L'humanisme arabe et l'Europe

Publié le par Mahi Ahmed

L'humanisme arabe et l'Europe

, texte paru dans le journal El-Watan du 21 janvier 2007

 

 

En 2005, le Haut conseil de la culture égyptien publie, dans le cadre d'un vaste programme de traduction, la version en arabe de l'un des ouvrages qui ont le plus marqué la conscience européenne depuis sa parution en 1860 : Die Cultur der Renaissance in Italien de Jacob Burckhardt (1818-1897), traduit habituellement par « La culture ou la civilisation de la Renaissance en Italie ».

Dans cet ouvrage, Burckhardt - parmi d'autres - accrédite le lieu commun selon lequel l'humanisme est une invention des XVe et XVIe siècles européens. L'historien suisse alémanique qui n'ignore pas que ces deux siècles avaient été précédés par ce que l'on a, depuis, appelé la « Renaissance des XIIe-XIIIe siècles » n'accorde cependant à celle-ci que peu d'importance. Or, c'est bien du XIIe siècle latin que sont issus les deux fondements épistémiques sur lesquels repose, en grande partie, la modernité européenne : la translatio studiorum et la théorie selon laquelle, en dépit de son inexorable corruption, le temps historique est porteur de progrès - ce qu'illustre la métaphore des « nains juchés sur les épaules des géants ». Selon Jean de Salisburry (1115-1180), on la doit à son contemporain Bernard de Chartres [qui] disait que « nous sommes comme des nains assis sur les épaules des géants. Nous voyons davantage et plus loin qu'eux, non parce que notre vue est plus aigüe ou notre taille plus haute, mais parce qu'ils nous portent en l'air et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque », (J. de Salisbury, Metalogicon, III, 4).

Par rapport au passé, le présent est défini par Bernard comme une régression : comparés aux Anciens, les Modernes sont des nains. Leur nanisme les condamne à ne jamais surpasser ni même égaler leurs prédécesseurs. Pour autant, cette infériorité des Modernes par rapport aux Anciens ne les prive pas de tous les ressorts de l'émulation. Car ils voient plus et plus loin que les Anciens, aussi grands qu'ils aient été. C'est dire qu'en même temps qu'il exalte la grandeur des Anciens, Bernard offre aux Modernes de leur être supérieurs. Non pas tant en vertu de qualités qui leur sont inhérentes mais de l'héritage que les Anciens leur ont légué. Ainsi s'offre-t-il aux Modernes la prévoyance de le conserver ou l'inconscience de le dilapider. Quand, en raison de leur position avantageuse, une troisième possibilité les invite à le faire fructifier par le moindre de leur apport. Cette possibilité indique que le temps historique est traversé par des tensions contradictoires : d'un côté, la régression qui affecte toute chose à mesure qu'il s'écoule ; de l'autre, l'accumulation des connaissances par les générations successives, laquelle agit - dans l'ordre des choses profanes - en antidote à sa dégénérescence. Sous cet éclairage, l'humanisme européen apparaît moins comme une émanation de l'époque moderne naissante que de ces XIIe et XIIIe siècles dessillés par leur curiosité, en particulier de cet autre auquel les sources latines donnent nom d'« Arabici ».

A l'origine de l'humanisme européen : l'humanisme arabe

Aujourd'hui la filiation arabe de la culture européenne est refoulée ; et lorsqu'elle effleure, elle est déniée. Comme David cherchant désespérément auditeurs pour ses Psaumes, des philosophes tels Alain de Libera et Rémi Brague, en France, des historiens tels Dimitri Gutas et Richard Bulliet, aux Etats-Unis, relayés par des intellectuels arabes comme Edward Said et Mohammed Arkoun, en appellent depuis un quart de siècle à sa réhabilitation - en vain.

En effet, bien que cet apport arabe, ou plus exactement de l'humanisme arabe, à la Renaissance européenne des XIIe et XIIIe siècles soit une réalité attestée, il est encore des historiens et des penseurs occidentaux - d'Etienne Gilson à Thomas Kuhn - qui en minimisent l'impact, en réduisant les Arabes au rôle de simple médiateurs dans la transmission de l'héritage grec à l'Europe. A leurs yeux, il va de soi que l'humanisme est une invention européenne. Dès lors, la confusion est permise entre pensée européenne et pensée universelle, comme si celle-ci était exclusive et singulière. Cette falsification est à l'origine de la mystification selon laquelle occidentalisme = modernité. A s'y fier, la modernité du monde dans lequel nous vivons ne serait que la conséquence de l'expansion de l'Europe marchande et coloniale.

De ce fait, l'évocation de l'Europe deviendrait, comme le rappelle l'historien indien Gyan Prakash, « une narration universelle du progrès ». Or, si l'on sait que l'européocentrisme n'est pas cœxtensif à l'épistémè occidentale et n'en constitue qu'une formation discursive parmi d'autres, il y a - y compris du point de vue la culture européenne - le moyen d'appréhender autrement la modernité : soit comme une forme d'appropriation du monde et un mode caractéristique d'être au monde portés, ensemble, par un usage spécifique de la raison. Une telle posture déconnecte les deux figures historiques de l'occidentalisation et de la modernisation de leur prétendu lien de nécessité. Au péril du relativisme culturel et cognitif, le point de vue de l'histoire - celui de la World History - la renforce en participant à cette destitution de l'européocentrisme de ses exorbitantes prétentions.

A la suite de Georges Makdisi (The Rise of Humanism in Classical Islam and the Christian West, Edinburgh University Press, 1990), son impensé arabe devient à la fois intelligible et audible, à savoir que c'est dans l'Irak du VIIIe et du IXe siècles, et non dans les villes italiennes des XVe et XVIe siècles, que l'humanisme a pris naissance. Les cités-Etats du quattrocento en ont été les héritières, grâce aux milieux auxquels appartenaient les théoriciens latins du progrès de la connaissance et de son transfert d'Orient en Occident comme ceux dont les idées sont consignées dans la Chronique de Othon de Freising (m. 1158). Effectivement, les sources arabes témoignent que l'humanisme arabe a été conçu dans les termes grâce auxquels son homologue européen s'est laissé bâtir quatre siècles plus tard... quand les Arabes s'instituaient dépositaires du patrimoine universel.

Au moment où la Tradition vivante cède le place à la Tradition écrite, offrant à celle-ci d'inaugurer un nouveau rapport à son propre passé, la culture islamique profane découvre l'existence d'un passé plus englobant qui ne concernait pas uniquement les Arabes et les musulmans, ni même les autres détenteurs de livres révélés, mais l'ensemble de l'humanité. Ce rapport inédit au passé a commencé à se constituer, dans certains milieux sociaux liés à la Cour, vers le milieu du VIIIe siècle. A travers lui, la culture arabo-islamique a pu faire jonction avec la mémoire scripturaire universelle et à se poser, par la même occasion, en dépositaire de son héritage scientifique. Cette nouvelle altérité fondatrice est illustrée dans les vestiges iconographiques par l'une des fresques du palais umayyade de Qusayr 'Amra. Intitulée « Les Six Rois », la fresque en question visualise la notion connue dans l'Antiquité tardive de « famille des rois » liant les souverains du monde entre eux par une relation de parenté spirituelle selon les uns (pneumatikos est le terme utilisé par certaines sources grecques), physique selon d'autres (les Rois du monde sont tous frères, selon de nombreuses sources iraniennes). La scène représentée n'a pas de mérite artistique particulier, et les spécialistes en discutent de nos jours pour savoir qui, de Byzance, de l'Iran ou même de l'Asie centrale, a eu un rôle prépondérant dans son élaboration (G. Fowden, Qusayr 'Amra : Art and the Umayyad Elit..., University of California Press, 2004). Son enjeu visuel est ailleurs ; il est dans l'indication de l'un des objectifs des premières images islamiques, à savoir : « illustrer que la nouvelle culture avait la conscience et le sentiment d'appartenir à la famille des souverains traditionnels de la terre » (O. Grabar, La formation de l'art islamique, Paris, Flammarion, 1987, 70-71).

Les sources littéraires semblent, pour ce qui les concerne, attester que cette conscience était, à la fin de l'époque umayyade au moins, politiquement partagée au plus haut niveau. Dans des vers attribués à Yazîd II, l'éphémère calife se crée de toutes pièces, en 744, des ancêtres imaginaires : « Je descends de Khosrô et mon père est Marwân [l'ancêtre de la deuxième branche de la dynastie umayyade] ; César est mon grand-père et je suis le petit-fils du Khâqân [de Chine] ». Plus tard, son successeur Marwân II, pourchassé par les troupes abbassides, pense traverser le Taurus et demander refuge dans la première ville byzantine. Au rapport de l'encyclopédiste irakien du Xe siècle, Mas'ûdî, le calife aurait confié à ses conseillers : « Là, j'écrirai au souverain des Rûm et je m'assurerai de sa protection ; plusieurs rois de Perse ont ainsi agi ; [une démarche de] ce [genre] n'est donc pas déshonorante pour un prince. »

D'où le calife musulman tenait-il cette « expérience » qu'il voulait rééditer ? De sa lecture des livres d'histoire. Lecteur insatiable, il n'a cessé de lire : « Jusqu'au milieu des périls, ajoute la même source, Marwân a poursuivi la lecture de la chronique des rois de Perse et étrangers ; il a étudié leur histoire et leurs campagnes. » Pour s'approprier l'héritage politique et militaire des rois d'autrefois, les derniers Umayyades ont commandité des traductions du persan et du grec à l'arabe. Non négligeable, le résultat est cependant resté modeste. Car le mouvement de translation de l'héritage antique n'a pris de l'ampleur qu'à l'avènement des Abbassides. Néanmoins, les livres comme instruments de gouvernement ont fait leur apparition, dans la culture arabe et islamique, grâce aux Umayyades.

D'où les multiples continuités que l'on peut observer, ici et là, dans le fonctionnement de la Cour comme institution culturelle sous les derniers Umayyades et les premiers Abbassides. Comment ce nouveau rapport au passé d'avant l'avènement de l'islam a-t-il pu trouver justification dans une culture qui n'était que passablement acquise à l'écrit et dont elle avait, jusqu'ici, circonscrit l'usage particulièrement aux sphères du politique et du religieux ? Nous ne saurons répondre à cette question tant qu'aucune source d'époque umayyade n'est venue nous l'expliquer. En l'absence d'une telle découverte, nous devons nous contenter des sources postérieures, c'est-à-dire abbassides.

À l'époque d'Al Mansûr (754-775) exerce à la Cour abbasside un scribe d'origine persane en qui on peut voir l'un des principaux fondateurs de la prose arabe : Ibn Al Muqaffa' (exécuté pour hérésie en 762 ou 772). Cet écrivain politique fait partie de la génération de lettrés qui ont fait le lien entre l'époque umayyade et l'époque abbasside. Il est l'élève d'un scribe umayyade considéré comme le maître du genre épistolaire arabe. A une date, qui est à situer entre 754 et 762, Ibn Al Muqaffâ, compose - c'est sa fonction d'intellectuel organique de cour qui l'exige - un « miroir au prince » pour son maître, le premier du genre jamais écrit en arabe et dans lequel est précisément reformulé ce nouveau rapport au passé. L'écrivain abbasside attaque d'emblée son épître par une description des hommes du passé où ces derniers sont affublés d'une corpulence supérieure à la « nôtre » et dotés, de surcroît, d'un esprit plus puissant - en somme des Goliath avec l'intelligence de David. Car ces hommes qui étaient plus fort que « nous », tant physiquement qu'intellectuellement, étaient naturellement capables d'une plus grande maîtrise dans la réalisation de ce qu'ils entreprenaient. Et comme ils jouissaient d'une espérance de vie plus longue, ils s'assuraient d'une meilleure expérience des choses. Leurs savants étaient plus versés dans la connaissance et leurs souverains plus experts dans l'art de gouverner.

C'est pourquoi ces hommes ont pu se caractériser, dans tout ce qu'ils entreprenaient, par le fadl, une valeur virile alliant le « mérite » à la « supériorité ». C'est précisément parce qu'ils étaient « vertueux » qu'ils « nous » ont fait partager les connaissances qu'ils avaient acquises et accumulées sur le monde terrestre et celui de l'au-delà. Ainsi avaient-ils rédigé des livres « qui nous sont restés ». C'étaient des gens de l'écrit. A ce titre, leur empressement à « nous » transmettre leur savoir était tel que lorsque l'un d'eux, « se trouvant dans une contrée inhabitée », voyant s'ouvrir à lui la voie de la connaissance, il s'empressait de graver sa découverte à même la pierre, de peur que sa trouvaille fût à jamais perdue pour les générations futures.

Car ces hommes avaient beau avoir une vie prodigieusement longue (c'étaient des macrobiotes), ils se savaient mortels. Ils ne se contentaient, par conséquent, jamais de se fier, pour la préservation de leurs connaissances les plus importantes, à leur (seule) mémoire. Qui peut donc, mieux que quiconque, se soucier de ceux qui viendraient après lui ? Celui qui se comporte de manière responsable. Or, par leur souci de transmission, les « Premiers » (awâ'il) ont agi à l'égard de ceux qui leur ont succédé - c'est-à-dire « nous » - avec la compassion, la bienveillance et la sollicitude d'un père bon pour ses enfants, « un père qui rassemblerait à leur intention richesse et biens immobiliers, par souci de leur épargner l'épreuve d'avoir à les rechercher eux-mêmes, et par crainte de les voir échouer dans cette entreprise ».

En même temps qu'ils ont été des figures admirables de la paternité, les « Premiers » se sont acquittés de manière exemplaire du rôle que leur conférait leur magistère. « Nous » ne sommes donc pas que leurs enfants chéris, « nous » sommes également leurs élèves. Les pères exceptionnels qu'ils furent ont été des maîtres remarquables. Ils sont les « premiers » maîtres. Position qu'ils ont acquise non pas tant du fait qu'ils nous ont précédés que parce qu'ils étaient qualifiés pour la primauté et l'excellence. N'ont-ils pas tout dit et n'ont-ils pas traité « de tous les sujets » ? Les premiers, n'ont-ils pas vanté la grandeur de Dieu ? Les premiers, n'ont-ils pas affirmé l'insignifiance du monde d'ici-bas ? En effet, mieux que quiconque, ils ont explicité les moyens d'accéder à la connaissance ; avant quiconque, ils ont recensé « les différentes disciplines du savoir » qu'ils ont méthodiquement réparties en « catégories et subdivisions ». Alors que reste-t-il à faire aux enfants-élèves ? En un sens, pas grand-chose. Les « Premiers » ont réglé toutes les questions d'importance. En un autre sens, beaucoup. Tant le savoir est inépuisable.

Les Modernes peuvent donc légitimement exercer leurs talents sur ce qui découle de l'« auguste enseignement » de leurs maîtres. Ces pères bienveillants, ces maîtres impeccables étaient et se savaient des mortels. A leur disparition, ils sont devenus physiquement absents aux vivants se réclamant de leur paternité et de leur enseignement. En effet, les morts appartiennent au monde invisible, les vivants au monde visible. Comment établir la communication entre ce qui est absent et ce qui est présent ? Comment nouer des liens avec le monde invisible, lorsqu'on appartient au monde visible ? En présentifiant l'absence et en rendant visible l'invisible.

Selon les néoplatoniciens, le meilleur de l'homme c'est son âme dont le corps et le « monde » sont la double prison. C'est donc elle qui doit être re-présentée. On doit, pour la médiatiser, se préoccuper de lui procurer la meilleure enveloppe corporelle possible après que la « demeure du corps », en proie à la pourriture et à la décomposition, est devenue poussière. Le meilleur réceptacle pour accueillir l'âme est - assurément - l'écriture. Alors, dit Ibn Al Muqaffa', les « Premiers » ont inventé les livres pour nous consoler de leur disparition et pour, grâce à leur lecture, avoir « le sentiment de s'entretenir directement avec eux et d'entendre leurs enseignements ».

A l'époque, cette théorie des « deux corps » d'un autre genre a trouvé crédit auprès de son compatriote de Basra, le grammairien Yûnus b. Habîb (m. 183/799), qui considérait la science d'un homme comme une partie de son âme et le livre comme son réceptacle le plus noble mais également le plus sûr. Pour asseoir leur autorité sur les textes sacrés, les ulémas contemporains ont eux-mêmes mesuré l'intérêt de disposer d'une telle théorie. Ils ont - comme il se doit - fait du corpus de la Tradition l'enveloppe corporelle du Prophète.

(A suivre)

Texte de la conférence prononcée le jeudi 18 janvier 2007 au forum Les Débats d'El Watan sur le thème « Les Arabes et le sens de l'Histoire »

L'auteur est historien, directeur d'études à l'Ecoles des hautes études en sciences sociales, Paris

Au siècle d'or, le IXe, le mythe d'origine raconté par Ibn Al Muqaffa' à son maître politique entre dans l'élaboration de plusieurs théories qui, toutes, œuvrent à une patrimonialisation plus ferme de la mémoire de l'humanité et à une plus grande littéralisation de la culture islamique. Leur but : instituer les musulmans héritiers de la mémoire universelle écrite. La culture islamique devait, pour cela, remplir deux conditions, l'une découlant de l'autre. Il fallait qu'elle assumât le rôle d'entreprise de sauvegarde et de récupération de l'héritage humain et, par conséquent, qu'elle parlât le langage non du mythe mais de la raison qui était le seul idiome commun à tous les hommes et compréhensible par tous.

Les Arabes et l'universalisme de la science

Deux théoriciens prestigieux se sont fait, en particulier, les champions de cette articulation du spécifique la culture islamique à l'universel : Jâhiz (m. 265/868) et Al Kindi (m. 267/870). Ils sont tous deux des contemporains ; et tous les deux sont des rationalistes. Alors que l'un s'est distingué par ses talents de prosateur arabe des plus féconds et des plus marquants, l'autre est devenu le premier véritable philosophe arabe et musulman. En tant que chantres d'un rationalisme et d'un humanisme islamiques, tous les deux ont mis leur travail de légitimation de l'appropriation de la mémoire de l'humanité par la culture islamique sous les auspices du « premier maître », Aristote. Mais chacun l'a fait à sa manière.

Dans un ouvrage significativement intitulé le Livre des animaux, Jâhiz s'est employé à habiller d'arguments plus rationnels les énoncés rhétoriques de son illustre prédécesseur (l'un et l'autre sont originaires de Basra). Il attaque son argumentaire par une récusation : les anciens, dénonce-t-il, n'étaient pas les mastodontes qu'Ibn Al Muqaffa', et avec lui les modernes, se plaisent à imaginer. Au nom du naturalisme aristotélicien, il condamne la croyance comme fausse : « Les observations que nous avons faites sur les dimensions des épées des nobles, les fers de lance des cavaliers, les couronnes royales conservées dans la Ka'ba, l'étroitesse de leurs portes » montrent que la « grosseur, l'immensité et la grandeur » des anciens est pure fantaisie ; « c'est aussi ce que démontrent les sarcophages qui leur servaient de sépulture, les portes de leurs tombeaux, leurs silos et la hauteur à laquelle sont placées leurs lampes dans leurs temples, leurs lieux de réunion, leur salles de jeux, par rapport au sommet de leur tête " (Jâhiz, Kitâb Al Tarbi', 44). Transmis à l'Islam par l'antiquité tardive, le mythe n'a pas eu la destinée qu'il a connue, à partir du XIIe siècle, en Occident latin.

Néanmoins, l'argumentation sur laquelle il repose reste tout entière contenue dans les propos de Jâhiz qui, s'il estime que les anciens n'avaient guère de corpulence différente de la nôtre, il pense tout de même qu'ils étaient doués d'un esprit immense. Leur savoir était « vaste ». Mais ils n'ont pas tout dit puisque, à leur vaste savoir, « nous avons ajouté le nôtre ». Comparé au leur, celui-ci est cependant bien « modeste ». Aussi, face à leur grande sagesse, « notre lot de sagesse est [bien] mince ». D'ailleurs, sans leur concours, nous n'aurions rien pu ajouter au savoir en général. Tant le lien qui nous lie à lui est fragile : « Si nous devions compter uniquement sur nos propres forces (...), nous aboutirions au résultat suivant : nos connaissances seraient maigres. » Le jugement est implacable : « Sans le dépôt que les Premiers nous ont légué dans leurs œuvres, sans cette admirable sagesse immortalisée dans leurs écrits (...), le préjudice serait grave. »

Il n'empêche que, face aux anciens, les modernes (muhdathûn) ne sont pas aussi démunis qu'on pourrait le penser. Hissés sur les montagnes de sciences léguées par leurs prédécesseurs, ils voient plus grand et plus loin qu'eux. Dans cette posture, il n'y a pas que leur horizon de la connaissance qui soit élargi ; il y a également leur « enseignement de la vie » ('ibrâ).

Ainsi prises dans le cycle de leur succession, les générations apprennent à relativiser l'apport de ceux qui précèdent par rapport à ceux qui succèdent. Dans la mesure où elle est transitoire, dans l'axe de la chronologie, la posture de chaque génération porte en elle les limites de sa propre finitude. C'est le propre de l'écoulement du temps que d'entacher le nouveau, au point de le rendre désuet et de métamorphoser l'antériorité jusqu'à en faire son contraire.

Les modernes d'aujourd'hui sont appelés à être les anciens de demain. Quand arrive leur tour, sauf à faillir à leur devoir de solidarité générationnelle, ils doivent prêter leur dos à l'ascension des générations suivantes. Alors, commente Jâhiz, « ceux qui viendront après nous tireront profit d'une leçon plus riche » (Jâhiz, Kitâb Al Hayawân, I, 86, trad. L. Souami).

Autant dire que, si les anciens sont les artisans des bases fondamentales du savoir, les épigones ont plus à faire que d'attendre que le fruit soit mûr pour le cueillir. Certes le passé est fondateur de vérité, mais le présent est l'édificateur de ses étages. Au lieu d'être une œuvre d'exhumation du passé, un passé recherché pour ses trésors inestimables, comme il est le cas chez Ibn Al Muqaffa', avec Jâhiz, sa recherche procède plus résolument d'une appropriation critique qui, plutôt que d'exclure l'accumulation, l'appelle.

Pour la première fois sans doute, un intellectuel d'époque islamique classique pense de manière rigoureuse l'histoire du savoir comme une succession d'avancées. Mais sa conception du progrès scientifique n'est certainement pas celle que nous connaissons depuis les Lumières. Comme pour Ibn Al Muqaffa', l'écrit reste chez Jâhiz le meilleur média de communication entre générations passées et présentes. En lui et par lui, les premières vivent immortelles. Tant il est vrai, comme le dit un poète convoqué pour la circonstance, qu' « il n'est point mort, cet homme-là qui, parmi nous, lègue un patrimoine culturel dont nous profitons après qu'il nous eut quittés » (Jâhiz, Hayawân, I, 96, trad. L. Souami).

N'est-ce pas pour satisfaire ce besoin pressant d'être des gens du livre, héritiers d'autres gens du livre, que, à l'initiative de leurs élites politique, administrative, intellectuelle et économique éclairées, les musulmans se sont lancés dans la plus grande entreprise de traduction jamais égalée aux époques prémodernes ? C'est alors que « des ouvrages indiens ont été traduits ; de même des aphorismes des Grecs, des livres d'éthique et de littérature persane ». Ces ouvrages, rappelle Jâhiz, ont été, dans le passé, transmis d'une nation à une autre, d'une génération à une autre, d'une langue à une autre et « sont parvenus jusqu'à nous ».

Ce qui fait de « nous », insiste l'écrivain abbasside, les plus dignes et les plus légitimes héritiers de la sagesse des anciens, étant donné que « nous avons été les derniers à en avoir reçu l'héritage » et que, en outre, « nous en avons fait un objet de réflexion ».

À l'instar de son illustre contemporain (qu'il semble avoir lu mais qu'il ne cite pas), le philosophe Al Kindi (m. 260/873) en appelle lui aussi avons-nous dit à l'autorité d'Aristote lorsque, à la même époque, il se penche sur la question du rapport du présent des musulmans au passé de l'humanité. Al Kindi le fait dans deux écrits, l'un intitulé Traité sur la philosophie première, l'autre Epître sur le nombre des livres d'Aristote (Al Kindi, Rasâ'il Falsafiyya, Le Caire, 102-104 ; 372-377).

Il le fait à l'appui de deux arguments : le premier inscrit, de manière historico-transcendantale, le dévoilement de la vérité dans un mouvement à deux temps, le passé et le présent, mais qui va en s'amplifiant dans un continuum allant des anciens aux modernes ; le second reprend le thème de la parenté qu'il articule à celui de l' « association » entre anciens et modernes. Les deux termes sont ensuite déclinés en termes de rapports de filiation spirituelle entre maître et élève, charnelle entre père et fils.

A ces conditions, quiconque cherche la vérité lui incombe un devoir de mémoire. Il se trouve que « parmi les devoirs les plus nécessairement imposés par la vérité », il y a celui-ci : « que nous ne blâmions pas ceux qui sont, pour nous, cause d'utilité, même si cette utilité est de faible importance ». Il faut donc que « notre reconnaissance soit immense pour ceux qui ont apporté un peu de vérité et a fortiori pour ceux qui en ont beaucoup apporté ». Pourquoi ? Parce qu'ils nous ont fait participer aux résultats de leur réflexion : en nous facilitant l'accès aux solutions des problèmes qu'ils ont résolus, ils nous ont ouvert « les chemins de la vérité ». Et si ces gens n'avaient pas existé ? Eh bien, « les vérités premières, que nous avons prises pour point de départ vers les ultimes problèmes les plus cachés, n'auraient pas été rassemblées pour nous ».

Mais la plupart de ces gens ont d'autres croyances religieuses que les nôtres et certains sont même des païens. Là encore, « il convient que nous ne rougissions pas de trouver que le vrai est beau, d'acquérir le vrai d'où qu'il vienne, même s'il vient de races éloignées de nous et de nations différentes » (Philosophie première, in R. Rashed et J. Jolivet, Œuvres philosophiques et scientifiques d'Al Kindî, Leyde, 2 vol., 1997-1998, I, 13).

Le propos d'Al Kindi fait, ici, écho au célèbre « je suis un homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger » de Térence, l'écrivain latin de comédies du IIe siècle avant notre ère, dont il faut rappeler l'origine carthaginoise. Avec Jâhiz, Al Kindi fait front contre Ibn Al Muqaffa' pour estimer que les anciens n'ont pas d'autre mérite que celui d'avoir existé avant les modernes et de s'être préoccupés avant eux de résoudre les problèmes de vérité. Il n'y a pas de différence fondamentale entre « eux » et « nous » dès lors que, ensemble, nous participons à la découverte de la vérité et à sa transmission.

Personne n'est déprécié par la vérité ; « au contraire, la vérité fait honneur à tous ». Si par conséquent le savoir se conjugue au passé, il ne le fait qu'en partie. Et, parmi les modernes, Al Kindi dit lui-même y participer en tant que philosophe « désireux de parfaire l'espèce humaine, en quoi réside la vérité ». Selon la méthode qu'il met en œuvre, ce travail de mise en lumière consiste à présenter de manière exhaustive ce que les anciens ont dit sur tel ou tel sujet, puis à « compléter leurs dires ».

Al Kindi le dit sans ambages : la relation qui lie les modernes aux anciens est une relation d' « association ». Le constat est là : « Pas un homme seul n'a atteint la vérité, comme elle mérite d'être atteinte. » La tâche est incommensurable mais, grâce à la force de conviction en l'homme qu'elle libère chaque fois qu'elle est remplie, elle se fait créatrice de sens : en rassemblant la petite quantité de vérité atteinte par chacun de ceux qui en ont conquis une part, on parviendrait à mieux réunir une quantité de vérité nécessairement plus grande. (A suivre)

Texte de la conférence prononcé le jeudi 18 janvier 2007 au forum Les Débats d'El Watan sur le thème « Les Arabes et le sens de l'Histoire ». Les intertitres sont de la rédaction.

L'auteur est historien, directeur d'études à l'Ecoles des hautes études en sciences sociales, Paris

Etant donné que cette « association » a pour partenaires des hommes qui ne vivent pas à la même époque, il faut pouvoir communiquer avec ceux qui sont outre-tombe. Mais comment les morts peuvent-ils établir communication avec les vivants et rendre possible l'association avec eux ou vice-versa ? Grâce aux livres. Par leur fonction liante, les écrits créent, plus que de l'immédiateté, de la contemporanéité. A condition de savoir scruter correctement leurs contenus.

N'est-ce pas ce à quoi s'est attelé le philosophe musulman en exerçant son érudition sur les livres du « premier maître » pour en (r)établir l'ordre et le nombre ? N'est-ce pas encore ce qui a été réalisé par ce que l'on a appelé le « cercle d'Al Kindi (1) », en raison du rôle décisif joué par son fondateur dans le « transfert des sciences des premiers » - entendez les Grecs ? L'existence des livres laissés par les anciens pour les représenter montre que ceux-ci avaient eux-mêmes manifesté le souci de ne pas rompre les liens avec les épigones.

Pourquoi avaient-ils eu cette préoccupation ? Parce qu'ils voulaient agir comme se doit d'agir un père envers son fils. La relation d'élève à maître que les modernes ont institué avec les anciens est ainsi pensée dans les seuls termes logiques et sociaux possibles : ceux de l'ancestralité. Les anciens, insiste le philosophe, nous ont communiqué les résultats de leur réflexion en tant qu'ils sont certes nos « associés » mais aussi et surtout en tant qu'ils sont nos « pères ».

Filant plus avant la métaphore de la filiation, le philosophe musulman fait de toute la chaîne humaine de fabrication et de transmission de la vérité une machinerie généalogique. Ce qui est une manière, pour le penseur, de faire entrer la donnée temporelle dans sa construction théorique. Les anciens apparaissent sous un autre jour. Ils apparaissent moins anciens qu'il ne semble puisqu'ils sont eux-mêmes les descendants de parents plus anciens qu'eux.

C'est la leçon du Philèbe : « (...) Les anciens, qui nous étaient supérieurs et dont l'existence était plus proche des dieux, nous ont, comme une révélation, transmis cette vérité. » (Platon, Philèbe, 16d) Ascendants et descendants, liés par des obligations et des contre-obligations, travaillent de conserve à tresser les liens de leur interdépendance. Cette coopération est vitale pour les uns et pour les autres. Les anciens ont besoin des modernes pour vivre, et les modernes ont besoin des anciens pour déchiffrer le monde et le posséder.

Pour expliquer ce système de la dette, Al Kindi sollicite Aristote pour lui faire dire cela : « Il faut que nous soyons reconnaissants envers les pères de ceux qui ont découvert quelque chose de la vérité, car ils ont été la cause de leur existence, et remercier aussi ces derniers ; les pères ont produit les fils et ces derniers nous ont permis d'accéder à la vérité. » Dette à l'égard des anciens (les Grecs en particulier), primat de la raison, ascèse intellectuelle et confiance en la capacité de l'homme à faire progresser la vérité en même temps qu'à s'améliorer : tels sont les fondements de l'humanisme, d'après Al Kindi.

Les Latins en ont eu connaissance, à la fin du XIIe siècle, grâce à la traduction de l'une des épîtres du « philosophe des Arabes » dont, de nos jours, le texte arabe est - hélas - perdu : le De radiis, qui a fait l'objet d'une édition critique en 1975 et d'une traduction française en 2003. Qu'importe si son projet rationaliste n'a pas été compris à sa réception. Car le titre ajouté par le traducteur anonyme ne se justifie aucunement : « Théorie des arts magiques. » Outre que le terme magie n'apparaît à aucun moment dans le corps du texte traduit, la pratique cognitive et rituelle qu'il recouvre est contraire à la doctrine d'Al Kindi.

En s'ouvrant sur une définition de l'universel, l'épître n'entend pas livrer à son destinataire un quelconque enseignement ésotérique et magique ; elle cherche, au contraire, à lui faire comprendre comment, par sa connaissance et de manière progressive, l'homme se rend capable d'engendrer des modifications dans les choses. Du point de vue de l'épistémologie kindienne, d'inspiration aristotélicienne, les sens et la raison - à la souveraineté de laquelle sont soumis les sens - sont les deux instruments de cette forme de possession du monde - le reste procède de l'acquis des anciens, « nos pères ».

Au-delà de la méprise de son traducteur et de ses éditeurs successifs, l'épître d'Al Kindi défend bien l'opinion selon laquelle, malgré le vieillissement de l'humanité, et la régression qu'il provoque, les connaissances ont tendance à augmenter. En revanche, elle dément qu'elle soit l'œuvre de penseurs de la chrétienté latine du XIIe siècle. Ce sont bel et bien, les traductions de l'arabe au latin qui ont familiarisé les penseurs médiévaux avec cette théorie.

A en juger par la traduction de Constantin l'Africain (un Ifrîqiyéen converti au christianisme, mort avant 1098) du Kitâb Kâmil Al Sinâ'a Al Tibiyya de 'Alî b. al-'Abbâs Al Majûsî (m. vers 984) sous le titre de Pantegni, les Latins en ont pris connaissance un siècle plus tôt. Avant de connaître Al Kindi, ils ont découvert, avec ce traité scientifique, l'œuvre d'un médecin écrivant en arabe et revendiquant des titres d'originalité par rapport à ses prédécesseurs, même si son innovation s'inscrit dans une double tradition de la médecine byzantine : des commentaires alexandrins des Ve-VIe siècles, d'une part, des encyclopédies - les compendia -, d'autre part.

En faisant la synthèse entre ces deux traditions, Al Majûsî concilie, en effet, l'ambition théorique de la première avec les visées pratiques et utilitaires de la seconde. Qu'en est-il de la culture islamique ? Certes, la tradition textuelle arabe a bien conservé l'ouvrage d'Al Majûsî. Mais combien d'autres sont-ils perdus, pour n'avoir guère suscité d'intérêt parmi les Arabes, lorsque ils n'ont pas été combattus et reniés ? C'est le cas, par exemple, du commentaire qu'Ibn Rushd a consacré à la République de Platon. Aujourd'hui, il est considéré comme perdu, mais pas tout à fait.

Par bonheur, une bonne traduction hébraïque l'a préservé. Mais ce n'est que récemment qu'un spécialiste marocain du judaïsme a adapté à l'usage du lecteur arabophone le texte hébreu édité et traduit en anglais cinquante ans plus tôt. Pareille déperdition n'a pas touché que le patrimoine arabe : de nombreux textes du corpus grec ancien disparus sont conservés dans des versions arabes sur lesquelles l'Europe latine s'est fondée pour construire sa propre renaissance. De même que plusieurs écrits arabes ne doivent leur survie qu'à leurs traductions adaptations latines. Le « rien ne se perd, tout se transforme » trouve, ici, une belle illustration. Il nous rappelle que toutes les cultures, quelle qu'elles soient, sont toujours le produit du métissage et de l'hybridité.

Par-delà açala et mu'açara : l'appropriation de l'histoire

S'agissant de cette part perdue des écrits représentatifs de l'humanisme arabe, la latinité peut, à juste titre, être revendiquée par les Arabes en tant que mémoire de substitution - une mémoire oubliée dont il convient d'en faire l'anamnèse.

Cet engagement en faveur de la latinité, les Arabes sont appelés à s'en réclamer pour des raisons qui sont à la fois techniques et cognitives s'ils veulent renouer avec l'une des parties les plus fécondes de leur patrimoine intellectuel, d'une part, et entretenir une relation dialogique avec un partenaire de taille, d'autre part. La culture européenne latine comme passage obligé, voilà ce à quoi les Arabes sont conviés ! À condition qu'ils prennent acte du dépassement - au sens hégélien du terme - de la culture européenne latine.

Pour cela, ils doivent faire un deuil : celle-ci n'est pas un succédané de la culture arabe classique. Elle n'en est même pas le réceptacle. Aucune culture, qu'elle soit livresque ou « orale », ne peut être réduite, sous peine d'en méconnaître l'originalité, à la somme de ses appropriations, usages et emprunts. Pour parler comme Aristote, ces derniers n'opèrent que comme matière première dans le procès de production de sa fabrique.

S'agissant dans le cas précis d'une culture de l'écrit, une vaste chaîne de transformations a permis à des livres traduits par elle de donner naissance à d'autres livres, lesquels en ont engendré quantité d'autres aussi significatifs, les uns que les autres, d'abord et avant tout, de son génie propre.

En s'inscrivant en filigrane dans la culture européenne, l'apport arabe a - pour son plus grand bien - connu une formidable transfiguration créatrice, jusqu'à engendrer des significations dont ses producteurs initiaux ne soupçonnaient même pas l'existence. A cet acquis, les Arabes ne peuvent accéder, et la tâche n'est guère aisée, qu'en appréhendant cette culture dans la complexité de ses déploiements et de ses articulations. Le travail à faire est à la fois d'identification et d'appropriation.

Il doit pouvoir se faire au moyen de la traduction (et les modalités de la traduction sont multiples) mais également (on devrait dire surtout) d'une « archéologie », à la manière de celle pratiquée par Michel Foucault sur le XVIIe siècle européen. Prenons Hayy ibn Yaqzân d'Ibn Tufayl : traduit en hébreu, il fait l'objet d'un commentaire de Moïse de Narbonne en 1349. L'Europe du nord le découvre, trois siècles plus tard, dans une traduction latine d'Edward Pococke (Oxford, 1671), sous le titre Philosophicus autodidactus, avant de susciter une série de traductions : anglaise, néerlandaise, allemande, française.

Son influence sinueuse, et parfois souterraine, est difficile à saisir. Un des fondateurs de la modernité philosophique, Spinoza, en a été un lecteur avisé : « pour tous les familiers de Spinoza, il est clair que l'œuvre d'Ibn Tufayl a été lue de près par le maître comme par son cercle, constituant un maillon de première force pour relier les pensées "d'Orient" et "d'Occident" » (S. Aufray, Tarzan, l'homme sage, in Ibn Tufayl, Le philosophe autodidacte, Paris, 1999, p. 151).

Voilà une œuvre arabe entrée directement dans l'élaboration d'une philosophie au fondement de l'un des versants les plus saillants de la modernité européenne grâce à une plume juive ! Depuis la Nahda, des intellectuels arabes fascinés par la culture européenne ont conjuré leurs compatriotes de faire preuve d'« ouverture » (tafattuh) à son égard, au motif qu'elle était digne d'être prise pour modèle d'imitation tant en raison de sa supériorité intellectuelle que de son efficacité technique, toute chose que leur culture sclérosée était incapable de leur offrir et qui trouvait là, le moyen de sortir de sa léthargie. Cette attitude teintée de positivisme scientiste a longtemps perduré, y compris dans le discours de la Thawra. Elle brille par sa naïveté.

Aujourd'hui, on doit pouvoir lui substituer un nouveau rapport mieux négocié intellectuellement. (Ici et là, cette tâche est déjà commencée). Car s'il s'agit d'aller (de nouveau) vers la culture européenne, ce n'est pas tant pour la solliciter (une fois encore) comme signifiant-maître, pour citer Jacques Lacan, mais pour en éprouver, dans les termes de Jacques Derrida, l'hospitalité, comme elle-même nous y convie objectivement, cela s'entend en raison de l'arabicité de l'un de ses linéaments.

Cette assomption de l'humanisme arabe classique comme partie intégrante de la culture occidentale latine - à condition, avons-nous dit, de ne pas voir dans celle-ci un avatar de celle-là - ouvre toute autre perspective à l'être-au-monde des Arabes (2). Outre qu'elle rend nécessaire le rapport à l'Occident latin, elle en fonde la légitimité. Mais cette fois-ci, l'« esprit d'ouverture » n'est plus dicté par la prétendue supériorité de l'autre. Il est au contraire appelé par sa filiation : une filiation qui permet d'en faire l'expérience sur le mode de l'intériorité et non de l'extériorité, comme le prône le discours clivé de l'« authenticité » et de la « contemporanéité ».

En même temps qu'il affecte les Arabes dans leur relation à l'Occident latin, ce changement de perspective leur permet, par ailleurs, de redéfinir leur situation vis-à-vis de leur propre passé. À cette condition, au lieu d'être médiatisé par la « science », la « technologie », ou quelque autre ingrédient de l'idéologie de l'efficiency, générateurs d'« humanisme anti-humaniste », selon l'heureuse expression d'Edward Saïd, la véritable renaissance leur viendrait d'une expérimentation de l'histoire. Etant entendu qu'ils ne peuvent vouloir historiciser leur relation à la modernité occidentale (encore ont-il conçu cette relation en la forme spécieuse du « retard historique ») et continuer de traiter leur passé de manière anhistorique.

Si, pour accéder à la contemporanéité, ils doivent valider la culture européenne par une évaluation critique, il leur incombe d'examiner également leur passé à l'aune de la raison critique. Alors seulement ils pourront historiciser leur relation au monde moderne (en voulant devenir son contemporain) et cesser d'être agités par l'obsession du même (en voulant rester authentiques).

Texte de la conférence prononcé le jeudi 18 janvier 2007 au forum Les Débats d'El Watan sur le thème « Les Arabes et le sens de l'Histoire ». Les intertitres sont de la rédaction

Notes de renvoi :

1) Ce cercle est l'origine de traductions d'ouvrages d'Aristote, d'Alexandre d'Aphrodise, de Plotin et de Proclus, cf. G. Endress, « The Circle of al-Kindî », in G. Endres & R. Kruk (eds), The Ancient Traditions in Christian and Islamic Hellenism, Leyde, 1997, pp. 43-76. 2) Selon le philosophe baroque brésilien, Candido Mendes, elle rend culturellement aptes Arabes et musulmans à unir leurs forces à celles de l'Occident latin pour faire face à la domination de l'Occident anglo-saxon et à sa globalisation, Le défi de la différence, Paris, 2006.

L'auteur est historien, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris.

Houari Touati

 

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