La culture, un levier puissant de transformation sociale

Publié le par Mahi Ahmed

La culture, un levier puissant de transformation sociale

Par Yacine Teguia

contribution publiée dans les colonnes du journal la Cité ce samedi 4 août 2018

 

Trois conceptions de la culture s'affrontent en Algérie. Celle qui la considère comme un luxe qui peut être réservé à quelques uns, celle qui l'envisage comme un partage et celle qui la conçoit comme une rente. A Ouargla, à Tiferdoud en Kabylie et à Oran, entre un concert de raï annulé, le festival Racont'arts au succès grandissant et un festival international du film arabe qui n'arrive toujours pas à s'installer alors qu'il en est à sa 11ème édition, le public aura eu la démonstration que l'opposition radicale entre projets de société est toujours à l'ordre du jour. Bien qu'Ouyahia conteste toute idée de crise politique dans notre pays, cette confrontation porte non seulement sur la base économique sur laquelle repose la culture mais aussi sur les conceptions politico-idéologiques qu'elle suppose.

Une partie, en embuscade, espère l'emporter. Elle réduit la culture à une marchandise et elle est partout à la manœuvre, occupe tous les espaces, discoure sur tous les tons, du plus académique au plus polémique. A Oran c'est dans les ateliers que l'esprit marchand s'insinue. Derrière la question des droits d'auteurs ou à travers les problèmes liés à la commercialisation et à la promotion du film, les partisans de la marchandisation de la culture font avancer leur agenda. Heureusement on y parlait aussi d'éducation populaire à l'image et des conférenciers de très haut niveau animaient les échanges. à Racont'arts, les idéologues du progressisme libéral tentent de récupérer une expérience réussie et de l'assimiler à leur propre projet dont le festival est pourtant la négation. L'année dernière, ils pensaient avoir aperçu le nouveau modèle de croissance lors du festival qui s'était déroulé à Ath Ouabane, notant qu'«il n’est pas lié aux hydrocarbures» et qu' «il n’émarge pas au budget de l’état». Ils se sont donc installés à demeure, cette année, pour prêcher la bonne parole libérale sur leur webradio. Profitant, quant à lui, du débat suscité par l'annulation du concert à Ouargla, un expert en management culturel, après une critique fondée, conclue malheureusement avec une seule injonction au ministère de la Culture: « lever la main sur les activités culturelles, surtout au niveau local, pour laisser les intéressés s’organiser eux-mêmes, et organiser leur secteur culturel local ». Ce qui n'est pas pour déplaire aux marchands de la culture.

Les adeptes les plus conséquents d'une vision marchande de la culture sont cependant prêts au compromis sous le slogan: autant de marché que possible, autant de rente que nécessaire. Ces tenants du national-libéralisme espèrent ainsi donner, aux bénéficiaires de la rente, aux forces de l'argent sale et à toutes leurs clientèles, l'occasion de se reconvertir en investisseurs, y compris dans le domaine de la culture. Ils prétendent offrir la liberté de choix au public en refusant de manière plus ou moins abrupte de subventionner la culture, et profitent, pour justifier leur approche, de la protestation sociale. Ils en dévoient le sens pour faire dire aux citoyens en colère face à l'austérité que la culture est un luxe, alors qu'ils ne font que procéder à la manière de ceux qui coupent les routes pour que le pouvoir les écoute.

Avec l'austérité, on se retrouve parfois réduit à faire le choix entre subventionner le festival du raï de Sidi Bel Abbès ou le festival du théâtre amateur de Mostaganem, à la satisfaction des bénéficiaires de l'amnistie fiscale et de l'évasion des capitaux qui pourraient largement financer l'investissement et l'activité culturelle, en payant leurs impôts. Il ne restera bientôt plus qu'un pas à accomplir pour que l'accès à la culture ne soit réservé qu'à ceux qui ont les moyens de se payer un ticket de concert à 2000 DA ou une place de cinéma à 700 DA, reléguant les moins fortunés aux seuls spectacles retransmis par la télévision. C'est pourquoi il est ridicule de ne pas voir que ce ne sont pas les 100 DA réclamés à l'entrée de Tiferdoud qui constituent une dérive commerciale, mais bien les tentatives de flétrir Racont'arts qui sont le cheval de Troie de la marchandisation de la culture. En s'attaquant à ce qui s'est établi, autant comme un contre-modèle à la marchandisation de la culture qu'à l'esprit de rente, on désespère sur la possibilité d'une alternative au national-libéralisme promu par le pouvoir. On oublie qu'au nom de la nécessité de sortir du capitalisme de la mamelle que dénonce même Ouyahia, le pouvoir veut imposer la seule loi du marché et instrumentalise les relais les plus improbables.

En créant une polémique avec le village de Tiferdoud, dont les habitants sont accusés de toutes sortes de dépassements, on cherche à couper le festival de son ancrage : les villages de Kabylie. On voudrait les voir hésiter à accueillir la prochaine édition de peur d'être soumis au même lynchage médiatique que Tiferdoud. Mais c'est se tromper sur l'esprit de résistance citoyenne qui a su trouver dans le renouvellement de tajemat la capacité d'appréhender les problèmes d'aujourd'hui. Hacène Metref, un des initiateurs du festival, a vu juste quand il dit trouver la dynamique de Racont'arts dans cette institution dédiée au partage. La citoyenneté a investi tajemat pour y mettre un contenu propre aux forces démocratiques les plus conséquentes, en particulier sur les questions culturelles.

C'est ce que j'ai constaté chez les villageois qui accueillaient les activités dans leurs demeures, c'est la curiosité et le plaisir que j'ai vu dans les yeux des enfants qui assistaient à un atelier sur la bande dessinée qui se déroulait dans leur école ré-ouverte pour l'occasion, c'est ce que j'ai vu dans ces dessins d'enfants qui côtoyaient des œuvres d'artistes établis. C'est la liberté offerte au street art, c'est deux jeunes filles qui animent un atelier sur le genre auquel participent de manière active d'autres jeunes, filles et garçons. C'est le stand d'une association de vulgarisation scientifique ou ces femmes du village qui entonnent des chants en pleine rue et font vivre un patrimoine ancestral. C'est tout ce qui n'a pas été accepté par ceux qui ne voient de dynamique que dans le capitalisme. Alors ils ont nié la culture et tenté de susciter une vaine polémique... au village de Kamel Amzal, assassiné par les islamistes parce qu'il défendait la culture et la démocratie.

Derrière l'absence de la culture, il y a toujours une bataille des idées, y compris à Ouargla. Pensant pouvoir naviguer sur cette vague estivale, l'islamisme en pleine décomposition essaye d'usurper la contestation populaire sur les réseaux sociaux ou en interpellant le pouvoir sur les revendications sociales. Mais il ne faut pas, en cherchant « ce que cache l'agitation dans le sud », aller trop vite en besogne et en interprétant de façon erronée « des éléments de langage ». On se rappelle qu'au début du mouvement citoyen de Kabylie en 2001, des jeunes, par esprit de provocation criaient : « Djeich, chaab, maak ya Hattab ». Leur référence au chef sanguinaire du GSPC pouvait fourvoyer totalement sur la nature réelle du mouvement. Aujourd'hui il ne s'agît pas non plus d'attribuer à l'islamisme un mouvement qu'il n'a plus la force de récupérer.

On a vu, d'ailleurs, à quelle vitesse des élus de différents pans de la classe politique se sont emparés de la protestation à Ouargla pour suspendre des festivals, à Béjaïa, Jijel... Il semble que la cause soit devenue celle de toutes les récupérations politiciennes et autant dire celle de personne. Ces élus feignent ne pas voir que le désir de culture n'est pas une manière de tourner le dos aux problèmes sociaux économiques mais de s'attaquer avec détermination aux causes du marasme, aux obstacles dressés contre toute revendication qu'elle soit politique, socio-économique ou culturelle. Ils n'arriveront pas, néanmoins, à opposer les jeunes de Ouargla à ceux qui en Kabylie manifestaient en début d'année en faveur de Tamazight. Ces jeunes font, à travers la protestation de rue, le lien nécessaire entre sphère matérielle et sphère intellectuelle.

Ils réinvestissent l'espace public pour en faire un lieu de revendication citoyenne et démocratique. Dans des formes différenciées mais qui veulent, les unes et les autres, faire la démonstration d'une discipline citoyenne. Dans une marche pour ceux dont les traditions permettent de les encadrer, à travers une prière de rue pour ceux qui se rappellent qu'historiquement la prière a servi à discipliner les arabes au combat quand ils ne savaient pas encore se mettre en rangs pour livrer bataille. Il faut donc souligner que les comportements divers reflètent différents niveaux de conscience démocratique, pas l'absence de conscience démocratique. Et ceux qui pensent que les jeunes de Ouargla symbolisent le retard de la conscience sociale algérienne se trompent lourdement. Ceux qui versent dans l'attentisme ou se contentent de solutions individuelles, comme passer ses vacances ou s'installer dans des pays où l'accès à la culture est aisé, ne font pas preuve d'un esprit de lutte plus élevé que ceux qui combattent avec les ressources à leur disposition.

Au lieu de voir une combativité croissante dans la société, on relève parfois l'absence de perspective claire et globale. Mais n'est-ce pas d'abord la responsabilité des élites et de l'état d'offrir cette perspective ? Et ne voit-on pas ceux qui ne se contentent pas de la quantité au détriment de la qualité des activités culturelles? N'est-ce pas aussi cela qu'exprimait le mécontentement qui planait sur tout le festival international d'Oran du film arabe ? Une exigence de qualité non seulement dans la belle programmation offerte, dans laquelle cependant le souci de visibilité poussait parfois au conformisme social ou à l'imitation de ce qui domine au plan mondial, mais aussi revendication de qualité dans le déroulement du festival lui-même. Le public fulminait contre les retards, les déprogrammations, les changements de lieux, l'absence d'égalité de traitement entre les participants ou entre les films. Il était aussi heurtant de voir un film en compétition à l'insu des programmateurs, qui plus est en bénéficiant de deux ou trois présentations, au nom du patriotisme, quand le reste des films n'a eu droit qu'à une projection. De quoi étouffer le cinéma quand la vocation du festival d'Oran est de l'encourager.

Les journalistes entièrement pris en charge par les organisateurs du festival du film arabe n'auront pas masqué toutes les insuffisances dues à la gabegie, l'incompétence et aux luttes d'appareils et de prérogatives entre organisateurs, APC d'Oran et ONCI. Il est par ailleurs incompréhensible de justifier les faiblesses de l'organisation par la réduction du budget alors que près de 80 journalistes ont été pris en charge, pour pas loin d'un milliard de centimes. On ne voit ça dans aucun autre festival au monde. Pas plus qu'on ne voit un journaliste proche de l'organisation avoir son film en compétition et en faire la critique sous un pseudonyme. Plus d'éthique ni de déontologie... l'amnistie des égorgeurs et des voleurs est passée par là. Il semble qu'il n'y ait qu'une seule ligne rouge et elle concerne le sommet de l'état.

Cette conception de la culture comme lieu de redistribution de la rente favorise naturellement le despotisme. C'est ainsi que la cérémonie d'ouverture du festival international du film arabe sera complètement phagocytée par le discours du wali d'Oran sur la réconciliation nationale. Ce même wali offrira d'ailleurs généreusement un méchoui à tous les invités après la cérémonie de clôture du festival qui se sera déroulée sous le portrait géant du président Bouteflika. Une conception très particulière du vivre ensemble. Est-ce cela la lutte contre le terrorisme vaincu militairement, mais pas idéologiquement ? Allez donc l'expliquer aux familles des militaires tués à Skikda.

Trop de forces continuent à considérer les œuvres artistiques, les événements culturels et les lieux de diffusion à l'aune de l'accord qu'ils expriment avec leurs propres positions politiques. La tentation de caporaliser la culture est toujours là. Racont'arts apparaît à certains acteurs politiques comme une menace car il a la capacité à unir des forces disparates et leur permet d'établir une vision commune de ce que peut être une Algérie citoyenne et démocratique. La société reconnaît la qualité de l'orientation générale du festival, sa proximité avec ses propres attentes et la conséquence avec laquelle les initiateurs de Racont'arts la portent. Elle a ainsi identifié ces derniers comme des guides et des éclaireurs de la production et de la diffusion culturelle, qui pointent les enjeux sociaux et politiques sur le terrain de la culture et l'enrichissent de toutes les dimensions qui le déterminent. Le pouvoir voudrait contrôler l'imaginaire de la société, à défaut d'améliorer son vécu mais Racont'arts propose une alternative sur ces deux plans. Le festival nous dit que l'improbable reste possible, que la citoyenneté et la démocratie peuvent surgir dans les institutions où on ne les attend pas, tajemat ou une autre.

Yacine Teguia

 

 

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article