structuration efficace. Les conséquences de la disparition de l'URSS se révèlent donc, dans l'ensemble, assez négatives, même si, évidemment, les populations d'Europe de l'Est ont connu une amélioration de leur niveau de vie, et leurs intellectuels, une sorte de libération. Malgré tout, le système éducatif très performant mis en place par le communisme a périclité, tout comme le souci de protection de la culture, même si celle-ci était en partie officielle. Un récent rapport sur la Russie vient de montrer que l'ancienne intelligentsia russe avait survécu sous Lénine et sous l'Union soviétique pour s'éteindre sous Poutine !

T. H. Vous portez un regard très contrasté sur le siècle qui vient de s'achever. Vous le tenez pour le plus barbare que l'humanité ait connu, compte tenu de l'échelle, de la rationalité et de la sophistication des moyens techniques des massacres qui s'y sont perpétrés ; mais vous reconnaissez également qu'il a permis l'élévation considérable du niveau de vie de populations entières, au moins occidentales. C'est aussi le siècle de l'espoir de l'émancipation du prolétariat et du tiers-mondisme. Comment expliquez-vous de telles contradictions ?

E. J. H. C'est la contradiction permanente entre le progrès et le mode selon lequel il advient, sa réalisation historique. C'est là le noyau de l'analyse de Marx. Le capitalisme en action révolutionne tout et provoque de ce fait une situation conflictuelle. C'est tout l'esprit de la fameuse citation de Benjamin sur l'ange du progrès que je reproduis à la page 253 de L'Âge des extrêmes. À 1'époque, le capitalisme mondial semblait s'effondrer, et des révolutions considérables se préparer un peu partout ; le contraste était saisissant. Le problème historique principal, ce me semble, n'est pas la barbarie ou la terreur, dont la plus grande partie se situe entre 1914 et la mort de Staline, même à l'intérieur de l'URSS, mais l'accélération effrénée du progrès de tout, surtout dans la seconde moitié du siècle, que personne n'avait prévue. Les changements autrefois séculaires se sont réduits à des décennies, voire des années.

T. H. Cette rapidité fait-elle la violence de ces bouleversements ?

E. J. H. Les croissances démographique, mais surtout technologique et économique, accroissent la destruction de l'environnement par l'homme. Leur impact négatif, qui n'était même pas observé avant les années 70, ne peut plus être ignoré.

Le problème historique principal, n'est pas la barbarie ou la terreur, dont la plus grande partie se situe entre 1914 et la mort de Staline, même à l'intérieur de l'URSS, mais l'accélération effrénée du progrès de tout, que personne n'avait prévue. Les changements autre fois séculaires se sont réduits à des décennies, voire des années.

T. H. Géopolitiquement, le monde, devenu multipolaire, n'est plus dominé que par l'hyperpuissance états-unienne et par des puissances occidentales qui semblent aux abois et multiplient les mesures anti-immigrationnistes. Depuis quelques années, l'islam est revenu sur le devant de scène pour être montré du doigt comme facteur de terrorisme. Que vous inspire cette nouvelle situation ?

E. J. H. Le fait majeur de notre époque réside en effet dans le transfert du centre de gravité du monde de l'Occident vers l'Asie. Le tiers monde à proprement parler n'existe plus. Il a laissé la place à de grandes zones dont certaines évoluent hors de la base stricte du capitalisme occidental et acquièrent un poids politique grandissant.

Une grande partie de la politique des États-Unis reflète ce nouvel état de choses - ils sont au seuil du déclin, quand d'autres commencent à monter. L' élément anti-islamiste est particulier. C'est, avant tout, une façon de formuler une politique d'expansion, de néo-impérialisme, surtout au Moyen-Orient. En Europe, le problème est compliqué par celui de l'immigration en général. L'hostilité à l'immigration n'est pas imputable au grand capital ; au contraire, théoriquement, le capitalisme est favorable à une immigration totalement libre. Les États-Unis l'ont d'ailleurs pratiquement tolérée pendant des décennies. Si elle n'a pas réussi à s'imposer, c'est en grande partie dû à la résistance politique des populations, y compris ouvrières, qui la perçoivent comme une menace. L'armée de réserve du travail est devenue globale. Et les classes laborieuses, les employés craignent que leur niveau de vie très supérieur à celui de nombreuses parties du monde ne soit diminué.

Pour les immigrants des pays pauvres, rien de plus logique que de chercher du travail dans les pays où l'on gagne plus d'argent que les princes ! Ils viennent, parfois au prix d'immenses sacrifices, et nous les rejetons. Leur arrivée est d'autant plus mal vue qu'ils sont trop facilement amalgamés à certaines tendances fondamentalistes, expansionnistes, terroristes, etc. Or ces mouvements islamistes ne sont que les symptômes de la situation de crise dans laquelle se trouve actuellement le monde. Ils posent la question de sa résolution pérenne sans apporter aucune réponse. Il ne faut jamais oublier que l'islamisme terroriste reste une tendance minoritaire au sein de l'islam, même s'il influence quelques minorités jusqu'en Russie, et qu'il est quasi absent dans l'islam sud-asiatique.

T. H. Voyez-vous une nouvelle ligne de fracture nette entre le Nord et le Sud, comme entre l'Est et l'Ouest pendant la Guerre froide ? Si oui, le Sud est-il susceptible de se révolter, de s'organiser ? Les puissances occidentales sont-elles capables de modifier leurs pratiques commerciales ?

E. J. H. Il n'y a plus un seul Sud. En Amérique latine, par exemple, la révolte gronde principalement contre la puissance régionale dominante, les États-Unis, et d'autant plus que, pour des raisons historiques, la tradition socialiste, marxiste, révolutionnaire même, a subsisté et dispose d'une assez grande force. Deux ou trois en droits du monde se trouvent dans ce cas, comme l'Inde, où des partis communistes restent importants : ceux du Bengale de l'Ouest et du Kerala, que le Parti dirige actuellement. Les maoïstes du Népal sont sur le point de participer à un nouveau régime républicain. Le Sud, davantage en Amérique latine qu'aux Indes, offre donc quelques perspectives en termes progressistes traditionnels. La situation en Afrique demeure en grande partie tragique, sauf peut-être en Afrique du Sud, complètement transformée par l'indépendance. Le Parti communiste y a été très important et appuie le nouveau régime, mais ce qui va y advenir est imprévisible. Ailleurs, il n'est pas impossible que des mouvements progressistes émergent en Chine pour y contrer l'explosion des inégalités.

L'idéal marxiste de la pleine réalisation des potentialités de l'homme est devenu possible, il me semble, grâce à l'extraordinaire développement des forces de production.

Le fait est que le Parti communiste continue en tant que tel, même sil a partout abandonné l'idée d'une économie totalement planifiée. Certaines de ses idées subsistent et recèlent toujours une potentialité politique à l'intérieur du système, mais il est impossible de dire quoi que ce soit de leur futur... Ce serait pure spéculation.

T. H. Pensez-vous qu'il existe une chance pour que le socialisme renaisse, sous une forme ou sous une autre, e t redevienne une force qui compte, voire une organisation d'État ?

E. J. H. Oui, une organisation plus planifiée, plus étatiste que l'idéal capitaliste, a toutes les chances de voir le jour et de prospérer, puisque les problèmes auxquels se confronte le monde, comme celui de l'environnement, se trouvent hors de la sphère spontanée du système et de sa correction. Cela n'implique pas pour autant que ces États « étatistes » soient socialistes, même si des mouvements pour remplacer la société capitaliste sont en train de se développer en raison de 1'accroissement des inégalités sociales et économiques. Par ailleurs, ce nouveau turbo-capitalisme global génère des crises dont la véritable profondeur n'a pas encore été expérimentée dans les pays riches, à la différence de l'Argentine ou de la Corée. Le capitalisme avait cru pouvoir maîtriser ses fluctuations, alors qu'il ne fait que les exacerber. Les éléments qui montrent la nécessité de quelque chose de mieux se multiplient, mais la prise de conscience ne s'opère et ne s'organise que dans les parties du monde où le camp progressiste a établi des bases historiques. Ce n'est plus, pour le moment, un phénomène global.

En Europe, le potentiel des anciens mouvements communistes paraît trop faible pour occuper un rôle déterminant dans la politique, mais sait-on jamais ? En tout cas, ce qui est certain, c'est que le XXIe siècle sera de plus en plus dominé par les critiques du capitalisme, dont les défaillances ne feront que gagner en évidence dans les vingt ou trente prochaines années.

T. H. Pensez-vous toujours qu'il soit possible de dépasser le capitalisme ou que nous nous acheminons plutôt vers des aménagements, vers des corrections ?

E. J. H. À mon avis, nous serons contraints de le dépasser puisque sa logique aboutit à une espèce de désintégration de la société et de la biosphère. Si nous ne le remplaçons pas, l'avenir du monde s'annonce catastrophique. L'idéal marxiste de la pleine réalisation des potentialités de l'homme est devenu possible, il me semble, grâce à l'extraordinaire développement des forces de production. N'importe quel homme dispose aujourd'hui de voies de réalisation bien plus grandes que celles de son grand-père. Ce qui l'en empêche, c'est que le capitalisme fixe l'épanouissement humain dans la thésaurisation financière, le niveau de revenu, donc dans l'accélération de la production. Tant que cela prévaudra, ce rêve restera inaccessible : l'homme ne se réalise pas tant qu'il n'aspire qu'à améliorer sa vie matérielle.

T. H. D'un point de vue théorique, que manque-t-il selon vous à la gauche européenne et occidentale en général pour développer une force d'interprétation et de proposition aussi solide que l'était le marxisme ?

E. J. H. Comme analyse du monde, un marxisme émancipé de ses éléments historiques et théologiques reste essentiel. Il aurait tout intérêt à tenir beaucoup plus compte de dimensions négligées dans le passé, comme la culture, ce que Gramsci avait parfaitement perçu et préconisé, déjà, en son temps.

Quant aux propositions... La gauche a à inventer une nouvelle combinaison du public et du privé . Il lui faut trouver quelle forme serait utile, voire nécessaire. Enfin, la question de l'agent historique est à reposer. On a longtemps cru que le prolétariat serait celui de la transformation sociale, mais l'économie moderne l'ayant fragmenté, voire désintégré, il n'en est plus capable. Qui, désormais, pour assurer ce rôle ?

Haut du formulaire

recherche

Bas du formulaire

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article