Mémoires du dernier chef historique des Aurès – Tahar Zbiri.
Mémoires du dernier chef historique des Aurès – Tahar Zbiri.
Publié le 25 septembre 2018 par bouhamidi mohamed
Dans ces « Mémoires du dernier chef des Aurès », Tahar Zbiri nous livre de précieux témoignages. D’une part, les souvenirs qui sont restés, leur sélection pour figurer dans un livre révèlent la trame psychologique profonde de l’homme. Mais très certainement, la trame psychologique de tous ces hommes qui ont décidé de prendre les armes contre le colonialisme : une trame composée de pensée faite volonté et d’une volonté faite actes. Certains pourront contester, chez les hommes de novembre, la présence et la consistance d’une pensée politique au sens classique, c’est-à-dire européen puisque c’est le modèle.
Bien qu’extérieur à l’Organisation Spéciale, et trop jeune militant à l’époque héroïque de la naissance des partis politiques algériens, Tahar Zbiri nous restitue avec profondeur et dans le style le plus direct, le plus dépouillé, le plus près des faits, les chemins de la pensée qui ont mené au choix de la lutte armée.
Zbiri nous rend d’abord, la réalité dans la chair et dans la faim des hommes, les contraintes qui ont poussé ces Chaouias de sa région à se faire salariés saisonniers, aléatoires, presque armée de réserve des grands patrons des mines de l’Ouenza. Poids insoutenable des impôts, séquestre des terres, dépossession par les ruses des lois coloniales qui démembraient la propriété tribale pourtant tenace et résiliente sur ces terres des Aurès, ces grands facteurs sociologiques et économiques, prennent vie dans la chair et dans le cerveau de Zbiri lui-même et de toute sa communauté.
La pensée est subsumée, ici, dans les sens le plus gramscien et sartrien de praxis, d’alliance de la pensée et de l’action. Et l’unité des deux se fait toujours dans la construction des instruments politiques nécessaire à l’action. Sans la construction de ces instruments, la conscience ni la pensée ne peuvent exister, et ne peuvent naître à la vie. Ces leaders capables de dire la pensée qui unifie les détresses individuelles et les luttes parcellaires et la transformer en vision d’une cause commune qui générait la misère de notre peuple à l’époque. Zbiri nous dresse le tableau vivant, de ces hommes innombrables qui créent la pensée de leur époque et de leur propre vie et ses formes d’existence pratique.
Et cette existence pratique, dispersée certainement selon les appartenances sociales, devient révolution dès que le choix est pris pour conformer pensée et action à la condition de violence totale qu’imposait le colonialisme à notre peuple.
Nous découvrons alors dans les mémoires de Zbiri, les noms de ces hommes, la part du hasard et de l’aléa dans leurs parcours, leurs contributions, leurs erreurs et leur génie, leurs effondrements pour certains, leur immensité pour quelques-uns dont Ben Boulaïd.
Mais d’où Ben Boulaïd a hérité de son sens de l’organisation, de la clandestinité, de l’art de déjouer la répression et ses ruses, alors même qu’il n’a connu aucune école de la lutte politique ?
Disons alors qu’à travers Zbiri, nous découvrons que la pensée chez ces révolutionnaires est la pensée des tâches pratiques dans les conditions pratiques : où récupérer des armes, souvent les récupérer une par une, à la pièce pour des armes rudimentaires ? Où installer des caches d’armes ou de nourriture ? Tenir des jours si longs de faim et de soif ? Parcourir sans cesse des kilomètres, établir des centres secrets de commandement, assurer des liaisons minimales, convaincre les montagnards d’accueillir une révolution germée dans les centres urbains.
Ces conditions pratiques d’une société réelle sont la source et la limite de l’action révolutionnaire. Les dirigeants subalternes ou de seconds rangs agissent dans le cadre des gratifications de leur société réelle, leur société tribale. Leurs grades et leurs statuts dans l’ALN sont perçus et vécus comme des statuts gratifiants de leurs tribus. Ils veulent souvent être des chefs de l’ALN car ils veulent simplement, dans leur inconscient social, être reconnus comme « réussite » par leurs tribus, leurs clans, leurs familles avec l’immense jouissance du prestige des guerriers et des chefs et des jouissances parallèles que promet ce prestige.
Alors, ces mémoires nous mènent vers cette distinction à l’intérieur d’une révolution en marche, entre révolutionnaires inscrits dans la sainteté du messianisme et des révolutionnaires limités par leurs horizons sociaux, claniques, moraux.
L’ALN s’est nourri des tabous de cette société. Ils lui ont donné force pour la plupart de temps. Le tabou religieux et le tabou social qui interdisent de discuter l’interprétation de l’imam et l’ordre du patriarche se sont appliqués au respect de la directive politique et à l’obéissance de l’officier comme s’il était leur propre père. Totalement respecté au sein de l’ALN, le tabou sexuel qui interdit tout à la fois de parler du corps et de le laisser parler, qui interdit toute relation sexuelle du djoundi avec des femmes et encore plus avec des camarades de combat, a permis à notre société de mobiliser hommes et femmes dans cette structure externe à la société tribale. Mais ce même tabou sexuel a servi à donner une expression morale et un camouflage politique à de simples ambitions personnelles de chefferie dont nous avons vu qu’elles sont elles-mêmes des moteurs générés par la société.
Alors le reflet de ces structures sociales, leur génération des points forts ou des points faibles, se reflètent dans la conscience, les actes et les motivations des acteurs et prennent l’aspect fantastique de rivalités et d’ambitions individuelles. Là où agissent les déterminations puissantes des inconscients individuel et social nous apparaît un théâtre de l’individualisme et de la morale ordinaire.
L’auteur nous met sur cette piste à son insu et toute histoire se fait, et s’écrit souvent, à l’insu de ses acteurs ou de ses auteurs.
Par bonheur Zbiri, tout au long de ces mémoires, nous restitue les chemins que ces révolutionnaires ont dû ouvrir pour les moindres actes comme pour les réalisations grandioses.
Mais, autant à l’intérieur du texte, Zbiri nous rend l’esprit d’une révolution, voire d’une époque dans laquelle le terme de révolution signifiait l’engagement jusqu’à la mort et la fidélité sous les pires contraintes, autant notre lecture dépend de notre propre configuration mentale actuelle, du lieu actuel d’où nous lisons.
Mais il faut d’abord lire, et ce livre est important et essentiel.
M.B
Mémoires du dernier chef historique des Aurès – Tahar Zbiri. Traduction française - Alger – Editions ANEP – 331 pages.
Source : Horizons du 26 sept 2018