«ISLAM, LA DERNIÈRE CHANCE : POURQUOI, COMMENT ET QUE RÉFORMER DANS L’ISLAM» DE NOUR-EDDINE BOUKROUH ET SAÏD BRANINE Une rupture avec l’apologie obsessionnelle du passé
«ISLAM, LA DERNIÈRE CHANCE : POURQUOI, COMMENT ET QUE RÉFORMER DANS L’ISLAM» DE NOUR-EDDINE BOUKROUH ET SAÏD BRANINE
Une rupture avec l’apologie obsessionnelle du passé
Par Lahouari Addi,
professeur émérite Sciences Po, Lyon
Nour-Eddine Boukrouh et Saïd Branine ont publié un livre-entretien ayant pour titre Islam, la dernière chance : pourquoi, comment et que réformer dans l’islam (éditions Entrelacs, Paris, 2018). Construit sous la forme de questions- réponses, le livre soulève des questions cruciales relatives à la culture religieuse musulmane qui, selon les auteurs, s’est éloignée de l’islam et menace la sécurité des musulmans et du reste du monde. Lahouari Addi, professeur de sociologie émérite, analyse pour les lecteurs du Soir d’Algérie le contenu de cet ouvrage.
Depuis de nombreuses années, à travers des livres édités en Algérie et d’articles parus dans la presse arabophone et francophone, Nour-Eddine Boukrouh mène un combat incessant contre ce qu’il appelle le vieux savoir des oulémas qui alimente une culture religieuse de masse, loin des exigences spirituelles du Coran. En dehors d’un lectorat qui lui est acquis, il suscite des réactions hostiles du fait que le sujet est sensible. Ses détracteurs ne vont pas jusqu’à l’accuser d’être un impie ou un apostat (kafer) comme ils le font en général contre toute personne critiquant les oulémas. La raison est que Boukrouh proclame défendre une conception moderne de l’islam que lui a enseignée son maître à penser Malek Bennabi, connu pour sa défense d’une interprétation moderne de l’islam. Critique de la religiosité populaire et de l’indigence culturelle de ses concitoyens sous la période coloniale, Bennabi est en effet célèbre pour avoir écrit dans les années 1940 que «nous avons été colonisés parce que nous étions colonisables». Se réclamant de cette pensée, Boukrouh s’en prend à la pensée religieuse populaire qui, dit-il, porte atteinte à l’universalité et à l’humanisme du Coran. Cette posture n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’islam, et tous les réformateurs, anciens ou contemporains, ont dénoncé l’écart entre ce qu’ils pensent être l’islam du Coran et celui pratiqué dans la vie quotidienne. Les plus célèbres des réformateurs contemporains sont certainement Djamel Eddine al Afghani et Mohamed Abdou. Ce dernier a été formé à l’université d’Al Azhar et reconnu comme ‘alem par ses pairs. Abdou s’est cependant limité à critiquer les pratiques mystiques du soufisme et de son avatar maraboutique, épargnant la doctrine classique héritée de Al Ash’ari et de Al Ghazali. Il a essayé de façon anachronique de ressusciter la pensée rationaliste des mou’tazilas, mais il a échoué parce que, premièrement, la victoire des hanbalites sur les rationalistes a été définitive, et deuxièmement le paradigme médiéval des mou’tazilas était intellectuellement dépassé. Cent cinquante ans après Abdou, Boukrouh est plus audacieux en s’attaquant directement à la tradition qui s’est construite dès la mort du Prophète libérant une dynamique qui mènera à la décadence. Pour lui, Ibn Hanbal, Al Ash’ari, Al Ghazali… ont orienté la théologie musulmane vers une perspective de fermeture incarnée plus tard par Ibn Taymiyya, Mohamed Abdelwahab et aujourd’hui les islamistes. Pour appuyer cette perspective, il mobilise un savoir qui le situe à l’intérieur du patrimoine religieux ; il ne critique pas celui-ci de l’extérieur. Il souligne des évolutions endogènes à la théologie qui aurait mené vers la rupture avec l’esprit du Coran. Il ressuscite un débat que la théologie officielle a refoulé, voire interdit pendant des siècles, celui relatif à l’ordre chronologique des versets du Coran. Cet ordre, dit-il, a influé sur la perception du message divin et sur le rapport entre le monde humain et le sacré. «Le Coran que nous avons entre les mains, écrit-il, et dont l’ordre a été fixé une vingtaine d’années après la mort du Prophète, n’est donc pas le Coran tel que l’a reçu le Prophète.» (p.190) Ceux qui ont choisi cet ordre et l’ont imposé avaient des motivations politiques et non religieuses. Ils ont joué sur la peur du sacré et ont fait de la surenchère pour avoir une plus grande autorité sur les croyants. Ce qui a été mis en avant, c’est l’image d’un Dieu autoritaire qui châtie sur terre et qui punit dans l’au-delà ceux qui lui désobéissent. Cette conception de Dieu, qui n’est pas celle du message révélé au Prophète, a été construite par le savoir théologique qui voulait que la crainte de Dieu se traduise par la peur du monarque. Pour cela, il fallait que le Coran soit perçu comme un texte répressif. Pour appuyer cette argumentation, l’auteur écrit : «Pendant treize ans, 86 sourates comportant 4 323 versets, soit les 2/3 du Coran, avaient déjà été révélés, où il n’était pas question de jeûne, de pèlerinage, de règles de l’héritage, de mariage ou de divorce, de voile de la femme ou de djihad. On trouve la codification des ablutions et de l’imputation de la main en cas de vol dans la cinquième sourate de l’ordre actuel, alors qu’elles ont été prescrites dans la 112e, soit quelques mois avant la mort du Prophète» (pp. 192- 193). La théologie ainsi lourdement impliquée dans la vie sociale profane a transformé le Dieu de l’Univers en un Dieu de l’Histoire «engagé dans les actes quotidiens de Ses créatures, impitoyable avec les ‘‘infidèles’’ et miséricordieux envers Ses adorateurs» (p. 178). Pourtant, ajoute Boukrouh, le Dieu de l’Univers est plus convaincant que le Dieu de l’Histoire parce qu’il correspond au désir de spiritualité de l’Homme. Toute la réflexion de Boukrouh se focalise sur le savoir des oulémas qui aurait étouffé les potentialités de nombreuses générations et mené le monde musulman vers la décadence dès le XIe-XIIe siècles. Le choc avec l’Europe et la domination coloniale qui a suivi ont éveillé certaines consciences, notamment celles des réformateurs de la Nahda du XIXe siècle. Mais cette velléité de réforme n’a pas abouti parce que la Nahda a été seulement «une décharge d’orgueil et un désir de revanche sur l’Occident. Elle a échoué politiquement parce qu’elle n’était intéressée que par la libération de l’occupation étrangère, et intellectuellement parce qu’elle n’était pas intéressée par l’émancipation de la pensée et la valorisation du citoyen» (pp. 133-34). Cette critique est une remise en cause radicale d’un dogme fondateur des élites nationalistes arabes qui ont considéré que la Nahda a modernisé le discours religieux en combattant les croyances populaires liées au maraboutisme. Ce dogme est enseigné aux élèves des écoles primaire et secondaire, convaincus que la réforme de l’islam a déjà eu lieu et a été une réussite. Les élites nationalistes à la tête des Etats postcoloniaux n’ont pas fait le bilan de la Nahda, ne se sont pas penchés sur ses limites idéologiques et n’ont pas suscité une réforme de la théologie cohérente avec les aspirations des jeunes générations au développement et à la modernité. Menacées par l’islamisme, les élites dirigeantes combattent celui-ci militairement sans avoir conscience que «sa source véritable est le vieux savoir théologique qu’elles protègent, honorent et financent par calcul de pouvoir plus que par dévotion » (p. 241). Pour Boukrouh, ces élites n’ont pas le sens des perspectives historiques et n’ont pas conscience de la gravité de la situation. Obsédées par leurs intérêts politiques immédiats, elles montrent leur incapacité à voir que l’islam a été «abandonné à la furie destructrice de l’ignorance sacrée» (p. 121). Même si elle n’est pas clairement exprimée, l’idée de Boukrouh est que le savoir classique, renommé pour son érudition du temps d’Al Ash’ari et d’Al Ghazali, s’est asséché et coupé de la réalité historique d’aujourd’hui. Il a même donné naissance à une sous-culture religieuse qui tient de vérité divine et qui attire des individus qui n’ont pas les compétences nécessaires pour interpréter le Coran. Boukrouh définit cette culture comme «une sorte d’oxygène qu’inhalent les musulmans de la naissance à la mort… recyclée par des turbines que sont l’enseignement public, les prêches des mosquées, le discours politique, les médias, la littérature religieuse qui domine l’industrie de l’édition et les réseaux sociaux sans que personne comprenne que c’est de là que viennent les problèmes qui perturbent la vie des musulmans et menacent leur statut, car cette culture est en voie de devenir une négation du monde, des autres et de l’avenir» (p. 100).
Paradoxalement, cette sous-culture a été favorisée par la scolarisation massive qui, au lieu d’enrichir et de moderniser la vieille tradition classique, l’a au contraire appauvrie. En effet, la scolarisation massive des Etats postindépendance a permis la propagation d’une interprétation rudimentaire du Coran en rupture avec l’érudition des oulémas du passé. Elle est véhiculée notamment par des livres religieux intellectuellement pauvres, et est utilisée comme un capital symbolique qui donne à celui qui la possède la légitimité de prendre la parole en public pour dire ce que le Prophète aurait fait dans telle et telle situation, et de dire ce qu’est le Bien et ce qu’est le Mal. Elle permet d’enjamber les barrières culturelles et de bousculer la hiérarchie sociale réordonnée sur la base de l’expression publique de la religiosité. C’est ainsi que des individus sans formation théologique se sont imposés comme des imams écoutés dans leurs quartiers. Vidé de sa spiritualité et de son potentiel humaniste, l’islam est ainsi détourné pour un usage social permettant d’acquérir à bon marché de la crédibilité et de l’autorité. La sous-culture religieuse qui s’est propagée dans la société n’est pas destinée à encourager la piété, la spiritualité, et n’accompagne pas des comportements puritains. Elle sert plutôt à donner bonne conscience à une société à qui le marché a fait perdre le sens de la solidarité de la culture traditionnelle. Contrairement à ce qui se dit et à ce qui s’écrit, suggère Boukrouh, ce n’est pas le religieux qui domine dans la société musulmane ; au contraire, l’islam est dominé par les intérêts symboliques et matériels. L’auteur souligne cette dynamique qui a transformé la religion en un contrat commercial entre Dieu et le croyant et qui a réduit le sacré à un espace de marchandises symboliques. «Le Dieu du donnant-donnant, du prêté pour rendu, de la récompense éternelle en contrepartie de quelques années de piété individualiste et intéressée ne peut plus satisfaire la quête spirituelle de l’ère moderne» (p. 181). Ce comportement psychosociologique utilitariste est l’expression d’un individualisme exacerbé qui porte atteinte à la cohésion sociale et à la morale publique. Les rites (‘ibadates) prennent le pas sur les relations sociales (mou’amalates) et sont pratiqués avec un souci de rendement futur dans l’au-delà. L’obsession de l’au-delà crée un état d’esprit de sauve-qui- peut, dégradant les relations sociales marquées par l’animosité, la conflictualité dans des lieux publics délabrés. «La sociabilité, la vie en commun, les devoirs collectifs, le bien public, le respect des autres quels qu’ils soient n’intéressent pas le musulman, mais seulement les rites qui rapprochent de Dieu et les actes hallal qui rapporteront des récompenses dans l’au-delà» (p. 244). C’est un tableau pessimiste que dépeint Boukrouh de la culture musulmane réduite à un utilitarisme social où l’au-delà est perçu comme une récompense éternelle en contrepartie d’un investissement dans les îbidate. D’où la nécessité de la réforme pour «reconsidérer la notion de religion et redéfinir ses finalités, pour reconstruire la pensée islamique sur des bases rationnelles, affecter de nouveaux sens aux notions d’ijtihad, de djihad, de liberté, de justice, de bien général, de nécessité» (p. 245). Vaste chantier en perspective qui cherche à mettre la religion au service de l’homme, alors que jusque-là, c’est l’homme qui a été mis au service de la religion (p. 113). «Réformer l’islam, écrit l’auteur, c’est renouveler le savoir religieux et l’exégèse sur laquelle il a été bâti, ce qui entraînera des changements dans la manière de voir et de penser des élites religieuses, dans la mentalité populaire, le contenu de l’enseignement et par conséquent la vie sociale et les relations avec les non-musulmans » (p. 254). C’est à une véritable révolution religieuse qu’appelle Boukrouh qui, comme Mohamed Shahrour, insiste pour affirmer que l’histoire religieuse de l’humanité n’a pas commencé avec l’islam et que celui-ci n’a fait que continuer – en apportant des corrections – le judaïsme et le christianisme. Cela permettra de dé-diaboliser le reste de l’humanité. Pendant longtemps, en effet, le savoir religieux des oulémas a enseigné que les non-musulmans iraient tous en enfer. Cette croyance a donné aux musulmans un sens de supériorité qui les a empêché de s’ouvrir «aux autres systèmes de pensée, et de se pencher sur l’étude des philosophies (des autres peuples) ; ils n’ont pas analysé la renaissance occidentale, chinoise, japonaise ou hindoue… Les sciences dites profanes ont été ignorées, voire méprisées, seul le savoir religieux redondant et inutile dans une très large mesure émeut et enthousiasme les foules» (p. 122). Cette réforme, dit-il, est devenue une urgence mondiale parce que «depuis septembre 2001, l’islamisme, pour ne pas dire l’islam tout court, est devenu un problème de sécurité mondiale. Quelques milliers d’extrémistes ont compromis l’image d’un milliard et demi de musulmans en général et d’Arabes en particulier » (p. 267). Cet ouvrage de Nour-Eddine Boukrouh et Saïd Branine est important et mérite d’être traduit en arabe pour être à la disposition du plus grand nombre. Il rompt avec l’apologie obsessionnelle du passé et appelle à un débat sur l’avenir de l’islam. Les auteurs mettent le musulman devant un choix existentiel : ou c’est la réforme, ou c’est le naufrage. Il me semble cependant que Boukrouh surestime le savoir religieux à se réformer par lui-même ou par ceux qui le véhiculent. Si l’on observe l’expérience de la chrétienté européenne, la scolastique n’a pas évolué par elle-même. C’est la philosophie qui l’a poussée à évoluer après l’avoir convoquée devant le tribunal de la conscience. Après plusieurs siècles de conflits, la théologie chrétienne a pris acte et accepté la liberté de conscience comme une valeur constitutive du sacré. En Europe, ce sont Descartes, Kant, Spinoza, Hegel, Fichte, Nietzsche… qui ont défendu contre l’aliénation religieuse le caractère sacré de la vie humaine. Quel chemin prendra l’expérience musulmane pour accepter de respecter l’Homme et sa conscience ?
L. A.
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