Crise, renouveau et limites de la social-démocratie
Sociologie
Retour sur les fondements théoriques du "social-libéralisme"
Crise, renouveau et limites de la social-démocratie
par Jean Lojkine
Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS.
Il vaut la peine de lire ou de relire Anthony Giddens, certainement l'un des meilleurs sociologues britanniques vivants, mais surtout le maître à penser de Tony Blair. Il faut lire son livre de 1994 (Beyond Left and Right) et son livre plus politique de 1999 :The Third Way [1].
La force de son argumentation tient à mon avis dans sa capacité à relier la révolution des rapports homme/femme, des rapports intergénérationnels (avec la montée de l'aspiration à l'autonomie individuelle dans la nouvelle génération) et la crise du welfare state qu'il met sur le même plan que la crise et la décomposition de l'État de type soviétique. Le fondement sociologique profond de toutes ces crises et mutations serait, selon lui, l'incapacité des systèmes de solidarité universels et standardisés, imposés d'en haut, sous forme d'assistanat, à répondre aux aspirations de ce qu'il appelle, comme tous les sociaux-démocrates, la « classe moyenne ». La classe moyenne privilégierait de plus en plus la responsabilisation des individus et refuserait les lourdes impositions du welfare state (d'où le work-fare, repris en France par la droite, la CFDT et les tenants du social-libéralisme).
Derrière la réflexion de Giddens, il y a une notion centrale pour lui et qui délimite deux conceptions opposées de la politique comme « gestion des risques » par une société. Il y a :
- La gestion des risques « externes », sous forme de prévision universelle s'appliquant à tous les cas possibles [2]. Le fondement philosophique, c'est le rationalisme cartésien et la philosophie des Lumières, mère de « l'État providence », et de toutes les téléologies ; le fondement politique, ce serait la planification, sur le modèle du gosplan [3] soviétique (qui fit rêver un temps les planificateurs gaullistes dans les années 50), et tous les systèmes socialistes (ou communistes) d'assurance sociale mis au point à la Libération, dans les années 40.
- La gestion des risques internes fondée sur l'idée chère à Giddens de manufactured risk (uncertaintity), c'est au contraire la gestion des risques « fabriqués » (manufactured) par ce même rationalisme conquérant ; c'est pour Giddens la modernisation « non réfléchie » et qui se nomme : risques nucléaires, routiers et alimentaires, violences, terrorismes, etc. On sent bien ici l'empreinte classique du « postmodernisme »,mais en même temps, au-delà du biais idéologique (qui naturalise ou « psychologise » la crise du système capitaliste), Giddens soulève des problèmes réels que se pose notre société.
Problèmes réels que se pose notre société, mais sans pouvoir y répondre, contrairement au fameux adage de Marx - si souvent cité par Giddens - selon lequel l'humanité ne se pose que des problèmes qu'elle peut résoudre ou quand elle peut les résoudre. Le recours d'une grande partie de ladite « classe moyenne » à l'assurance privée (assurance vie, fonds de pension, mutuelles complémentaires) reposerait justement sur ce refus d'une assurance universelle et donc égale pour tous, refus d'une solidarité « mécanique » (Durkheim) entre les générations, quel que soit le travailles efforts de chacun. On retrouve ici les critiques libérales contre le RMI et les « minima sociaux » équivalents du SMIC - « Pourquoi travailler si le montant du RMI est l'équivalent du SMIC ? » - ou contre le fameux « revenu d'existence » (produit par quel travail ?) prôné par les écologistes.
La spécificité de la troisième voie c'est de préciser ce que le social-libéralisme entend par « assistance sociale positive » : il s'agit de faire basculer les risques externes dans la catégorie des risques internes, c'est-à-dire, pour Giddens, des risques relevant de la responsabilité et de l'autonomie individuelle, via notamment l'implication dans les associations de bénévoles, les ONG (tiers-secteur pour la réinsertion des chômeurs, l'aide aux personnes âgées, etc.) chargées de remplacer les anciens services publics de protection sociale par des actions caritatives censées éviter la dépendance sociale et l'assistanat engendrés par les « bureaucraties » de la Sécurité sociale (où les risques externes seraient naturalisés, objectivés et non assumés, pris en charge de manière active et autonome).
Il y a une réflexion à avoir sur la nature profonde de cette « banque non marchande » qu'est la caisse de Sécurité sociale, la « banque sociale » qui ne fait pas de profit et distribue des fonds sans contrepartie (il ne s'agit donc pas de salaires différés mais de fonds non marchands), et sur la gestion paritaire des caisses de Sécurité sociale, qui s'est dégradée et étatisée, technocratisée (plus d'élections du conseil d'administration depuis les années 80). Il y a une réflexion concertée, qui a sa cohérence autour de la notion de « société du risque » chez les théoriciens du social-libéralisme, depuis Giddens-Blair, Ulrich Beck, jusqu'à Delors-Rocard-Strauss-Kahn du côté du Parti socialiste, ou de la part des intellectuels organiques du MEDEF : F. Ewald et D. Kessler.
Dans la notion de « société du risque » se cache un véritable coup de force théorique et idéologique qui consiste à confondre risques imprévisibles, aléatoires, relevant de décisions subjectives, individuelles ou collectives (sang contaminé, vache folle, accidents routiers, amiante, catastrophes nucléaires et sanitaires) et risques objectifs relevant de la structure même de la société capitaliste : chômage, exclusion sociale, précarisation, inégalités sociales devant les maladies, la mort, déficiences de notre système de solidarité sociale. Ainsi les dix mille morts de la canicule en août 2003 ont été attribués par notre ministre comme par Kouchner à une simple défaillance de notre institut de veille sanitaire, à une mauvaise connexion entre les informateurs et non à la politique menée depuis vingt ans de diminution des lits hospitaliers, de rationnement des crédits aux maisons de retraite.
Giddens tire au maximum les phénomènes structurels vers des actions d'individus autonomes parce qu'il a poussé jusqu'au bout cette « individualisation du social » revendiquée par le social-libéralisme, à l'instar de Rosanvallon ou d'Ewald.
En même temps, il serait vain de ne pas remarquer que cette poussée sociale-libérale s'appuie sur des mutations réelles de notre société : avec la révolution informationnelle, l'élévation du niveau intellectuel des nouvelles générations, même dans le cadre du capitalisme, les aspirations et les pratiques d'autonomisation individuelle, de maîtrise de l'information mettent en cause les structures délégataires, pyramidales, autoritaires, tant des institutions anciennes que des organisations censées représenter les classes dominées et bâtir des alternatives.
Les organisations du mouvement ouvrier ont profondément intériorisé en fait le système institutionnel délégataire [4], sans pouvoir le dépasser (malgré les tentatives de la CGT après 1968 autour de la section syndicale d'entreprise et de l'intervention directe non déléguée des militants de base). J.-L. Moynot, partisan des conseils d'atelier, fut écarté du bureau confédéral de la CGT en 1982. Les syndicalistes autogestionnaires de la CFDT (Rollant) seront écartés à la même période, au moment du recentrage et de la centralisation organisationnelle de la CFDT. Or, il y a un cercle vicieux entre la perte d'adhérents et le renforcement du processus délégataire via la technocratisation et l'utilisation centralisatrice de l'informatique et des médias. On cherche à pallier la désaffection des militants en transformant le syndicat en agence de services et en concentrant les décisions autour d'un sommet bureaucratique centralisé, qui privilégie les négociations au sommet et les résultats des élections professionnelles par branche. Il en est de même pour les partis politiques de gauche qui perdent leurs militants et substituent aux actions de terrain comme les porte-à-porte des opérations médiatiques. La critique par Rémi Lefebvre du « divorce consommé » entre le Parti socialiste et les couches populaires est à cet égard fondamentale [5] et pourrait s'appliquer aussi, dans une certaine mesure, à une évolution récente du PCF - qui fera l'objet d'un très vif débat après avril 2002 -, lorsque les enjeux « sociétaux » - censés être privilégiés par les « couches moyennes » - priment sur les enjeux sociaux.
C'est un obstacle fondamental aujourd'hui à une offensive de tous ceux qui sont attachés à la défense des services publics, de la solidarité universelle contre le libéralisme individualiste. Les catastrophes ferroviaires en Angleterre ou les pannes d'électricité à New York ou en Californie ne suffisent pas à contrer l'offensive libérale et à passer à la contre-offensive. La campagne des assureurs privés contre le « risque moral », reprise d'une certaine manière par Giddens et Blair (le détournement opportuniste des fonds de solidarité distribués à l'aveugle, sans contrôle des processus de réinsertion, des minima sociaux équivalents au SMIC), rencontre un large écho, surtout chez ceux qui payent lourdement leur contribution à la solidarité collective. Le (social)-libéralisme oppose fortement les « preneurs de risques responsables » (à commencer par les chefs d'entreprise, mais aussi les partisans de l'assurance privée) et les « comportements sans risques » des adhérents passifs des services de protection sociale ; cette campagne médiatique a un large écho, mais elle suppose l'existence d'une « vaste classe moyenne » bénéficiant de la croissance capitaliste et aspirant à un individualisme consumériste sans rivages. Ce qui est contredit par la paupérisation des segments les plus fragiles des couches moyennes.
Le concept même de classe moyenne a fondé toute la démarche sociale-démocrate depuis l'origine : Bern-stein en Allemagne s'opposera à Rosa Luxemburg, à Lénine et à la révolution bolchevique sur cette double base : capacité du capitalisme à s'adapter à ses crises et à élargir sa base sociale en créant une « classe moyenne » de plus en plus vaste, individualiste, opposée à la classe ouvrière et à la révolution violente. La faiblesse des révolutionnaires viendra justement d'une analyse erronée de cette classe dite moyenne qui sera diabolisée (il s'agissait alors essentiellement de la petite et moyenne bourgeoisie traditionnelle : les paysans et les petits entrepreneurs au XIXe et au début du XXe siècle). Les tentatives de Lénine durant la NEP en direction des cadres et ingénieurs aboutiront à un échec.
Aujourd'hui la situation a doublement changé : d'une part les paysans et commerçants ont cédé la place à un nouveau salariat des services qui a bien des points communs avec le salariat dit populaire (ouvriers et employés), notamment dans le secteur public ; d'autre part ce salariat connaît à son tour la crise économique, le chômage et la précarité et la notion même de classe moyenne qui a connu ses beaux jours durant les trente Glorieuses n'est plus viable [6].
Le raisonnement individualiste du social-libéralisme anglo-saxon a perdu de sa superbe lorsque les fonds de pension ont commencé à faire faillite (Enron et autres), lorsque les plans sociaux et la précarisation des emplois ont touché les cadres comme les ouvriers. Ce qui est reconnu dans La Revue socialiste à propos du cas allemand : « Après les élections fédérales de 1994, plusieurs études économiques et sociales ont montré que (...) la relative homogénéité des classes moyennes allemandes était en cours de dislocation et que celles-ci vivaient très mal une certaines "perte de repères" (...) Ce sont les classes moyennes qui ont payé l'essentiel du coût de la réunification et qui ont connu une forte baisse du pouvoir d'achat à partir du début des années 90 (...) Proportionnellement, les plus bas revenus [des "classes moyennes" (n.d.t.)] ont d'avantage contribué aux efforts financiers exigés par l'unification que les plus hauts revenus (...) Les ouvriers spécialisés (qualifiés) et les petits employés, catégories qui avaient été parmi les grands bénéficiaires du miracle économique de la fin des années 50, glissent rapidement, surtout avec une famille à charge, vers la "prospérité précaire". D'année en année, ces catégories sociales ne parviennent plus à maintenir leur statut » (La Revue socialiste, janvier 1999, p. 88-89). On peut supposer, sans grand risque d'être démentis, qu'il en est de même pour ces couches sociales dans les autres pays européens. Faute de l'avoir compris, le Parti socialiste français a été dans le mur en 2002 et en 2005. Le phénomène est européen : les partis sociaux-démocrates ont subi une défaite historique en Autriche au profit du FPO de Heider, en Italie (Berlusconi, Alliance nationale, Ligue du Nord), aux Pays-Bas (Pim Fortuyn), au Portugal. En 2005, le SPD de Schröder paye à son tour les conséquences de ses réformes libérales du code du travail et de la protection sociale, sans être parvenu à juguler pour autant la montée du chômage.
Les raisons sont les mêmes : au lieu de pratiquer la politique de l'autruche en incriminant une erreur de « communication » ou une division de la gauche, il vaudrait mieux scruter la nature même du discours socialiste durant la campagne électorale et ses pratiques concrètes : « Les textes socialistes décrivent un monde irénique et virtuel seulement peuplé de non salariés et de certains salariés moyens et supérieurs (...) il s'adosse à la vision d'une société d'individus aspirant à l'autonomie personnelle et accorde une large place aux thématiques dites "postmatérialistes" dans la continuité de mesures prises par Jospin comme le PACS, la parité (...) [7] »
Nous partageons cette analyse, sauf sur un point fondamental. Elle analyse tend à réduire la fracture sociologique entre la « gauche plurielle » et le salariat aux seules « couches populaires ». En gros, il aurait fallu privilégier une politique et une campagne électorale tournées essentiellement vers les ouvriers et les employés qui constituent 60 % de la population active et qui seraient les principaux « perdants » de la politique de Jospin. C'est également un point de vue défendu par une partie du Parti communiste français et les groupes d'extrême gauche. Nous ne partageons pas ce point de vue parce qu'il nous semble reposer sur un contresens majeur. Il y aurait en quelque sorte des « gagnants » (les cadres, la classe moyenne) et des perdants : les « classes populaires » (ouvriers et employés). C'est faux, comme est erronée l'analyse-bilan sur les 35 heures « favorables aux cadres, défavorables aux classes populaires ». Ce point de vue continue en effet à se référer au mythe d'une classe moyenne gagnante et d'exclus marginalisés par la « modernisation » économique, par les nouvelles technologies...
Or les luttes des enseignants, des chercheurs, des intermittents du spectacle, des professionnels de la santé invalident complètement cette thèse, comme les études statistiques (Chauvel, Baudelot, Piketty) sur l'évolution des salaires et des revenus depuis les années 80-90. L'unité mythique du groupe cadres (moteur de la « classe moyenne ») éclate complètement et fait apparaître d'énormes clivages entre les véritables cadres supérieurs alliés à la bourgeoisie par leurs revenus (notamment mobiliers et immobiliers) et leurs positions sociales et toute une série de catégories salariées qui basculent dans la prolétarisation par leur statut et leurs revenus. En avril 2002, le vote des enseignants, pour autant que l'on peut se fier aux sondages après les urnes, a lui aussi fait défaut à Jospin au profit des candidats protestataires de gauche : 22 % des enseignants auraient voté pour Jospin (sondage Sofres sortie des urnes), alors qu'ils étaient 46 % aux présidentielles de 1995 [8]. En 2002, 7 % auraient voté pour Besancenot, 8 % pour Mamère, 8,5 % pour Chevénement. Le fort recul du Parti socialiste chez les ouvriers et les employés (Mitterrand 1988 : 42 % du vote ouvrier, 38 % du vote employé ; Jospin 2002 :13 % du vote ouvrier ; 12 % du vote employé) ne doit pas nous faire oublier son recul dans d'autres couches salariées abusivement agglomérées au groupe cadres, alors que de multiples liens unissent maintenant ouvriers, employés et couches salariées intermédiaires.
Les résultats du référendum du 29 mai 2005 sur la Constitution européenne ne font que confirmer notre hypothèse. Selon les premiers sondages réalisés par TNS-Sofres pour Le Monde [9], si 81 % des ouvriers, 79 % des chômeurs ont voté non, il en est de même pour 56 % des professions intermédiaires et 60 % des employés. Quant aux professions intellectuelles et cadres supérieurs, s'ils ont voté oui à 62 %, leur non progresse par rapport au scrutin de 1992 sur le traité de Maastricht. Selon un sondage Ipsos-Le Figaro des 13-14 mai, les comparaisons avec les sondages sortis des urnes BVA-France 2 en 1992 donneraient un non en hausse de 27 points chez les professions intermédiaires et les employés, de 7 points chez les cadres supérieurs et professions intellectuelles, et de 14 points chez les diplômés du supérieur.
L'hypothèse défendue par les partisans du oui d'un « vote d'humeur », « émotionnel », d'un cri d'angoisse des « perdants », des exclus de la « modernisation » ne tient plus : comme le note l'analyste d'Ipsos, Philippe Hubert, « le fait que le non touche fortement des classes aisées et diplômées révèle l'existence d'un non "cultivé" ou "raisonné", bref un non fondé idéologiquement et de conviction. Un non "informé" même, puisque selon la dernière enquête Ipsos, le non est plus fort chez les personnes ayant lu le traité que chez celles ne l'ayant pas lu. C'est là une différence majeure et essentielle par rapport au contexte de Maastricht : l'adhésion au traité ne croît pas avec le niveau d'information. »
L'ampleur inédite des forums sur Internet durant la campagne du référendum de 2005 et le rôle décisif qu'y ont joué les partisans du non, le rôle d'organisations comme Attac où dominent les professions intellectuelles et les diplômés du supérieur, renforcent encore cette hypothèse. Enfin, l'agglomération arbitraire par l'Insee des professions intellectuelles et des cadres supérieurs confond dans une même catégorie socioprofessionnelle cadres du privé et cadres du public, professions intellectuelles paupérisées (enseignants, travailleurs sociaux, journalistes pigistes, artistes) en peine révolte sociale et cadres supérieurs du privé en mobilité ascendante.
Les enquêtes de l'Insee montrent d'autre part le contexte socio-économique tout à fait nouveau dans lequel se construisent les identités ouvrières. 50 % des ouvriers sont aujourd'hui dans les services ou exercent une fonction de service (maintenance, entretien) et les imbrications sont nombreuses d'une part entre les ouvriers et les agents de service, les employés de commerce (conditions de travail de type industriel - travail à la chaîne - mais avec la spécificité de la relation de service et une plus grande autonomie), d'autre part entre une fraction des employés qualifiés et les couches moyennes salariées. L'apparente stabilité du vote cadre entre 1995 et 2002 cache un net détachement d'une partie des couches salariées des services publics les plus exposées à la précarisation et à la dévalorisation sociales [10].
Nouveaux rapports de classe ou logique d'intégration sociale ? Les enquêtes se multiplient qui soulignent l'explosion des inégalités sociales y compris à l'intérieur des fameuses « classes moyennes [11] » ; reste à analyser la signification de ces « segmentations » des « classes moyennes » et des « classes populaires » : s'agit-il d'une forme nouvelle d'exclusion qui fait toujours référence à l'opposition entre les in et les out, ou bien au contraire d'une manifestation majeure de la « prolétarisation » des couches moyennes salariées, touchées à leur tour par les formes nouvelles de l'exploitation capitaliste (chômage de masse, précarisation-flexibilisation) ?
Dans son ouvrage récent (Pour l'égalité réelle - Éléments pour un réformisme radical [12]) Dominique Strauss-Kahn prend bien en compte les nouveaux clivages qui opposent la « classe moyenne » et le véritable groupe des « privilégiés [13] » (baisse des revenus, exclusion de l'habitat des grands centres ville, etc.), il note que l'échec socialiste de 2002 a été dû pour partie au sentiment dans les classes populaires et moyennes de ne pas avoir été entendues, mais il persiste, comme la plupart des responsables du Parti socialiste, à privilégier une approche en termes d'exclus et d'inclus. Les inégalités sociologiques, les clivages intercatégoriels sont figés dans des clivages territoriaux, au point que Dominique Strauss-Kahn parle d'« inégalités de destin », ce qui renforce encore le constat fataliste, alors même que tout son propos politique vise au contraire à réduire ces inégalités sociales. Pour remonter à la racine même de ces inégalités sociales, il aurait fallu analyser l'originalité de la crise actuelle du capitalisme (qui commence au début des années 70), sa financiarisation [14], avec pour conséquence la fuite en avant des politiques publiques néolibérales et la remise en cause des politiques keynésiennes.
Force et faiblesse du néolibéralisme. Reste à expliquer la force d'attraction de ces politiques néolibérales sur les couches moyennes salariées mais aussi sur les couches populaires. Pourquoi en, effet, la relève des gouvernements conservateurs en Allemagne comme en Grande-Bretagne a-y-elle été assumée par des socialistes convaincus que seul le social-libéralisme pouvait répondre à l'ultralibéralisme ? Pourquoi l'énorme succès électoral de Blair et du New Labour en 1997 auprès de ceux qui avaient été déçus par l'expérience et les promesses de Thatcher ? Pourquoi l'électorat travailliste, même en 2005, hostile à l'intervention en Irak, se dit-il pourtant relativement « satisfait [15] » d'une politique économique libérale certes, mais qui a réduit le chômage [16] ? Même si la majorité des emplois créés sont précaires et à temps partiel, ne sont-ils pas jugés préférables au chômage de longue durée, dans un contexte mondial où le capitalisme est perçu comme indépassable ?
Pourquoi le même glissement politique, culturel, plus tardif, chez les sociaux-démocrates et les Verts allemands ? Même interrogation pour l'ex-PCI en Italie avec un rapport de forces électoral sans discussion entre le petit Parti communiste maintenu (Rifundatione Communista ne dépasse guère les 5-6 %) et le nouveau parti social-démocrate, les Démocrates de gauche (30 %), et ce malgré les énormes potentialités de mobilisation collective des « mouvements sociaux » italiens. Pourquoi les ouvriers de la Fiat, votent-ils pour Berlusconi ou Rossi ? Pourquoi, après les manifestations monstres (plusieurs millions de manifestants) des pacifistes dans les grandes villes espagnoles, les élections régionales et locales ont-elles été favorables à Aznar ? Pourquoi en 2004 un vote massif pour Zapatero, tenant du social-libéralisme, au détriment de la gauche communiste et radicale ? Peut-être parce que ceux qui manifestent contre la guerre, contre le néolibéralisme, contre l'OMC en Italie et en Espagne (les jeunes étudiants ou les diplômés précaires qui vivent encore chez leurs parents, faute de revenus et faute de logements disponibles, et ne votent pas, ne sont pas inscrits sur les listes électorales) ne sont pas les mêmes que ceux qui votent ? Mais peut-être aussi parce que les partis communistes ou les organisations proches n'ont pas su répondre aux aspirations des nouvelles générations de salariés, et notamment les jeunes diplômés et les femmes.
Comment répondre théoriquement et politiquement à cette vague déferlante néolibérale, hégémonique dans le salariat, notamment chez les jeunes, si l'on en reste à la « défense » des « acquis » de l'État providence, à la conception « machiste » d'une assurance sociale tournée vers le travail des hommes (ouvriers et cadres) et le « non-travail » (non reconnu) des femmes (travail domestique + travail professionnel à temps partiel, comme salaire d'appoint, etc.) ?
Les mirages du libéralisme « social ». Il nous faut tout d'abord dissiper l'illusion, entretenue par les socialistes libéraux, d'une distinction radicale entre libéralisme « social » et libéralisme « pur » ou « ultralibéralisme [17] ». Selon les promoteurs d'un libéralisme « social », le libéralisme inclurait dans ses principes constitutifs une « autorégulation » de l'économie de marché ; ce sont les acteurs du marché eux-mêmes qui produiraient des règles, des normes destinées à corriger les excès ou les dérives du laisser-faire. L'intervention de l'État régulateur, l'arbitrage d'instances externes produites par la société civile sont ainsi présentés comme des attributs de la pensée libérale « normative ». On a quelque peine à déceler cependant comment ce raisonnement diffère des idées de F. Hayek,le pape du néolibéralisme, qui postule une « autorégulation » du marché. Pour Hayek, « l'ordre du marché, comme système d'intérêts médiatisés, porte en lui-même le principe régulateur des contradictions du capitalisme [18] ». En quoi cette autorégulation « spontanée » des marchés sans recours extérieur se distingue-telle des « régulations immanentes » destinées à contrôler les « effets externes » (selon le langage libéral classique) du laisser-faire ?
En revanche, s'il n'y a pas d'autorégulation « spontanée » des marchés, comment parler de régulations « immanentes » à propos des règles formulées par des autorités « extérieures » au marché ? On ne voit pas par quel miracle cette intervention normative, ces règles « en surplomb » pourraient être une émanation naturelle du marché, ou être élaborées par les acteurs de la « société civile ».
Deuxième raison qui invalide fortement l'idée d'un libéralisme « social », c'est la filiation assumée entre libéralisme économique et libéralisme politique ou moral. Au nom de la référence commune, dans les deux libéralismes, à l'autonomie, à la « prise de risque » individuelle, on rallie sous l'étendard des libertés les deux composantes de la révolution bourgeoise de 1789 : la liberté d'expression du citoyen et la liberté d'entreprendre du capitaliste, « l'existence d'un marché étant requise pour que chacun puisse exprimer son jugement ». Il n'y aurait donc pas de distinction sur le marché du travail entre le vendeur de sa force de travail et le propriétaire capitaliste des moyens de production : tous deux chercheraient à « faire fructifier leur travail, leurs talents ». On met ainsi sur le même plan le « capital culturel » des intellectuels salariés [19] et le capital « économique » du propriétaire capitaliste de l'entreprise.
En même temps, la référence insistante de ces libéraux aux idéaux du socialisme s'exprime notamment dans la lutte revendiquée contre les inégalités sociales à l'école, dans le logement ou dans l'accès aux soins. Mais comment est-ce compatible avec les principes mêmes du libéralisme [20] ? Bien plus, comment peuvent-ils à la fois prôner l'égalité de tous dans l'accès aux services publics et la primauté d'un « marché libre où s'exerce une véritable concurrence », voire une évaluation marchande, avec les mêmes instruments de mesure, de ces « biens publics » non marchands ? Il en est de même pour l'argumentation (« sociale ») libérale qui justifie la privatisation des services publics au nom de la concurrence libre et non faussée : comment admettre, si la référence au service public a encore un sens, que des entreprises capitalistes privées, gouvernées par les critères du profit et de la rentabilité, puissent offrir les mêmes prestations que des entreprises publiques gouvernées par des principes non marchands de solidarité et d'égalité ? Il suffit de prendre l'exemple des chemins de fer britanniques - privatisés -, des services d'électricité en Californie ou des organismes de santé aux USA, pour prendre la mesure du caractère pour le moins « utopique » de ce libéralisme « social ».
Jamais, en revanche, n'est envisagée une véritable « troisième voie », dépassant tant la privatisation libérale que l'étatisation des services publics, comme le proposait déjà Jaurès - pourtant si souvent citée par Dominique Strauss-Kahn. Les projets de loi présentés par Jaurès pour la nationalisation des mines de charbon proposaient en effet une véritable socialisation non étatique, décentralisée, des entreprises, avec une participation effective des salariés et des collectivités locales à la gestion des mines.
Le projet de Sécurité-emploi-formation (SEF) présenté aujourd'hui par le Parti communiste français [21] a sur ce plan le grand mérite d'éviter les pièges de l'étatisme et de la privatisation libérale. Il propose une mutualisation des financements des entreprises, un engagement responsabilisé (avec obligation de résultats) tant des aides publiques que des stratégies des entreprises en matière d'emploi, une mobilité active, volontaire des salariés dans le choix des emplois et des formations et ce à tous les niveaux du territoire : bassins d'emploi, département, région, espace national, européen, etc.
Ce qui distingue le SEF des projets libéraux concurrents qui se multiplient (depuis le rapport Boissonnat sur les contrats d'activité jusqu'au rapport Cahuc-Kramarz au Premier ministre Raffarin), c'est d'une part une sécurisation systématique des trajectoires individuelles (dans l'emploi comme dans la période de formation) et d'autre part une intervention décisive des salariés eux-mêmes et de leurs représentants dans les choix de gestion des entreprises et dans les négociations pour les contrats d'embauche. Tant il est vrai que la référence très consensuelle aujourd'hui à la « mutualisation des risques » peut cacher une précarisation et une flexibilisation subie des salariés.
Reste maintenant à mettre en œuvre le projet SEF. Où sont ces « chantiers » décentralisés, décidés unanimement lors du dernier Congrès du Parti communiste français, ces fameuses « expérimentations » locales, d'en bas, qui font si peur aux partisans de l'État républicain à l'ancienne parce qu'il y voient la main du Diable (le libéralisme manipulant tout ce qui est décentralisé) et n'ont pas confiance dans des initiatives locales venues du peuple [22] ? Comment d'autre part la CGT, qui a son propre projet de « sécurité sociale professionnelle », va-t-elle le mettre en œuvre ?
Ne faudrait-il pas d'ailleurs engager sur ce dernier point un débat précis, concret, avec le Parti socialiste qui prend parti à son tour pour une sécurité d'emploi et de formation, apparemment dans les mêmes termes que le Parti communiste français et la CGT ? Rappelons ce qu'en dit Henri Weber, proche de Laurent Fabius, au cours d'un bilan sans complaisance de l'échec du Parti socialiste en avril 2002. Il commence par constater « notre incapacité [celle du PS] à donner une réponse convaincante à la précarisation progressive de la condition salariale que porte le capitalisme contemporain ». Puis il propose : « La bonne réponse réside dans la sécurisation des parcours professionnels, la mutualisation des risques sociaux liés aux changements techniques et économiques. Il faut adapter le droit du travail à l'évolution du travail salarié dans la société de services fondée sur la connaissance, c'est-à-dire au recul du travail à temps plein, à durée indéterminée, dans la même entreprise, tout au long de la vie, caractéristique de la société industrielle. Il faut promouvoir un nouveau statut professionnel qui permette aux salariés d'alterner, dans de bonnes conditions de sécurité économique, des périodes de travail en entreprise avec des périodes de formation, de congé parental ou civique ou de travail indépendant. Il s'agit de mettre en place une "sécurité sociale professionnelle", selon l'expression de la CGT, comme on a mis en place, à la Libération, la Sécurité sociale, contre la maladie, le vieillissement, les accidents [23] ».
Le texte prend bien garde de reprendre les passages les plus libéraux du rapport Boissonnat bien critiqués par Boccara [24], il insiste sur la sécurité nécessaire de cette mobilité voulue emploi-formation (« alterner, dans de bonnes conditions de sécurité économique, des périodes de travail en entreprise, avec des périodes de formation »). Qui va trancher entre les interprétations libérales (fondées sur la précarisation-flexibilisation) et les interprétations sociales (fondées sur une véritable mobilité sécurisée et assumée des parcours professionnels) ?
À défaut de répondre à une telle question, faute encore de véritables expérimentations alternatives, on peut déjà s'interroger sur l'état d'esprit des salariés concernés. Des enquêtes sociologiques nous permettent-elles de répondre aux questions suivantes.
- Quel est le degré d'adhésion des différentes fractions du salariat à l'idée d'une défense inconditionnelle du travail à temps plein dans la même entreprise ou dans le même service ? Combien de jeunes rêvent d'être fonctionnaires à l'ancienne [25] ?
- Quel est le degré d'adhésion des différentes fractions du salariat à l'idée d'une mobilité assumée emploi-formation, dans le cadre d'une mutualisation du financement de ses emplois successifs ?
Ce que nous savons sur l'acceptation d'une certaine flexibilité-mobilité chez les professionnels du spectacle [26] s'applique-t-il aux salariés des industries de masse et aux salariés de la fonction publique ? Nous savons déjà que la crise du recrutement des infirmières à statut dans les hôpitaux est due en partie au développement des infirmières intérimaires à statut libéral : elles ont fait ce choix pour mieux aménager leur temps de travail en fonction de leur vie familiale. Mais leur implication personnelle dans la vie de l'hôpital (leur non syndicalisation, etc.) n'est pas du tout la même que celle des infirmières à statut public.
Excès d'individualisme d'un côté, excès de dépendance à l'égard des organismes d'assistance sociale du côté de certaines fractions du prolétariat ? Peut-on dissocier les difficultés des plans sociaux de reconversion et les problèmes particuliers posés par certains types de main-d'œuvre ouvrière dont la formation initiale est très faible et qui n'ont jamais connu de formation permanente qualifiante ? Là encore ne va-t-on pas se trouver devant des salariats très clivés ?
Deux types de salariat, l'un âgé (salariat féminin ou d'origine maghrébine ?), peu qualifié, dans les petites villes ou en milieu rural, très réticent devant les programmes de reconversion, l'autre jeune et diplômé, beaucoup plus mobile ? Deux types de bassins d'emploi aussi : des bassins d'emploi marqués par la monoindustrie et offrant peu de perspectives aux nouvelles générations diplômées (les bacs-pro et les bacs-plus des enfants d'ouvriers à Sochaux-Peugeot dont parle Stéphane Beaud [27] par exemple) et les marchés du travail diversifiés des grandes villes comme Paris. Mais deux jeunesses aussi : une jeunesse « étudiante et bourgeoise » bien dotée scolairement et socialement qui expérimente un nouvel « individualisme des mœurs », entièrement dégagée de la tutelle des parents ; et une jeunesse populaire condamnée à un « repli contraint et forcé sur le foyer des parents », faute d'un emploi minimal pour financer un logement indépendant [28]. Toutefois la forte montée du chômage et la scolarisation longue de masse vont brouiller cette opposition trop simple, toujours au centre des travaux de Baudelot et Establet, entre les bourgeois et les prolos. À la mise au travail précoce des jeunes enfants d'ouvriers très peu scolarisés durant l'entre-deux-guerres (A. Prost) a succédé une période de « postadolescence » (O. Galland),un moratoire pour tous les jeunes scolarisés où même les diplômés, les bac-plus vont se trouver confrontés au chômage et à la précarisation. Sans effacer les oppositions anciennes qui perdurent entre enfants de cadres et enfants des couches populaires, la précarisation d'une partie des couches moyennes salariées et la scolarisation longue d'une partie des enfants des milieux populaires [29] vont cependant contribuer à resserrer les liens entre des fractions du salariat autrefois opposées. Les jeunes qui manifestent pour la paix, contre la mondialisation marchande, qui galèrent dans des petits boulots et vivent toujours chez leurs parents, ne sont pas tous des enfants de bourgeois repus !
Clivages sociétaux et clivages de classe. Le décrochage spectaculaire de la référence de classe dans le vote ouvrier en faveur de Le Pen a mis en lumière la complexité des relations actuelles entre l'économique et le culturel. Il n'y a pas que le racisme, la xénophobie qui brouillent les identités de classe. Les chercheurs du Cevipof ont pu montrer que les valeurs du « libéralisme culturel » (les références à la liberté sexuelle, à l'anti-autoritarisme, à l'ouverture à l'autre) n'étaient pas nécessairement liées à la référence au libéralisme économique (privatisation, individualisme, hostilité aux syndicats) qui avait été le soubassement traditionnel de l'opposition droite/gauche. Mais là encore ce brouillage identitaire a des prolongements politiques. Il est en effet revendiqué par le social-libéralisme pour justifier la théorie de la classe moyenne et de l'individualisation du social : la croissance capitaliste aurait peu à peu effacé les grandes fractures sociales, les inégalités sociales et mis au premier plan des revendications « postmatérialistes » pour « plus de libertés et d'autonomie individuelles, davantage de reconnaissance des spécificités de l'identité de chacun et de protection contre des risques variés issus de transformations de la société [30] ».
Les débats autour du PACS, de la parité, de l'autorité, de l'immigration remplaceraient les anciens clivages politiques autour des nationalisations ou de l'État providence. En même temps, ce primat accordé au socié-tal servirait de justificatif à une privatisation des grands services publics et de notre système de protection sociale, au nom d'une conception « positive » de l'assistance sociale (Giddens-Blair, Rocard-Delors).
On peut répondre à ces arguments en faveur du primat du « sociétal » en mettant en avant les déterminants économiques et sociologiques du vote Le Pen : le chômage et la précarisation du travail jouent un rôle décisif, comme le démantèlement des anciens réseaux de la sociabilité ouvrière. Nous avons vu de même comment les références à l'antiuniversalisme (le refus de l'autre), lors du vote, pouvaient être contredites par les vagues de solidarité soulevées par les grèves de 1995 ou de 2003.
Mais ne faut-il pas aller plus loin et essayer de mieux articuler l'économique et le culturel ? L'exemple nous en est donné dans les tentatives de certains courants féministes proches du marxisme [31] pour « penser ensemble », sans les confondre, rapports de classe et rapports de genre (ou de sexe au sens culturel du terme). Ainsi H. Hirata et D. Kergoat proposent-elles [32] d'analyser les rapports de classe « en tant qu'ils impriment des contenus et des directions concrètes aux rapports de sexe et à l'inverse les rapports de sexe comme apportant des contenus spécifiques aux rapports de classe... Les rapports sociaux forment un treillis : il y a séparation et entrelacement, contradiction et cohérence de ces rapports. L'un et l'autre sont transversaux à l'ensemble de la société ».
Ainsi « le fait que ce n'est plus le mineur de fond ou le métallurgiste, mais plutôt l'institutrice, l'assistante sociale, les infirmières [33] qui sont les figures centrales du nouveau salariat pose de problèmes à la conscience de classe [34] », mais d'un autre côté l'identité femme est à son tour traversée par les rapports de classe que masquent certaines revendications féministes pour la parité qui se placent d'emblée en dehors de la division sociale du travail.
Or les rapports de domination homme/femme ne peuvent à eux seuls expliquer les relations complexes, ambivalentes, de domination-coopération entre les femmes salariées à temps plein sur des emplois bénéficiant de garanties sociales et les femmes réduites à l'emploi précaire d'aides à domicile qui permettent le travail salarié « noble » des premières. On peut imaginer bien des cas de figure, depuis les relations entre des femmes sans diplôme ni qualification salariées comme aides-ménagères par des femmes salariées diplômées... et exploitées - voire dominées sur le marché du travail formel - ; des étudiantes diplômées employées pour payer leurs études par des femmes salariées... sur un emploi précaire. On peut aussi évoquer les rapports classe-sexe-ethnie, dans un pays très inégalitaire comme le Brésil, entre des femmes salariées dans des emplois qualifiés du secteur formel (par exemple comme assistantes sociales ou enseignantes) et des hommes noirs [35] employés comme domestiques, hommes à tout faire. Le brouillage identitaire évoqué par H. Hirata et D. Kergoat est donc à double entrée et va dans les deux sens : les rapports de travail brouillent les rapports de genre, comme les rapports de genre (et ethnique) brouillent les rapports de travail, de classe.
Nous n'avons souligné jusqu'ici que les facteurs de différenciation, de fragmentation, de brouillage de rapport de classe par les rapports culturels. Or si classe et genre divergent, ils peuvent aussi converger dans certaines conditions lorsque des luttes menées surtout par des femmes (assistantes sociales, infirmières, enseignantes) donnent une coloration particulière à la lutte des classes en introduisant les enjeux spécifiques des services dans le monde du travail marqué jusqu'ici par la révolution industrielle et la division entre le travail marchand (masculin) et le travail domestique (féminin) qui rendait possible à la fois la production et la reproduction du travail masculin. La salarisation massive des femmes, y compris mariées et mères de famille, dans les années 60-70 a complètement bouleversé cet équilibre aussi vieux que la société capitaliste et que la division spatiale et temporelle entre travail professionnel et activités domestiques.
L'ambivalence du service à autrui, issu du monde domestique, débouche d'emblée sur une confrontation entre rapports d'exploitation et rapports de domination culturels : le travail de service peut asservir (pensons aux emplois de domestiques ou de certains services à domicile dont nous parle André Gorz) ou permettre l'épanouissement individuel, des formes de coopération, de partage d'expériences, comme dans la relation enseignant-enseigné, artiste-spectateur, soignant-malade.
La parenté entre cette ambivalence du travail professionnel dans les services et l'ambivalence subie par les femmes dans leur travail domestique, le début de transformation des relations des hommes au travail domestique - qui « commence » à être partagé (plus en Suède qu'en France) - vont donc dans le sens d'un début de convergence.