La figure du héros dans l’imaginaire et dans le champ politique de l’Algérie contemporaine (1954-1995)*

Publié le par Mahi Ahmed

La figure du héros dans l'imaginaire et dans le champ politique de l'Algérie contemporaine (1954-1995)*

par Nadir Marouf (deuxième partie)

Suite et fin


Cinquième figure : le héros intrus se fait amant

La figure du héros se rétrécit encore pour s'incarner en un seul homme : Boumediène.  Celui-ci se donne pour objectif de se libérer de l'oligarchie grâce à laquelle il avait pris le pouvoir.

Il renforce et élargit la politique redistributive par le salariat ou par un système de dotations fort complexe, ce qui contribuera à assurer l'intégration politique des fonctionnaires, des ouvriers, des paysans et des étudiants.

A ce renforcement de l'allégeance dans la sphère publique, correspond celui qui s'opère dans la sphère privée : il s'agit précisément du discours à répétition de la réhabilitation de la femme algérienne. S'appuyant sur le fait qu'elle a fait ses preuves dans les maquis, il faudra reconnaître son droit à prendre part aux côtés des hommes «aux tâches d'édification nationale».

Cette reconnaissance s'exprimera à la fois sur le terrain politique (nomination de quelques femmes à des postes de commande), ainsi que sur le terrain économique recrutement progressif dans les administrations et dans les services, également dans les entreprises de confection ou portant sur les activités pour lesquelles les femmes sont jugées ergonomiquement aptes. Ce discours sur la promotion de la femme est resté, à l'instar du discours féiministe du pouvoir irakien, une vaste duperie. En effet, tous les travaux empiriques qui ont analysé les résultats de la féminisation des emplois ou de la situation faite à l femme dans le domaine du statut personnel montrent que la libéralité affirmée par le pouvoir est plus symbolique que réelle. Mais un tel symbole constitue en revanche ce qui émerge de l'iceberg.

C'est le comportement jugé féministe de l'Etat algérien et notamment du président Boumediène, qui a la plus grande visibilité si l'on en juge par les opinions exprimées par les femmes elles-mêmes.

Elles considèrent en l'occurrence que la place faite à la femme par l'Etat la libère quelque peu du père, des frères et du mari. L'image du héros est ainsi transfigurée progressivement en image de l'amant à distance. Ce sentiment d'intrusions dans les affaires intimes du couple ressenti par les mâles vis-à-vis du pouvoir était partagé par l'homme de la rue qui considérait que le pouvoir n'avait plus rien d'autre à faire que d'inciter les épouses et les filles à rompre les liens de fidélité et de respect qui caractérisaient la famille jusqu'alors(17).

A suivre



Note:

* Cette période dite de «légitimité révolutionnaire» dans sa phase de combat pour le recouvrement de la souveraineté puis dans sa phase d'indépendance acquise s'arrête à la consultation des urnes qui a permis à Monsieur Zeroual d'être le premier président élu. La période suivante procède d'une rationalité politique loin d'être terminée et nécessite pour cela plus de recul. Ce travail d'investigation est en cours pour une publication ultérieure. Le présent article est extrait d'un ouvrage collectif, paru aux éditions L'HARMATTAN en 1996, sous ma direction et celle de Noureddine SAADI («Normes, sexualité, reproduction - Hommage à Pierre Legendre»).

1- Ernest Gellner fait, avec Jacques Berque, figure de proue dans la modernisation des analyses sur le Maghreb. En marge des «Saints de l'Atlas» qui donnent lieu à une reformulation de la segmentarité, il s'agira surtout ici d'un ouvrage plus récent pour ce qui concerne l'approche globale du politique au Maghreb : «Nations et nationalisme». Paris, Payot, 1989 (208 pages). Notons enfin la co-direction scientifique par E.Gellner et J.C. Vatin d'une table ronde du CRESM (organisée à Aix, en juin 1974) sur «Islam et politique au Maghreb», dont les actes sont publiés sous ce titre aux éditions du CNRS, Paris, 1981.

2- Il s'agit plus de ses travaux sur le Maroc que sur l'Indonésie. Pour notre propos, on citera notamment son ouvrage de synthèse : «Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir», Paris, PUF, 1986.

3- Plus proche de la tradition wébérienne, John Waterhury inaugure, pour le Maghreb, l'anthropologie politique : Le commandeur des croyants - La monarchie marocaine et son élite», Paris, PUF, 1975. Dans la même perspective intellectuelle, il aut également signaler Eisenstadt («Post-Traditonal societes» - The Academy and Sciences, New-York, 1972) qui introduit le concept d'autocratie et de néopatrimonialité en ce qui concerne les formations sociales postcoloniales. Notons, par ailleurs, Bernard Lewis qui s'inscrit dans le même courant («Le langage politique de l'islam, Paris, Gallimard, 1988). Il faut ensuite signaler que le domaine de l'anthropologie historique a inspiré quelques pilotologues français, se situant en marge de l'approche institutionnelle de type positiviste. C'est le cas de deux auteurs, proches du CRESM (actuellement IREMAM) d'Aix-en-Provence : Jean Leca et Jean-Claude Vatin sciences politiques, 1975 et surtout

«Le système politique algérien» in : Réformes institutionnelles

et légitimation du pouvoir au Maghreb,

éd. CRESM-CNRS, Aix, 1979.

4- Jacques Berque, «Droit des terres et intégration sociale

au Maghreb», in : Cahiers internationaux de Sociologie,

N°XXV, Paris, 1958.

5- Pierre Clastres, «La société contre l'Etat», Paris, éd. de Minuit, 1974.

6- G.Ferrero «Les génies invisibles de la cité», Paris, Plon, 1945. L'auteur met en corrélation la propension à la peur de perdre la légitimité («perdre la face» dit-il) et la procédure mise en scène de la légitimité de la part du pouvoir politique. Cette perspective «ludique» est reprise plus tard par Gorges Balandier qui développe d'abord la problématique de «l'ambiguïté» («Sens et puissance», PUF, 1971 et «Anthropologie politique», PUF, 1967), de la «mise en scène» du politique ensuite, ce qui corrobore, d'une certaine manière, la thèse de G.Ferrero sur la violence légitime comme «exorcisme de la peur».

7- Dans «La volonté de savoir» (Gallimard, 1976), et surtout dans «Surveiller et punir - Naissance de la prison» (Gallimard, Coll. NRS, 1975) où Michel Foucault développe la métaphore du panoptique de BENTHAM, le pouvoir est délogé de son enveloppe politico-institutionnelle, pour être posé comme consubstantiel à toutes les formes relationnelles (rapports de sexe, d'âge, de filiation, d'autorité domestique ou professionnelle, etc), dans le sens où toutes

ces formes sont liées.

8- Gorges Balandier, op. cit (infra)

9- René Girard, «La violence et le sacré», éd. Grasset,

Pareis, 1972 et surtout «Le bouc-émissaire» éd. Grasset,

Paris, 1982.

10- Pierre Legendre, «L'amour du censeur - Essai sur l'odre dogmatique», coll. Le Champ Freudien, Paris, Seuil, 1974.

11- Il faut, à cet égard, et en dépit des balbutiements en la matière, rendre hommage à Fethi Benslama qui a su insuffler une dynamique fort orignale autour de la revue «Intersignes» qu'il dirige en France.

12- Cette réflexion se poursuit, depuis ces dernières années, aussi bien dans le cadre des recherches que je conduis au sein du CERFRESS («Les fondements antrhopologiques de la norme») que dans celui de mes séminaires de 3ème cycle.

13- Cette idée est développée dans «L'inestimable objet de la transmission», Leçon IV, Filiation, fondement, généraogie,

éd. Fayard, 1990.

14- En vérité, les prérogatives de l'Etat en matière de protection de l'enfant ne datent pas d'hier. Nous renvoyons ici, pour ce qui est de la France, à une série de textes contemporains de la 2ème et de la 3ème République.

-1841 : loi sur le travail des enfants.

-1874 : loi sur la mendicité enfantine

-1874 : loi Roussel qui accorde le droit de regard de l'autorité publique sur les enfants mis en nourrice hors du domicile.

-1882 : loi sur l'obligation scolaire

-24 juillet 1889 : loi sur la déchéance paternelle au profit de l'assistance publique sur les enfants mis en nourrice hors du domicile.

-19 avril 1898 : loi sur la protection des enfants

-27 juin 1904 : loi relative au service des enfants assistés

-22 juillet 1912 : loi qui institue le tribunal pour enfants et adolescents

- le décret loi du 30 octobre 1935 établit une mesure dite de «surveillance et d'assistance éducative».

-1935 : suppression de la correction paternelle

-27 juillet 1942 qui inspira l'ordonnance du 2 février 1945 aménageant une nouvelle justice pénale pour l'enfance délinquante.

Il faut rappeler néanmoins que le droit sur l'enfance qui se déplaçait implicitement du point de vue du paterfamilias, cède aujourd'hui le pas à un droit de l'enfance, y compris contre l'ordre familial, quand cela est jugé nécessaire. De ce point de vue, l'enfant est, d'une certaine manière, «sujet de droit».

15- Le Coran reprend, en gros, la tradition biblique en ce qui concerne l'eschatologie et le mythe d'origine, avec les périodisations sous-jacentes : le récit du partage du monde par les fils de Noé

est repris par Ibn Khaldoun quand il veut donner une paternité

aux peuples d'Afrique.

16- Termes exprimés par un paysan de Tawaghzout près de Frenda qui répondait à Jacques Berque (que j'accompagnais en juin 1970 pour son enquête sur al-wancharissi et al-maghili-al-mazûni en ce lieu où séjourna Ibn Khaldûl) en réponse à une question sur les propriétaires céréaliers environnants. Le fellah nous disait en effet : «Ces terres n'appartiennent pas aux Arabes, elles appartiennent à la houkouma».

17- Vers le milieu des années 70, il est curieux de remarquer, qu'aux yeux du citoyen de la rue, le seul projet visible, digne d'être érigé en événement pour avoir fait scandale, est précisément le projet de code de la famille.

La préoccupation majeure des mâles est liée à cet aspect de l'activisme politique, tandis que ni la gestion socialiste des entreprises, ni la Révolution agraire - lesquelles auraient fait couler

du sang ailleurs ou en d'autres circonstance ne semblaient

retenir autant d'attention.

Une anecdote, à l'appui de cette remarque concerne un chauffeur

de taxi qui le conduisait de l'aéroport d'Alger au ministère de l'Enseignement supérieur. Une fois passées les premières formules sur la pluie et le beau temps, il me confia : «Ce pays n'est plus vivable pour un homme digne de ce nom. Vous rendez-vous compte ? Un pouvoir qui n'a rien à faire que d'inciter nos femmes et nos filles à nous désobéir ! Bientôt, ma femme va prendre le taxi, et moi le tablier...(Propos recueillis en mars 1977).

 

 

Il faut rappeler à cet effet qu'un projet de code de la famille avait vu le jour en 1973. Il avait été fortement controversé en Assemblée nationale alors que des monuments juridiques de l'ampleur de l'ordonnance portant Révolution agraire ou de celle portant Gestion socialiste des entreprises qui devait être débattue à la même époque avait fait l'objet d'un unanimisme et d'un opportunisme béats. C'est dire que parmi toutes les grandes réformes, le projet de code de la famille apparaissait comme le véritable signe d'une division au sein de la société toute entière. C'est le seul projet qui fut pris au sérieux, car c'est le seul où les parlementaires ont été obligés de faire tomber leurs masques pour défendre «leur raison d'être». On comprendra alors pourquoi ce projet de code, qui n'était somme toute qu'un projet timide pour ce qui est de l'émancipation de la femme, a été renvoyé de cession en cession jusqu'en 1983, pour déboucher sur le code de 1984, qui, sous le règne de Chadli consacrera la primauté masculine et le retour au droit canon. Cependant, si le héros s'est fait amant, ce n'est pas tant par excès de libéralité que par jeu tactique qui consiste à réaliser et à élargir la structure de loyauté dans laquelle on avait déjà régenté une partie des travailleurs et d'une manière générale la «société salariale». Boumediène avait le projet d'asseoir sa légitimité sur un plébiscite populaire dans lequel les femmes représentaient la moitié des voix. Ce projet était à l'oeuvre dans un contexte où les alliances oligarchiques au sein de l'armée devenaient intolérables pour un homme qui estimait avoir obtenu un immense crédit à l'intérieur et à l'extérieur du pays.

 

Sixième figure : le «héros-nu»

La crise mondiale va avoir pour effet immédiat la chute du prix et des hydrocarbures et l'affaiblissement drastique des liquidités et donc des moyens de paiement dont l'Algérie pouvait disposer alors. Le volume les dépenses, qu'il s'agisse des investissements ou des options de faste pour assurer le prestige du «pays» et de son gouvernement au sein du tiers-monde, comme enfin la politique de redistribution au profit des agents sociaux (travailleurs, salariés et paysans), tout cela va nécessiter de sérieuses compressions.

Le compromis fait d'hypocrisie et d'opportunisme, dans lequel chacun retrouvait son compte quelle que soit sa position dans les rapports de distribution menace de s'effondrer, ce qui pose évidemment le problème de la paix sociale. En effet, si la rente a été utilisée par le pouvoir comme un moyen de régulation, il faut entendre celle-ci au sens large, c'est-à-dire de régulation économique et sociale, comme à celui de rente marchande et de rente patrimoniale.

Ces deux dimensions, rappelons-le, ne doivent pas être envisagées de façon autonome mais articulées, procédant l'une de l'autre. Ainsi, le prestige que Boumediène tirait de sa légitimité patrimoniale (le fils du peuple, le héros, etc) s'accroît et se reproduit sur base de légitimité dans la mesure où elle ne repose pas sur des bases contractuelles, c'est-à-dire démocratiques. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le bien-fondé de la sphère économique, de la logique de développement, etc. En l'absence de toute culture de développement, le discours et la pratique de la planification ont servi de leurre mimétique. A ce titre, nous avons affaire à une simulation économique aboutissant à l'enrichissement d'une fraction de la société, à la prise en charge partielle des citoyens pour une politique de subvention grâce à la rente, dans le seul but de maintenir la légitimité politique. Avec la désaffection marchande des hydrocarbures, tout ce dispositif devient caduque, fragile et la récession qu'a connue l'Algérie sur le plan de l'emploi est à la mesure de la salarisation massive et artificiellement entretenue des années fastes. Chadli a hérité d'un cadeau empoisonné. C'est pourquoi il a penché pour l'alternative d'une remise au goût du jour de la redistribution du capital symbolique, à défaut de pouvoir redistribuer des salaires. Mais cette redistribution symbolique avait fonctionné au lendemain de l'indépendance sur fond de patriotisme et de jihad nationaliste. Cette ressource est usée, plus de 70 % de la population algérienne n'avait pas connu la guerre, et ne se sent absolument pas concernée par les slogans des années 60. Acculé, le nouveau pouvoir va se mettre à «jouer la défense sur un terrain de foot». Il a ainsi donné son agrément au mouvement d'islamisation qui s'opérait alors. Mais, comme il ne voulait pas que le monopole du capital religieux lui échappe, il s'est mis à faire de l'excès de zèle et à être plus royaliste que le roi : construction de la somptueuse université islamique de Constantine, prolifération de centaines, voire de milliers de mosquées, au niveau de chaque quartier, de chaque village. Parallèlement, le pouvoir va prendre ses distances par rapport à ses clercs qui se situent dans la sphère de l'Etat. C'est ainsi que des mesures juridiques sont prises avec une rapidité extrême pour restructurer les entreprises, ensuite en prévoir l'autonomie se délester d'une partie des biens de l'Etat, notamment le parc immobilier. Si l'Etat entrepreneur laisse place à l'Etat arbitre, c'est pour prévenir en cas de crise grave contre toute tentative populaire de désigner le pouvoir comme responsable de l'échec économique. Dans les discours publics fortement médiatisés, le chef de l'Etat stigmatise les directeurs de banque et les chefs des entreprises, jadis directeurs de sociétés nationales, sur la responsabilité qui leur incombe depuis qu'ils sont désormais autonomes. Ainsi, tout s'organise pour que l'Etat se mette en retrait d'un système d'opposition qui va mettre face à face la société civile d'un côté, les cadres, c'est-à-dire les techno-bureaucrates de l'autre. L'Etat change de «religion» par décret puisque dans ce délestage, il ne s'agit ni plus ni moins que de fabriquer une nation libérale, économiquement aussi artificielle que la nation socialiste fabriquée par les pouvoirs précédents. Ce projet n'a pas abouti, car la contractualisation de la société ne peut pas ignorer les lois de l'histoire elle ne saurait s'épuiser dans le volontarisme politique et manoeuvrier, le fondement patrimonial de la légitimité est désormais ruiné, la contractualisation artificielle et bâclée n'a pas produit le contrat social, pas plus que le multipartisme de la dernière Constitution n'a produit la démocratie. La vague de froid était trop engagée et la brèche trop ouverte pour que la politique du colmatage put servir de remède. C'est ce qui vaudra à l'Algérie la fracture de 1988, et les retombées d'une crise sociale dans laquelle l'Etat est plus que jamais discrédité et irrémédiablement suspect. Cette saga des figures du héros national s'achève ainsi sur la figure du «roi nu» et bien au-delà, du héros «veuf et solitaire» (18).

 


Note :

18- Les élections présidentielles de décembre 1995 ont montré néanmoins que la majorité de la population veut s'en remettre à l'armée pour sa protection. L'image du FIS est largement entamée et le retournement de situation tout à fait conjoncturel indique aussi bien une réhabilitation probable de l'Etat, qu'un calcul tactique à court terme. Il est encore prématuré d'établir, à l'heure actuelle, un diagnostic sur les formes de socialisation en cours d'élaboration.

 

La figure du héros dans l'imaginaire et dans le champ politique de l'Algérie contemporaine (1954-1995)*

par Nadir Marouf (deuxième partie)

Suite et fin


Cinquième figure : le héros intrus se fait amant

La figure du héros se rétrécit encore pour s'incarner en un seul homme : Boumediène.  Celui-ci se donne pour objectif de se libérer de l'oligarchie grâce à laquelle il avait pris le pouvoir.

Il renforce et élargit la politique redistributive par le salariat ou par un système de dotations fort complexe, ce qui contribuera à assurer l'intégration politique des fonctionnaires, des ouvriers, des paysans et des étudiants.

A ce renforcement de l'allégeance dans la sphère publique, correspond celui qui s'opère dans la sphère privée : il s'agit précisément du discours à répétition de la réhabilitation de la femme algérienne. S'appuyant sur le fait qu'elle a fait ses preuves dans les maquis, il faudra reconnaître son droit à prendre part aux côtés des hommes «aux tâches d'édification nationale».

Cette reconnaissance s'exprimera à la fois sur le terrain politique (nomination de quelques femmes à des postes de commande), ainsi que sur le terrain économique recrutement progressif dans les administrations et dans les services, également dans les entreprises de confection ou portant sur les activités pour lesquelles les femmes sont jugées ergonomiquement aptes. Ce discours sur la promotion de la femme est resté, à l'instar du discours féiministe du pouvoir irakien, une vaste duperie. En effet, tous les travaux empiriques qui ont analysé les résultats de la féminisation des emplois ou de la situation faite à l femme dans le domaine du statut personnel montrent que la libéralité affirmée par le pouvoir est plus symbolique que réelle. Mais un tel symbole constitue en revanche ce qui émerge de l'iceberg.

C'est le comportement jugé féministe de l'Etat algérien et notamment du président Boumediène, qui a la plus grande visibilité si l'on en juge par les opinions exprimées par les femmes elles-mêmes.

Elles considèrent en l'occurrence que la place faite à la femme par l'Etat la libère quelque peu du père, des frères et du mari. L'image du héros est ainsi transfigurée progressivement en image de l'amant à distance. Ce sentiment d'intrusions dans les affaires intimes du couple ressenti par les mâles vis-à-vis du pouvoir était partagé par l'homme de la rue qui considérait que le pouvoir n'avait plus rien d'autre à faire que d'inciter les épouses et les filles à rompre les liens de fidélité et de respect qui caractérisaient la famille jusqu'alors(17).

A suivre



Note:

* Cette période dite de «légitimité révolutionnaire» dans sa phase de combat pour le recouvrement de la souveraineté puis dans sa phase d'indépendance acquise s'arrête à la consultation des urnes qui a permis à Monsieur Zeroual d'être le premier président élu. La période suivante procède d'une rationalité politique loin d'être terminée et nécessite pour cela plus de recul. Ce travail d'investigation est en cours pour une publication ultérieure. Le présent article est extrait d'un ouvrage collectif, paru aux éditions L'HARMATTAN en 1996, sous ma direction et celle de Noureddine SAADI («Normes, sexualité, reproduction - Hommage à Pierre Legendre»).

1- Ernest Gellner fait, avec Jacques Berque, figure de proue dans la modernisation des analyses sur le Maghreb. En marge des «Saints de l'Atlas» qui donnent lieu à une reformulation de la segmentarité, il s'agira surtout ici d'un ouvrage plus récent pour ce qui concerne l'approche globale du politique au Maghreb : «Nations et nationalisme». Paris, Payot, 1989 (208 pages). Notons enfin la co-direction scientifique par E.Gellner et J.C. Vatin d'une table ronde du CRESM (organisée à Aix, en juin 1974) sur «Islam et politique au Maghreb», dont les actes sont publiés sous ce titre aux éditions du CNRS, Paris, 1981.

2- Il s'agit plus de ses travaux sur le Maroc que sur l'Indonésie. Pour notre propos, on citera notamment son ouvrage de synthèse : «Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir», Paris, PUF, 1986.

3- Plus proche de la tradition wébérienne, John Waterhury inaugure, pour le Maghreb, l'anthropologie politique : Le commandeur des croyants - La monarchie marocaine et son élite», Paris, PUF, 1975. Dans la même perspective intellectuelle, il aut également signaler Eisenstadt («Post-Traditonal societes» - The Academy and Sciences, New-York, 1972) qui introduit le concept d'autocratie et de néopatrimonialité en ce qui concerne les formations sociales postcoloniales. Notons, par ailleurs, Bernard Lewis qui s'inscrit dans le même courant («Le langage politique de l'islam, Paris, Gallimard, 1988). Il faut ensuite signaler que le domaine de l'anthropologie historique a inspiré quelques pilotologues français, se situant en marge de l'approche institutionnelle de type positiviste. C'est le cas de deux auteurs, proches du CRESM (actuellement IREMAM) d'Aix-en-Provence : Jean Leca et Jean-Claude Vatin sciences politiques, 1975 et surtout

«Le système politique algérien» in : Réformes institutionnelles

et légitimation du pouvoir au Maghreb,

éd. CRESM-CNRS, Aix, 1979.

4- Jacques Berque, «Droit des terres et intégration sociale

au Maghreb», in : Cahiers internationaux de Sociologie,

N°XXV, Paris, 1958.

5- Pierre Clastres, «La société contre l'Etat», Paris, éd. de Minuit, 1974.

6- G.Ferrero «Les génies invisibles de la cité», Paris, Plon, 1945. L'auteur met en corrélation la propension à la peur de perdre la légitimité («perdre la face» dit-il) et la procédure mise en scène de la légitimité de la part du pouvoir politique. Cette perspective «ludique» est reprise plus tard par Gorges Balandier qui développe d'abord la problématique de «l'ambiguïté» («Sens et puissance», PUF, 1971 et «Anthropologie politique», PUF, 1967), de la «mise en scène» du politique ensuite, ce qui corrobore, d'une certaine manière, la thèse de G.Ferrero sur la violence légitime comme «exorcisme de la peur».

7- Dans «La volonté de savoir» (Gallimard, 1976), et surtout dans «Surveiller et punir - Naissance de la prison» (Gallimard, Coll. NRS, 1975) où Michel Foucault développe la métaphore du panoptique de BENTHAM, le pouvoir est délogé de son enveloppe politico-institutionnelle, pour être posé comme consubstantiel à toutes les formes relationnelles (rapports de sexe, d'âge, de filiation, d'autorité domestique ou professionnelle, etc), dans le sens où toutes

ces formes sont liées.

8- Gorges Balandier, op. cit (infra)

9- René Girard, «La violence et le sacré», éd. Grasset,

Pareis, 1972 et surtout «Le bouc-émissaire» éd. Grasset,

Paris, 1982.

10- Pierre Legendre, «L'amour du censeur - Essai sur l'odre dogmatique», coll. Le Champ Freudien, Paris, Seuil, 1974.

11- Il faut, à cet égard, et en dépit des balbutiements en la matière, rendre hommage à Fethi Benslama qui a su insuffler une dynamique fort orignale autour de la revue «Intersignes» qu'il dirige en France.

12- Cette réflexion se poursuit, depuis ces dernières années, aussi bien dans le cadre des recherches que je conduis au sein du CERFRESS («Les fondements antrhopologiques de la norme») que dans celui de mes séminaires de 3ème cycle.

13- Cette idée est développée dans «L'inestimable objet de la transmission», Leçon IV, Filiation, fondement, généraogie,

éd. Fayard, 1990.

14- En vérité, les prérogatives de l'Etat en matière de protection de l'enfant ne datent pas d'hier. Nous renvoyons ici, pour ce qui est de la France, à une série de textes contemporains de la 2ème et de la 3ème République.

-1841 : loi sur le travail des enfants.

-1874 : loi sur la mendicité enfantine

-1874 : loi Roussel qui accorde le droit de regard de l'autorité publique sur les enfants mis en nourrice hors du domicile.

-1882 : loi sur l'obligation scolaire

-24 juillet 1889 : loi sur la déchéance paternelle au profit de l'assistance publique sur les enfants mis en nourrice hors du domicile.

-19 avril 1898 : loi sur la protection des enfants

-27 juin 1904 : loi relative au service des enfants assistés

-22 juillet 1912 : loi qui institue le tribunal pour enfants et adolescents

- le décret loi du 30 octobre 1935 établit une mesure dite de «surveillance et d'assistance éducative».

-1935 : suppression de la correction paternelle

-27 juillet 1942 qui inspira l'ordonnance du 2 février 1945 aménageant une nouvelle justice pénale pour l'enfance délinquante.

Il faut rappeler néanmoins que le droit sur l'enfance qui se déplaçait implicitement du point de vue du paterfamilias, cède aujourd'hui le pas à un droit de l'enfance, y compris contre l'ordre familial, quand cela est jugé nécessaire. De ce point de vue, l'enfant est, d'une certaine manière, «sujet de droit».

15- Le Coran reprend, en gros, la tradition biblique en ce qui concerne l'eschatologie et le mythe d'origine, avec les périodisations sous-jacentes : le récit du partage du monde par les fils de Noé

est repris par Ibn Khaldoun quand il veut donner une paternité

aux peuples d'Afrique.

16- Termes exprimés par un paysan de Tawaghzout près de Frenda qui répondait à Jacques Berque (que j'accompagnais en juin 1970 pour son enquête sur al-wancharissi et al-maghili-al-mazûni en ce lieu où séjourna Ibn Khaldûl) en réponse à une question sur les propriétaires céréaliers environnants. Le fellah nous disait en effet : «Ces terres n'appartiennent pas aux Arabes, elles appartiennent à la houkouma».

17- Vers le milieu des années 70, il est curieux de remarquer, qu'aux yeux du citoyen de la rue, le seul projet visible, digne d'être érigé en événement pour avoir fait scandale, est précisément le projet de code de la famille.

La préoccupation majeure des mâles est liée à cet aspect de l'activisme politique, tandis que ni la gestion socialiste des entreprises, ni la Révolution agraire - lesquelles auraient fait couler

du sang ailleurs ou en d'autres circonstance ne semblaient

retenir autant d'attention.

Une anecdote, à l'appui de cette remarque concerne un chauffeur

de taxi qui le conduisait de l'aéroport d'Alger au ministère de l'Enseignement supérieur. Une fois passées les premières formules sur la pluie et le beau temps, il me confia : «Ce pays n'est plus vivable pour un homme digne de ce nom. Vous rendez-vous compte ? Un pouvoir qui n'a rien à faire que d'inciter nos femmes et nos filles à nous désobéir ! Bientôt, ma femme va prendre le taxi, et moi le tablier...(Propos recueillis en mars 1977).

 

 

Il faut rappeler à cet effet qu'un projet de code de la famille avait vu le jour en 1973. Il avait été fortement controversé en Assemblée nationale alors que des monuments juridiques de l'ampleur de l'ordonnance portant Révolution agraire ou de celle portant Gestion socialiste des entreprises qui devait être débattue à la même époque avait fait l'objet d'un unanimisme et d'un opportunisme béats. C'est dire que parmi toutes les grandes réformes, le projet de code de la famille apparaissait comme le véritable signe d'une division au sein de la société toute entière. C'est le seul projet qui fut pris au sérieux, car c'est le seul où les parlementaires ont été obligés de faire tomber leurs masques pour défendre «leur raison d'être». On comprendra alors pourquoi ce projet de code, qui n'était somme toute qu'un projet timide pour ce qui est de l'émancipation de la femme, a été renvoyé de cession en cession jusqu'en 1983, pour déboucher sur le code de 1984, qui, sous le règne de Chadli consacrera la primauté masculine et le retour au droit canon. Cependant, si le héros s'est fait amant, ce n'est pas tant par excès de libéralité que par jeu tactique qui consiste à réaliser et à élargir la structure de loyauté dans laquelle on avait déjà régenté une partie des travailleurs et d'une manière générale la «société salariale». Boumediène avait le projet d'asseoir sa légitimité sur un plébiscite populaire dans lequel les femmes représentaient la moitié des voix. Ce projet était à l'oeuvre dans un contexte où les alliances oligarchiques au sein de l'armée devenaient intolérables pour un homme qui estimait avoir obtenu un immense crédit à l'intérieur et à l'extérieur du pays.

 

Sixième figure : le «héros-nu»

La crise mondiale va avoir pour effet immédiat la chute du prix et des hydrocarbures et l'affaiblissement drastique des liquidités et donc des moyens de paiement dont l'Algérie pouvait disposer alors. Le volume les dépenses, qu'il s'agisse des investissements ou des options de faste pour assurer le prestige du «pays» et de son gouvernement au sein du tiers-monde, comme enfin la politique de redistribution au profit des agents sociaux (travailleurs, salariés et paysans), tout cela va nécessiter de sérieuses compressions.

Le compromis fait d'hypocrisie et d'opportunisme, dans lequel chacun retrouvait son compte quelle que soit sa position dans les rapports de distribution menace de s'effondrer, ce qui pose évidemment le problème de la paix sociale. En effet, si la rente a été utilisée par le pouvoir comme un moyen de régulation, il faut entendre celle-ci au sens large, c'est-à-dire de régulation économique et sociale, comme à celui de rente marchande et de rente patrimoniale.

Ces deux dimensions, rappelons-le, ne doivent pas être envisagées de façon autonome mais articulées, procédant l'une de l'autre. Ainsi, le prestige que Boumediène tirait de sa légitimité patrimoniale (le fils du peuple, le héros, etc) s'accroît et se reproduit sur base de légitimité dans la mesure où elle ne repose pas sur des bases contractuelles, c'est-à-dire démocratiques. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le bien-fondé de la sphère économique, de la logique de développement, etc. En l'absence de toute culture de développement, le discours et la pratique de la planification ont servi de leurre mimétique. A ce titre, nous avons affaire à une simulation économique aboutissant à l'enrichissement d'une fraction de la société, à la prise en charge partielle des citoyens pour une politique de subvention grâce à la rente, dans le seul but de maintenir la légitimité politique. Avec la désaffection marchande des hydrocarbures, tout ce dispositif devient caduque, fragile et la récession qu'a connue l'Algérie sur le plan de l'emploi est à la mesure de la salarisation massive et artificiellement entretenue des années fastes. Chadli a hérité d'un cadeau empoisonné. C'est pourquoi il a penché pour l'alternative d'une remise au goût du jour de la redistribution du capital symbolique, à défaut de pouvoir redistribuer des salaires. Mais cette redistribution symbolique avait fonctionné au lendemain de l'indépendance sur fond de patriotisme et de jihad nationaliste. Cette ressource est usée, plus de 70 % de la population algérienne n'avait pas connu la guerre, et ne se sent absolument pas concernée par les slogans des années 60. Acculé, le nouveau pouvoir va se mettre à «jouer la défense sur un terrain de foot». Il a ainsi donné son agrément au mouvement d'islamisation qui s'opérait alors. Mais, comme il ne voulait pas que le monopole du capital religieux lui échappe, il s'est mis à faire de l'excès de zèle et à être plus royaliste que le roi : construction de la somptueuse université islamique de Constantine, prolifération de centaines, voire de milliers de mosquées, au niveau de chaque quartier, de chaque village. Parallèlement, le pouvoir va prendre ses distances par rapport à ses clercs qui se situent dans la sphère de l'Etat. C'est ainsi que des mesures juridiques sont prises avec une rapidité extrême pour restructurer les entreprises, ensuite en prévoir l'autonomie se délester d'une partie des biens de l'Etat, notamment le parc immobilier. Si l'Etat entrepreneur laisse place à l'Etat arbitre, c'est pour prévenir en cas de crise grave contre toute tentative populaire de désigner le pouvoir comme responsable de l'échec économique. Dans les discours publics fortement médiatisés, le chef de l'Etat stigmatise les directeurs de banque et les chefs des entreprises, jadis directeurs de sociétés nationales, sur la responsabilité qui leur incombe depuis qu'ils sont désormais autonomes. Ainsi, tout s'organise pour que l'Etat se mette en retrait d'un système d'opposition qui va mettre face à face la société civile d'un côté, les cadres, c'est-à-dire les techno-bureaucrates de l'autre. L'Etat change de «religion» par décret puisque dans ce délestage, il ne s'agit ni plus ni moins que de fabriquer une nation libérale, économiquement aussi artificielle que la nation socialiste fabriquée par les pouvoirs précédents. Ce projet n'a pas abouti, car la contractualisation de la société ne peut pas ignorer les lois de l'histoire elle ne saurait s'épuiser dans le volontarisme politique et manoeuvrier, le fondement patrimonial de la légitimité est désormais ruiné, la contractualisation artificielle et bâclée n'a pas produit le contrat social, pas plus que le multipartisme de la dernière Constitution n'a produit la démocratie. La vague de froid était trop engagée et la brèche trop ouverte pour que la politique du colmatage put servir de remède. C'est ce qui vaudra à l'Algérie la fracture de 1988, et les retombées d'une crise sociale dans laquelle l'Etat est plus que jamais discrédité et irrémédiablement suspect. Cette saga des figures du héros national s'achève ainsi sur la figure du «roi nu» et bien au-delà, du héros «veuf et solitaire» (18).

 


Note :

18- Les élections présidentielles de décembre 1995 ont montré néanmoins que la majorité de la population veut s'en remettre à l'armée pour sa protection. L'image du FIS est largement entamée et le retournement de situation tout à fait conjoncturel indique aussi bien une réhabilitation probable de l'Etat, qu'un calcul tactique à court terme. Il est encore prématuré d'établir, à l'heure actuelle, un diagnostic sur les formes de socialisation en cours d'élaboration.

 

La figure du héros dans l'imaginaire et dans le champ politique de l'Algérie contemporaine (1954-1995)*

par Nadir Marouf (deuxième partie)

Suite et fin


Cinquième figure : le héros intrus se fait amant

La figure du héros se rétrécit encore pour s'incarner en un seul homme : Boumediène.  Celui-ci se donne pour objectif de se libérer de l'oligarchie grâce à laquelle il avait pris le pouvoir.

Il renforce et élargit la politique redistributive par le salariat ou par un système de dotations fort complexe, ce qui contribuera à assurer l'intégration politique des fonctionnaires, des ouvriers, des paysans et des étudiants.

A ce renforcement de l'allégeance dans la sphère publique, correspond celui qui s'opère dans la sphère privée : il s'agit précisément du discours à répétition de la réhabilitation de la femme algérienne. S'appuyant sur le fait qu'elle a fait ses preuves dans les maquis, il faudra reconnaître son droit à prendre part aux côtés des hommes «aux tâches d'édification nationale».

Cette reconnaissance s'exprimera à la fois sur le terrain politique (nomination de quelques femmes à des postes de commande), ainsi que sur le terrain économique recrutement progressif dans les administrations et dans les services, également dans les entreprises de confection ou portant sur les activités pour lesquelles les femmes sont jugées ergonomiquement aptes. Ce discours sur la promotion de la femme est resté, à l'instar du discours féiministe du pouvoir irakien, une vaste duperie. En effet, tous les travaux empiriques qui ont analysé les résultats de la féminisation des emplois ou de la situation faite à l femme dans le domaine du statut personnel montrent que la libéralité affirmée par le pouvoir est plus symbolique que réelle. Mais un tel symbole constitue en revanche ce qui émerge de l'iceberg.

C'est le comportement jugé féministe de l'Etat algérien et notamment du président Boumediène, qui a la plus grande visibilité si l'on en juge par les opinions exprimées par les femmes elles-mêmes.

Elles considèrent en l'occurrence que la place faite à la femme par l'Etat la libère quelque peu du père, des frères et du mari. L'image du héros est ainsi transfigurée progressivement en image de l'amant à distance. Ce sentiment d'intrusions dans les affaires intimes du couple ressenti par les mâles vis-à-vis du pouvoir était partagé par l'homme de la rue qui considérait que le pouvoir n'avait plus rien d'autre à faire que d'inciter les épouses et les filles à rompre les liens de fidélité et de respect qui caractérisaient la famille jusqu'alors(17).

A suivre



Note:

* Cette période dite de «légitimité révolutionnaire» dans sa phase de combat pour le recouvrement de la souveraineté puis dans sa phase d'indépendance acquise s'arrête à la consultation des urnes qui a permis à Monsieur Zeroual d'être le premier président élu. La période suivante procède d'une rationalité politique loin d'être terminée et nécessite pour cela plus de recul. Ce travail d'investigation est en cours pour une publication ultérieure. Le présent article est extrait d'un ouvrage collectif, paru aux éditions L'HARMATTAN en 1996, sous ma direction et celle de Noureddine SAADI («Normes, sexualité, reproduction - Hommage à Pierre Legendre»).

1- Ernest Gellner fait, avec Jacques Berque, figure de proue dans la modernisation des analyses sur le Maghreb. En marge des «Saints de l'Atlas» qui donnent lieu à une reformulation de la segmentarité, il s'agira surtout ici d'un ouvrage plus récent pour ce qui concerne l'approche globale du politique au Maghreb : «Nations et nationalisme». Paris, Payot, 1989 (208 pages). Notons enfin la co-direction scientifique par E.Gellner et J.C. Vatin d'une table ronde du CRESM (organisée à Aix, en juin 1974) sur «Islam et politique au Maghreb», dont les actes sont publiés sous ce titre aux éditions du CNRS, Paris, 1981.

2- Il s'agit plus de ses travaux sur le Maroc que sur l'Indonésie. Pour notre propos, on citera notamment son ouvrage de synthèse : «Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir», Paris, PUF, 1986.

3- Plus proche de la tradition wébérienne, John Waterhury inaugure, pour le Maghreb, l'anthropologie politique : Le commandeur des croyants - La monarchie marocaine et son élite», Paris, PUF, 1975. Dans la même perspective intellectuelle, il aut également signaler Eisenstadt («Post-Traditonal societes» - The Academy and Sciences, New-York, 1972) qui introduit le concept d'autocratie et de néopatrimonialité en ce qui concerne les formations sociales postcoloniales. Notons, par ailleurs, Bernard Lewis qui s'inscrit dans le même courant («Le langage politique de l'islam, Paris, Gallimard, 1988). Il faut ensuite signaler que le domaine de l'anthropologie historique a inspiré quelques pilotologues français, se situant en marge de l'approche institutionnelle de type positiviste. C'est le cas de deux auteurs, proches du CRESM (actuellement IREMAM) d'Aix-en-Provence : Jean Leca et Jean-Claude Vatin sciences politiques, 1975 et surtout

«Le système politique algérien» in : Réformes institutionnelles

et légitimation du pouvoir au Maghreb,

éd. CRESM-CNRS, Aix, 1979.

4- Jacques Berque, «Droit des terres et intégration sociale

au Maghreb», in : Cahiers internationaux de Sociologie,

N°XXV, Paris, 1958.

5- Pierre Clastres, «La société contre l'Etat», Paris, éd. de Minuit, 1974.

6- G.Ferrero «Les génies invisibles de la cité», Paris, Plon, 1945. L'auteur met en corrélation la propension à la peur de perdre la légitimité («perdre la face» dit-il) et la procédure mise en scène de la légitimité de la part du pouvoir politique. Cette perspective «ludique» est reprise plus tard par Gorges Balandier qui développe d'abord la problématique de «l'ambiguïté» («Sens et puissance», PUF, 1971 et «Anthropologie politique», PUF, 1967), de la «mise en scène» du politique ensuite, ce qui corrobore, d'une certaine manière, la thèse de G.Ferrero sur la violence légitime comme «exorcisme de la peur».

7- Dans «La volonté de savoir» (Gallimard, 1976), et surtout dans «Surveiller et punir - Naissance de la prison» (Gallimard, Coll. NRS, 1975) où Michel Foucault développe la métaphore du panoptique de BENTHAM, le pouvoir est délogé de son enveloppe politico-institutionnelle, pour être posé comme consubstantiel à toutes les formes relationnelles (rapports de sexe, d'âge, de filiation, d'autorité domestique ou professionnelle, etc), dans le sens où toutes

ces formes sont liées.

8- Gorges Balandier, op. cit (infra)

9- René Girard, «La violence et le sacré», éd. Grasset,

Pareis, 1972 et surtout «Le bouc-émissaire» éd. Grasset,

Paris, 1982.

10- Pierre Legendre, «L'amour du censeur - Essai sur l'odre dogmatique», coll. Le Champ Freudien, Paris, Seuil, 1974.

11- Il faut, à cet égard, et en dépit des balbutiements en la matière, rendre hommage à Fethi Benslama qui a su insuffler une dynamique fort orignale autour de la revue «Intersignes» qu'il dirige en France.

12- Cette réflexion se poursuit, depuis ces dernières années, aussi bien dans le cadre des recherches que je conduis au sein du CERFRESS («Les fondements antrhopologiques de la norme») que dans celui de mes séminaires de 3ème cycle.

13- Cette idée est développée dans «L'inestimable objet de la transmission», Leçon IV, Filiation, fondement, généraogie,

éd. Fayard, 1990.

14- En vérité, les prérogatives de l'Etat en matière de protection de l'enfant ne datent pas d'hier. Nous renvoyons ici, pour ce qui est de la France, à une série de textes contemporains de la 2ème et de la 3ème République.

-1841 : loi sur le travail des enfants.

-1874 : loi sur la mendicité enfantine

-1874 : loi Roussel qui accorde le droit de regard de l'autorité publique sur les enfants mis en nourrice hors du domicile.

-1882 : loi sur l'obligation scolaire

-24 juillet 1889 : loi sur la déchéance paternelle au profit de l'assistance publique sur les enfants mis en nourrice hors du domicile.

-19 avril 1898 : loi sur la protection des enfants

-27 juin 1904 : loi relative au service des enfants assistés

-22 juillet 1912 : loi qui institue le tribunal pour enfants et adolescents

- le décret loi du 30 octobre 1935 établit une mesure dite de «surveillance et d'assistance éducative».

-1935 : suppression de la correction paternelle

-27 juillet 1942 qui inspira l'ordonnance du 2 février 1945 aménageant une nouvelle justice pénale pour l'enfance délinquante.

Il faut rappeler néanmoins que le droit sur l'enfance qui se déplaçait implicitement du point de vue du paterfamilias, cède aujourd'hui le pas à un droit de l'enfance, y compris contre l'ordre familial, quand cela est jugé nécessaire. De ce point de vue, l'enfant est, d'une certaine manière, «sujet de droit».

15- Le Coran reprend, en gros, la tradition biblique en ce qui concerne l'eschatologie et le mythe d'origine, avec les périodisations sous-jacentes : le récit du partage du monde par les fils de Noé

est repris par Ibn Khaldoun quand il veut donner une paternité

aux peuples d'Afrique.

16- Termes exprimés par un paysan de Tawaghzout près de Frenda qui répondait à Jacques Berque (que j'accompagnais en juin 1970 pour son enquête sur al-wancharissi et al-maghili-al-mazûni en ce lieu où séjourna Ibn Khaldûl) en réponse à une question sur les propriétaires céréaliers environnants. Le fellah nous disait en effet : «Ces terres n'appartiennent pas aux Arabes, elles appartiennent à la houkouma».

17- Vers le milieu des années 70, il est curieux de remarquer, qu'aux yeux du citoyen de la rue, le seul projet visible, digne d'être érigé en événement pour avoir fait scandale, est précisément le projet de code de la famille.

La préoccupation majeure des mâles est liée à cet aspect de l'activisme politique, tandis que ni la gestion socialiste des entreprises, ni la Révolution agraire - lesquelles auraient fait couler

du sang ailleurs ou en d'autres circonstance ne semblaient

retenir autant d'attention.

Une anecdote, à l'appui de cette remarque concerne un chauffeur

de taxi qui le conduisait de l'aéroport d'Alger au ministère de l'Enseignement supérieur. Une fois passées les premières formules sur la pluie et le beau temps, il me confia : «Ce pays n'est plus vivable pour un homme digne de ce nom. Vous rendez-vous compte ? Un pouvoir qui n'a rien à faire que d'inciter nos femmes et nos filles à nous désobéir ! Bientôt, ma femme va prendre le taxi, et moi le tablier...(Propos recueillis en mars 1977).

 

 

Il faut rappeler à cet effet qu'un projet de code de la famille avait vu le jour en 1973. Il avait été fortement controversé en Assemblée nationale alors que des monuments juridiques de l'ampleur de l'ordonnance portant Révolution agraire ou de celle portant Gestion socialiste des entreprises qui devait être débattue à la même époque avait fait l'objet d'un unanimisme et d'un opportunisme béats. C'est dire que parmi toutes les grandes réformes, le projet de code de la famille apparaissait comme le véritable signe d'une division au sein de la société toute entière. C'est le seul projet qui fut pris au sérieux, car c'est le seul où les parlementaires ont été obligés de faire tomber leurs masques pour défendre «leur raison d'être». On comprendra alors pourquoi ce projet de code, qui n'était somme toute qu'un projet timide pour ce qui est de l'émancipation de la femme, a été renvoyé de cession en cession jusqu'en 1983, pour déboucher sur le code de 1984, qui, sous le règne de Chadli consacrera la primauté masculine et le retour au droit canon. Cependant, si le héros s'est fait amant, ce n'est pas tant par excès de libéralité que par jeu tactique qui consiste à réaliser et à élargir la structure de loyauté dans laquelle on avait déjà régenté une partie des travailleurs et d'une manière générale la «société salariale». Boumediène avait le projet d'asseoir sa légitimité sur un plébiscite populaire dans lequel les femmes représentaient la moitié des voix. Ce projet était à l'oeuvre dans un contexte où les alliances oligarchiques au sein de l'armée devenaient intolérables pour un homme qui estimait avoir obtenu un immense crédit à l'intérieur et à l'extérieur du pays.

 

Sixième figure : le «héros-nu»

La crise mondiale va avoir pour effet immédiat la chute du prix et des hydrocarbures et l'affaiblissement drastique des liquidités et donc des moyens de paiement dont l'Algérie pouvait disposer alors. Le volume les dépenses, qu'il s'agisse des investissements ou des options de faste pour assurer le prestige du «pays» et de son gouvernement au sein du tiers-monde, comme enfin la politique de redistribution au profit des agents sociaux (travailleurs, salariés et paysans), tout cela va nécessiter de sérieuses compressions.

Le compromis fait d'hypocrisie et d'opportunisme, dans lequel chacun retrouvait son compte quelle que soit sa position dans les rapports de distribution menace de s'effondrer, ce qui pose évidemment le problème de la paix sociale. En effet, si la rente a été utilisée par le pouvoir comme un moyen de régulation, il faut entendre celle-ci au sens large, c'est-à-dire de régulation économique et sociale, comme à celui de rente marchande et de rente patrimoniale.

Ces deux dimensions, rappelons-le, ne doivent pas être envisagées de façon autonome mais articulées, procédant l'une de l'autre. Ainsi, le prestige que Boumediène tirait de sa légitimité patrimoniale (le fils du peuple, le héros, etc) s'accroît et se reproduit sur base de légitimité dans la mesure où elle ne repose pas sur des bases contractuelles, c'est-à-dire démocratiques. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le bien-fondé de la sphère économique, de la logique de développement, etc. En l'absence de toute culture de développement, le discours et la pratique de la planification ont servi de leurre mimétique. A ce titre, nous avons affaire à une simulation économique aboutissant à l'enrichissement d'une fraction de la société, à la prise en charge partielle des citoyens pour une politique de subvention grâce à la rente, dans le seul but de maintenir la légitimité politique. Avec la désaffection marchande des hydrocarbures, tout ce dispositif devient caduque, fragile et la récession qu'a connue l'Algérie sur le plan de l'emploi est à la mesure de la salarisation massive et artificiellement entretenue des années fastes. Chadli a hérité d'un cadeau empoisonné. C'est pourquoi il a penché pour l'alternative d'une remise au goût du jour de la redistribution du capital symbolique, à défaut de pouvoir redistribuer des salaires. Mais cette redistribution symbolique avait fonctionné au lendemain de l'indépendance sur fond de patriotisme et de jihad nationaliste. Cette ressource est usée, plus de 70 % de la population algérienne n'avait pas connu la guerre, et ne se sent absolument pas concernée par les slogans des années 60. Acculé, le nouveau pouvoir va se mettre à «jouer la défense sur un terrain de foot». Il a ainsi donné son agrément au mouvement d'islamisation qui s'opérait alors. Mais, comme il ne voulait pas que le monopole du capital religieux lui échappe, il s'est mis à faire de l'excès de zèle et à être plus royaliste que le roi : construction de la somptueuse université islamique de Constantine, prolifération de centaines, voire de milliers de mosquées, au niveau de chaque quartier, de chaque village. Parallèlement, le pouvoir va prendre ses distances par rapport à ses clercs qui se situent dans la sphère de l'Etat. C'est ainsi que des mesures juridiques sont prises avec une rapidité extrême pour restructurer les entreprises, ensuite en prévoir l'autonomie se délester d'une partie des biens de l'Etat, notamment le parc immobilier. Si l'Etat entrepreneur laisse place à l'Etat arbitre, c'est pour prévenir en cas de crise grave contre toute tentative populaire de désigner le pouvoir comme responsable de l'échec économique. Dans les discours publics fortement médiatisés, le chef de l'Etat stigmatise les directeurs de banque et les chefs des entreprises, jadis directeurs de sociétés nationales, sur la responsabilité qui leur incombe depuis qu'ils sont désormais autonomes. Ainsi, tout s'organise pour que l'Etat se mette en retrait d'un système d'opposition qui va mettre face à face la société civile d'un côté, les cadres, c'est-à-dire les techno-bureaucrates de l'autre. L'Etat change de «religion» par décret puisque dans ce délestage, il ne s'agit ni plus ni moins que de fabriquer une nation libérale, économiquement aussi artificielle que la nation socialiste fabriquée par les pouvoirs précédents. Ce projet n'a pas abouti, car la contractualisation de la société ne peut pas ignorer les lois de l'histoire elle ne saurait s'épuiser dans le volontarisme politique et manoeuvrier, le fondement patrimonial de la légitimité est désormais ruiné, la contractualisation artificielle et bâclée n'a pas produit le contrat social, pas plus que le multipartisme de la dernière Constitution n'a produit la démocratie. La vague de froid était trop engagée et la brèche trop ouverte pour que la politique du colmatage put servir de remède. C'est ce qui vaudra à l'Algérie la fracture de 1988, et les retombées d'une crise sociale dans laquelle l'Etat est plus que jamais discrédité et irrémédiablement suspect. Cette saga des figures du héros national s'achève ainsi sur la figure du «roi nu» et bien au-delà, du héros «veuf et solitaire» (18).

 


Note :

18- Les élections présidentielles de décembre 1995 ont montré néanmoins que la majorité de la population veut s'en remettre à l'armée pour sa protection. L'image du FIS est largement entamée et le retournement de situation tout à fait conjoncturel indique aussi bien une réhabilitation probable de l'Etat, qu'un calcul tactique à court terme. Il est encore prématuré d'établir, à l'heure actuelle, un diagnostic sur les formes de socialisation en cours d'élaboration.

 

 

Publié dans Economie et société

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