Les leçons toujours actuelles de Karl Marx l’oublié
Les leçons toujours actuelles de Karl Marx l'oublié
La crise majeure que traverse le capitalisme aujourd'hui mondialisé donne l'occasion de vérifier la pertinence des analyses de l'auteur du Capital, à la fois philosophe, économiste et anthropologue.
« Si Marx s'impose comme un
des penseurs "indépassables"
de notre époque, c'est aussi,
et surtout, parce qu'il a été
le premier à déceler la dynamique intrinsèque du capitalisme. »
Ces mots ne sont pas d'un obscur épigone du marxisme d'avant le déluge, mais d'Alain Minc, l'homme d'affaires, essayiste et conseiller très écouté du grand patronat, dans
un entretien que publiait récemment le Magazine littéraire (1). La revue, qui n'hésite pas à consacrer
une trentaine de pages à l'oeuvre
de Marx, s'y interroge sur ce qu'elle appelle « les raisons d'une renaissance ». Comme le remarque de son côté, avec humour, l'historien britannique Eric Hobsbawn, « ce sont les capitalistes plus que les autres qui sont en train de redécouvrir Marx », tel cet autre financier et politicien libéral George Soros, qui lui confiait récemment : « Je suis en train de lire Marx, il y a beaucoup de choses intéressantes dans ce qu'il a dit ! » Marx qu'on avait dit mort
et enterré depuis longtemps, remis au goût du jour par la crise mondiale du capitalisme, cela peut paraître paradoxal. Mais est-ce tellement étrange ? « Il n'est pas surprenant que les capitalistes intelligents, spécialement dans le secteur financier globalisé, aient été impressionnés par Marx, remarque Hobsbawn, puisqu'ils ont nécessairement été plus conscients que les autres de la nature et de l'instabilité de l'économie capitaliste dans laquelle ils opéraient » (2).
Bien entendu il ne faut pas attendre de ces capitalistes qu'ils renoncent au système qui les a faits rois et qui leur donne prise sur la société tout entière : ils ne vont pas se convertir de sitôt au socialisme. Là n'est pas leur intérêt, bien au contraire, l'idée qu'ils puissent tirer davantage
de profit pour eux-mêmes de cette période de crise qui amplifie les risques tout en aiguisant les appétits spéculatifs ne les abandonne certainement pas, George Soros en tête... C'est en quelque sorte la loi du genre, la loi du système de domination bourgeoise que Marx et Engels dépeignent déjà dans le Manifeste du parti communiste en 1848, bien avant le grand oeuvre du Capital (1867) comme une période
de « bouleversement continuel
de la production », de « constant ébranlement de tout le système social » d'« agitation » et d'« insécurité perpétuelle » qui la distingue de toutes les précédentes.
Marx une boussole pour se repérer dans
la crise ? Le fait est, remarque l'économiste Jean-Marie Harribey, « qu'on pourrait dresser une liste impressionnante
de publications inféodées aux intérêts
du capital, qui font appel au Marx critique du capitalisme pour essayer d'y voir clair dans les soubresauts de leur propre système ». Ainsi, du Financial Times
au Wall Street Journal, en passant par
The Economist et The Daily Telegraph
de Londres qui écrit : « Le 13 octobre 2008 restera dans l'histoire comme le jour où le système capitaliste britannique a reconnu avoir échoué », des commentateurs sont contraints de constater que la sacro-sainte loi du marché, poursuit Harribey,
« s'est révélée incapable d'assurer équilibre, stabilité, prospérité et équité »
et que Marx, somme toute, avait été assez perspicace. « Il est urgent de redécouvrir cette pensée qu'on réduit trop souvent
à quelques formules célèbres », souligne pour sa part le journaliste Patrice Bollon, coordinateur du dossier du Magazine littéraire. Marx redevient un recours pour décrypter une globalisation « qui multiplie les destructions d'emplois et fait exploser les inégalités entre les pays et, à l'intérieur de ceux-ci, entre les classes ».
Une globalisation qui se présente comme une succession de bulles spéculatives, entraînant la paupérisation d'une couche grandissante de la population.
Dans ce contexte, par-delà les différences historiques qui rendent illusoire toute transposition directe des situations
d'un siècle à l'autree, Karl Marx retrouve
une nouvelle jeunesse. Mais « quel Marx », interroge encore la revue, « l'économiste,
le sociologue, le philosophe, le militant politique ? ». Pourquoi vouloir absolument choisir ? Et si c'était la variété
de ces « casquettes », leur superposition, leur connexion, qui font précisément
la brûlante perspicacité d'un penseur hors normes ? Marx s'est en effet efforcé
de décrypter à la fois le mouvement
de l'histoire, l'économie, la production,
la valeur, le capital, la force de travail, l'argent, la marchandise, la consommation, le crédit, les rapports sociaux, les luttes
de classes, mais aussi l'exploitation, l'aliénation, l'individualisation,
la possibilité de l'émancipation
et d'un dépassement
des dominations comme autant
de moments d'un tout, d'une série de contradictions en perpétuelle évolution qui permettent
de caractériser précisément la singularité, la spécificité d'un mode de production à tel ou tel moment précis de l'histoire humaine. C'est cette approche des contradictions qui permet de comprendre pourquoi le capital mondialisé
et financiarisé pousse aujourd'hui logique de rentabilité
à son paroxysme, et pourquoi
le capitalisme, comme l'indique l'économiste communiste Paul Boccara (3), est aujourd'hui « un capitalisme au carré », système qui fait prédominer l'argent pour faire plus d'argent contre la vie des gens, situation d'ailleurs irréversible,
qui interdit d'envisager un retour
au « capitalisme de grand-papa ».
« La crise a éclaté dans la sphère
du crédit, mais sa puissance dévastatrice s'est formée dans celle de la production avec le partage sans cesse plus inégal des valeurs ajoutées entre travail et capital », remarque pour sa part le philosophe Lucien Sève dans un article publié par le Monde diplomatique (4).
Et de nous rappeler ce texte éclairant de Marx (livre I du Capital) : « Tous les moyens qui visent à développer la production se renversent
en moyens de domination et d'exploitation du producteur », (...) « l'accumulation de richesses
à un pôle » a pour envers
« une accumulation proportionnelle de misère » à l'autre pôle,
d'où renaissent, poursuit Sève,
« les prémices de crises bancaires
et commerciales violentes ». Parce que la crise est systémique, elle ne peut que se reproduire et s'aggraver. C'est pourquoi, se contenter de mettre à l'origine de la crise l'excès de volatilité des produits financiers sophistiqués, la nécessité d'une « régulation » de la finance et de bien pauvre efficacité. « Moraliser »
le capitalisme, lui restituer
de la « transparence », comme le suggère Nicolas Sarkozy, c'est de la poudre aux yeux si l'on ne s'attaque pas à la logique même du système : la dictature de la finance,
la recherche du profit maximum. « Face à un système dont la flagrante incapacité à se réguler nous coûte un prix exorbitant, il faut, à suivre Marx, engager sans délai
le dépassement du capitalisme, longue marche vers une autre organisation sociale, où les humains, en des formes neuves d'association, contrôleront ensemble leur puissance sociale devenues folle », insiste Lucien Sève. Là réside encore une leçon toujours actuelle de Karl Marx l'oublié.
(1) Nº 479, octobre 2008.
(2) Entretien publié par le Centre helvétique d'études marxistes, le 17 octobre 2008 (www.chemarx.org).
(3) L'Humanité du 16 octobre.
(4) Décembre 2008.
Lucien Degoy
Les leçons toujours actuelles de Karl Marx l'oublié
La crise majeure que traverse le capitalisme aujourd'hui mondialisé donne l'occasion de vérifier la pertinence des analyses de l'auteur du Capital, à la fois philosophe, économiste et anthropologue.
« Si Marx s'impose comme un
des penseurs "indépassables"
de notre époque, c'est aussi,
et surtout, parce qu'il a été
le premier à déceler la dynamique intrinsèque du capitalisme. »
Ces mots ne sont pas d'un obscur épigone du marxisme d'avant le déluge, mais d'Alain Minc, l'homme d'affaires, essayiste et conseiller très écouté du grand patronat, dans
un entretien que publiait récemment le Magazine littéraire (1). La revue, qui n'hésite pas à consacrer
une trentaine de pages à l'oeuvre
de Marx, s'y interroge sur ce qu'elle appelle « les raisons d'une renaissance ». Comme le remarque de son côté, avec humour, l'historien britannique Eric Hobsbawn, « ce sont les capitalistes plus que les autres qui sont en train de redécouvrir Marx », tel cet autre financier et politicien libéral George Soros, qui lui confiait récemment : « Je suis en train de lire Marx, il y a beaucoup de choses intéressantes dans ce qu'il a dit ! » Marx qu'on avait dit mort
et enterré depuis longtemps, remis au goût du jour par la crise mondiale du capitalisme, cela peut paraître paradoxal. Mais est-ce tellement étrange ? « Il n'est pas surprenant que les capitalistes intelligents, spécialement dans le secteur financier globalisé, aient été impressionnés par Marx, remarque Hobsbawn, puisqu'ils ont nécessairement été plus conscients que les autres de la nature et de l'instabilité de l'économie capitaliste dans laquelle ils opéraient » (2).
Bien entendu il ne faut pas attendre de ces capitalistes qu'ils renoncent au système qui les a faits rois et qui leur donne prise sur la société tout entière : ils ne vont pas se convertir de sitôt au socialisme. Là n'est pas leur intérêt, bien au contraire, l'idée qu'ils puissent tirer davantage
de profit pour eux-mêmes de cette période de crise qui amplifie les risques tout en aiguisant les appétits spéculatifs ne les abandonne certainement pas, George Soros en tête... C'est en quelque sorte la loi du genre, la loi du système de domination bourgeoise que Marx et Engels dépeignent déjà dans le Manifeste du parti communiste en 1848, bien avant le grand oeuvre du Capital (1867) comme une période
de « bouleversement continuel
de la production », de « constant ébranlement de tout le système social » d'« agitation » et d'« insécurité perpétuelle » qui la distingue de toutes les précédentes.
Marx une boussole pour se repérer dans
la crise ? Le fait est, remarque l'économiste Jean-Marie Harribey, « qu'on pourrait dresser une liste impressionnante
de publications inféodées aux intérêts
du capital, qui font appel au Marx critique du capitalisme pour essayer d'y voir clair dans les soubresauts de leur propre système ». Ainsi, du Financial Times
au Wall Street Journal, en passant par
The Economist et The Daily Telegraph
de Londres qui écrit : « Le 13 octobre 2008 restera dans l'histoire comme le jour où le système capitaliste britannique a reconnu avoir échoué », des commentateurs sont contraints de constater que la sacro-sainte loi du marché, poursuit Harribey,
« s'est révélée incapable d'assurer équilibre, stabilité, prospérité et équité »
et que Marx, somme toute, avait été assez perspicace. « Il est urgent de redécouvrir cette pensée qu'on réduit trop souvent
à quelques formules célèbres », souligne pour sa part le journaliste Patrice Bollon, coordinateur du dossier du Magazine littéraire. Marx redevient un recours pour décrypter une globalisation « qui multiplie les destructions d'emplois et fait exploser les inégalités entre les pays et, à l'intérieur de ceux-ci, entre les classes ».
Une globalisation qui se présente comme une succession de bulles spéculatives, entraînant la paupérisation d'une couche grandissante de la population.
Dans ce contexte, par-delà les différences historiques qui rendent illusoire toute transposition directe des situations
d'un siècle à l'autree, Karl Marx retrouve
une nouvelle jeunesse. Mais « quel Marx », interroge encore la revue, « l'économiste,
le sociologue, le philosophe, le militant politique ? ». Pourquoi vouloir absolument choisir ? Et si c'était la variété
de ces « casquettes », leur superposition, leur connexion, qui font précisément
la brûlante perspicacité d'un penseur hors normes ? Marx s'est en effet efforcé
de décrypter à la fois le mouvement
de l'histoire, l'économie, la production,
la valeur, le capital, la force de travail, l'argent, la marchandise, la consommation, le crédit, les rapports sociaux, les luttes
de classes, mais aussi l'exploitation, l'aliénation, l'individualisation,
la possibilité de l'émancipation
et d'un dépassement
des dominations comme autant
de moments d'un tout, d'une série de contradictions en perpétuelle évolution qui permettent
de caractériser précisément la singularité, la spécificité d'un mode de production à tel ou tel moment précis de l'histoire humaine. C'est cette approche des contradictions qui permet de comprendre pourquoi le capital mondialisé
et financiarisé pousse aujourd'hui logique de rentabilité
à son paroxysme, et pourquoi
le capitalisme, comme l'indique l'économiste communiste Paul Boccara (3), est aujourd'hui « un capitalisme au carré », système qui fait prédominer l'argent pour faire plus d'argent contre la vie des gens, situation d'ailleurs irréversible,
qui interdit d'envisager un retour
au « capitalisme de grand-papa ».
« La crise a éclaté dans la sphère
du crédit, mais sa puissance dévastatrice s'est formée dans celle de la production avec le partage sans cesse plus inégal des valeurs ajoutées entre travail et capital », remarque pour sa part le philosophe Lucien Sève dans un article publié par le Monde diplomatique (4).
Et de nous rappeler ce texte éclairant de Marx (livre I du Capital) : « Tous les moyens qui visent à développer la production se renversent
en moyens de domination et d'exploitation du producteur », (...) « l'accumulation de richesses
à un pôle » a pour envers
« une accumulation proportionnelle de misère » à l'autre pôle,
d'où renaissent, poursuit Sève,
« les prémices de crises bancaires
et commerciales violentes ». Parce que la crise est systémique, elle ne peut que se reproduire et s'aggraver. C'est pourquoi, se contenter de mettre à l'origine de la crise l'excès de volatilité des produits financiers sophistiqués, la nécessité d'une « régulation » de la finance et de bien pauvre efficacité. « Moraliser »
le capitalisme, lui restituer
de la « transparence », comme le suggère Nicolas Sarkozy, c'est de la poudre aux yeux si l'on ne s'attaque pas à la logique même du système : la dictature de la finance,
la recherche du profit maximum. « Face à un système dont la flagrante incapacité à se réguler nous coûte un prix exorbitant, il faut, à suivre Marx, engager sans délai
le dépassement du capitalisme, longue marche vers une autre organisation sociale, où les humains, en des formes neuves d'association, contrôleront ensemble leur puissance sociale devenues folle », insiste Lucien Sève. Là réside encore une leçon toujours actuelle de Karl Marx l'oublié.
(1) Nº 479, octobre 2008.
(2) Entretien publié par le Centre helvétique d'études marxistes, le 17 octobre 2008 (www.chemarx.org).
(3) L'Humanité du 16 octobre.
(4) Décembre 2008.
Lucien Degoy