Chronique des 2 rives / Littérature : le passé composé Spécial
Chronique des 2 rives / Littérature : le passé composé Spécial
Écrit par Abdelmadjid KAOUAH
Longtemps, et jusqu’à aujourd’hui sous des formes nouvelles, la fiction littéraire a été le domaine par excellence de l’expression et de l’exercice de l’esprit critique et iconoclaste... L’inspiration satirique n’a pas manqué au Maghreb de dresser ses inventaires critiques à l’égard de l’état des mœurs et du conservatisme religieux dans une société qui s’extirpait d’une longue aliénation coloniale.
Ce sont en fait les faux-fuyants qui en sont la cible, dans l’attente impatiente de la «Cité idéale». La bigoterie et la fausse dévotion en prennent pour leur grade (Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Abdelkébir Khatibi…). Sans oublier «Le pèlerinage païen» de Mourad Bourboune, roman iconoclaste et précurseur. Et plus récemment les romans-manifestes de Amin Zaoui, acerbes qui dévoilent les arcanes de l’obscurantisme rampant ou conquérant… Boualem Sansal mène lui une œuvre critique qui se veut «radicale» et que d’aucuns soupçonnent qu’elle répond de plus en plus à des contingences géo-politiques qui dépassent son espace natal…
DERIVES ET FAUX-FUYANTS
C’est un peu aussi le cas de Kamel Daoud qui doit faire face à des interpellations idéologiques qui nous éloignent de la littérature proprement dite. Au Maghreb, des écrivains audacieux n’ont pas attendu l’affirmation mortifère des dérives intégristes pour s’interroger sur la place et le sens de l’islam dans une société qu’on croyait définitivement tournée vers la modernité. Ainsi pour Mourad Bourboune, la religion léguée par les aïeux avait «le goût du salpêtre et de la poudre». Comprendre qu’elle participait du combat anti-colonial mais déjà menacée de détournement par l’émergence de nouveaux prophètes. Et depuis «Le passé simple» du romancier marocain Driss Chraïbi, on sait que la littérature maghrébine, même au cœur d’une époque d’unanimisme, ne s’est pas empêchée de décocher quelques traits considérés comme irrévérencieux, voire scandaleux. Des procès dont fit l’objet Kateb Yacine dans les mosquées destinées en principe au recueillement spirituel. Pour Driss Chraïbi, le scandale fut à la mesure du prétendu sacrilège : il dut faire pénitence. Une certaine critique fit florès, beaucoup plus sensible aux éclats et aux écarts qu’à l’intériorité. Alors que les arcanes des vieux humanismes étaient voués à l’éclatement. Mohamed Arkoun écrivait dans la préface de l’ouvrage «Le sentiment religieux dans la littérature maghrébine en langue française» de Jean Déjeux (L’Harmattan, 1986) : «Tout se passe comme si le champ intellectuel d’un grand nombre d’écrivains... avait subi un rétrécissement du fait de la contamination du regard ambiant sur une «religion» omniprésente et, par suite, bouc émissaire pour tous les maux mal diagnostiqués». Il a existé depuis «Zohra, la femme du mineur»(1925), de Hadj Hamou Abdelkader, au «Soleil sous un tamis», de feu Rabah Belamri, un regard qui laisse affleurer des pointes d’ironie bien senties , tout en mettant en exergue le fait religieux dans son enracinement populaire profond. Ou de circonstances comme le décrit avec humour Abdelkébir Khatibi : «Mon père passa sa vie entre Dieu et l’argent ; souvent il les mettait tous les deux dans sa poche». Dans «La Répudiation», Rachid Boudjedra déboulonne le père-castrateur et la bigoterie. Avec Nabile Farès, c’est l’éloge d’un certain panthéisme, consacré au «multiple»…
AU CŒUR DE L’ORDALIE
Paradoxalement, cette impertinence traduit parfois une quête d’absolu, d’un pèlerinage quasi mystique. C’est Malek Haddad qui écrit : «Je suis venu voir mon Dieu/ Moi l’herbe misérable». C’est Abdelatif Laâbi au cœur de l’ordalie qui note dans ses «Chroniques de la citadelle de l’exil» : «l’éclatement de la spiritualité dans la matière», en réminiscence des vers d’Al-Halladj. Feu Abdelwahab Meddeb fut parmi les premiers écrivains maghrébins à revisiter «la dimension poétique, oraculaire, dense, énigmatique» d’Al-Hallaj. On reprend les chemins de Damas pour aller se recueillir et rendre hommage à Ibn Arabi. Bachir Hadj Ali dans «…Que la joie demeure» s’interroge : «Qui triomphera ce jour-là/ Des gens de la ligne droite ?».
Et Mourad Bourboune de s’exclamer : «Seigneur/Je vous rapporte/ Intacte / ma part de haine/ Comptez !/ Je n’ai rien dépensé». Plus récemment, l’écrivain Habib Tengour évoquait sans détour comment il a baigné dans son enfance dans un «soufisme populaire» dans les mosquées et les confréries de sa ville natale, Mostaganem.
A cet égard, le penseur tunisien Mohamed Talbi avait avancé une approche de la distinction entre «islam sociologique» et «islam-foi et conviction». Il y a peu l’attachement à l’identité était perçu comme une le signe d’une affirmation libératrice de certaines formes d’aliénation imposées par les enjeux de pouvoir à l’échelle de la planète. L’affirmation d’une identité serait-elle devenue une source de tension et de confrontation sectaire ? Amin Maalouf «pense que même aujourd’hui, affirmer son identité peut se faire d’une manière parfaitement saine. Je pense que chacun de nous a besoin de vivre pleinement son identité… Les mots ont leur importance. Justement, le mot identité est l’un de ces mots sur lesquels on peut parfois déraper. Parfois on confond son identité qui est une chose très complexe, avec une seule appartenance qui est souvent ethnique, religieuse ou autre…A mon sens, l’identité de chacun d’entre nous est faite d’appartenances nombreuses. Le monde d’aujourd’hui n’encourage pas les gens à vivre pleinement toutes leurs appartenances. Elle encourage plutôt à rejoindre la tribu». Et Amin Maalouf de préciser aussi dans son essai : «Lorsqu’on sent sa langue méprisée, sa religion bafouée, sa culture dévalorisée, on réagit en affichant avec ostentation les signes de sa différence.»
PRINTEMPS AMERS
On avait pensé qu’à la faveur du des dits «Printemps arabe» que le blocage historique dans le monde arabe allait laisser place à une nouvelle dialectique plus féconde entre l’identité religieuse et la praxis démocratique. En fait, c’est un long feuilleton mouvementé qui est loin de tenir ses promesses. Voire dans certains cas, un marché de dupes. On assiste au renforcement, voire la radicalisation du formalisme religieux de la bigoterie . Ce processus atteint les sociétés déçues par un accès tronqué à la modernité, mises en demeure par de nouvelles inégalités sociales conduisant à des impasses historiques. Le zèle religieux se présente comme une réplique à une globalisation du nivellement par le déclassement et la perte de repères. Alors «on aspire à une âme neuve» (Dib). Et le plus souvent, à défaut d’une vraie spiritualité libératrice, la quête débouche sur la subordination à de nouveaux prophètes auto-proclamés. Ainsi en est-il apparemment de ce «Muezzin» qui annonce en bégayant «la nouvelle vérité»…
Un rapide inventaire suffit pour relever les rigidités intellectuelles et idéologiques, les pratiques désuètes et intolérables qui sévissent dans les pays «arabo-musulmans» qui croulent sous la consommation octroyée par la manne pétrolière. Cependant, culturellement dominé par un rigorisme étouffant et hypocrite (où la femme est encore menacée d’être lapidée, répudiée, n’héritant qu’à moitié…), le monde arabo-musulman est sommé, d’une part, de retourner à des sources pour le moins troubles, sinon polluées par la passion idéologique et politique. D’autre part, requis impérativement de faire droit à une parole vivifiante et plus subtile, à une pensée à la fois contradictoire et éclairante sur les vrais enjeux de société dans ce XXIe siècle.
FLAMBEAU OU TENEBRES
Rappelons les fortes paroles de Djamel Eddine Al Afghani qui date de la fin du XIXe siècle : «Il est permis de se demander la raison pour laquelle, la civilisation arabe, après avoir jeté un si vif éclat sur le monde, s’est éteinte tout à coup ; comment ce flambeau ne s’est pas rallumé depuis, et pourquoi le monde arabe reste-t-il toujours enseveli dans de profondes ténèbres ?. Les religions, par quelque nom qu’on les désigne, se ressemblent toutes... Lorsque la religion chrétienne, sous les formes les plus modestes et les plus séduisantes, est entrée à Athènes et à Alexandrie, qui étaient, comme chacun sait, les deux principaux foyers de la science et de la philosophie, son premier soin fut, après s’être établie solidement dans ces deux villes, de mettre de côté et la science proprement dite et la philosophie, en cherchant à les étouffer l’une et l’autre sous les broussailles des discussions théologiques, pour expliquer les inexplicables mystères de la Trinité, de l’incarnation et de la transsubstantiation. Il en sera toujours ainsi. Toutes les fois que la religion aura le dessus, elle éliminera la philosophie ; et le contraire arrive quand c’est la philosophie qui règne en souveraine maîtresse…»
Comme nous l’écrivions dans ces mêmes colonnes, pour les historiens de bonne foi, il est maintenant admis que le monde a «parlé arabe» durant une longue période de l’histoire de l’humanité. L’Empire musulman a su non seulement recueillir les legs de l’Inde, de la Mésopotamie et surtout l’héritage hellénistique, les prolonger et leur donner un second souffle tout en devenant un espace de recherches et d’investigations favorisant l’essor des sciences exactes. L’historien des sciences arabes, Ahmed Djebbar, remarque à juste titre que la renaissance a été possible grâce à la modernité arabe des IXe et XIIe siècles. Par la suite, l’histoire de la pensée universelle allait se jouer ailleurs … Malgré les avancées fulgurantes de la science, Le monde ancien n’a pas fini d’agoniser sur ses dépouilles. Et souvent, dans le nôtre, l’avenir se conjugue par une nostalgie stérile du passé. Il reste, Dieu merci, la littérature pour en prendre conscience et faire toucher du doigt l’urgence d’un futur mérité.