Raconte-Arts à Tifferdoud

Publié le par Mahi Ahmed

Raconte-Arts à Tifferdoud

Par Arezki Metref

 

Les cigales travaillent à temps plein ici. Elles commencent très tôt le matin à striduler dans la lumière bleu clair du lever du jour. Et elles ne s’arrêtent qu’à épuisement. Tifferdoud ? Un village à une encablure de Aïn-el-Hammam. La montagne est si proche qu’on a l’impression de la toucher juste en tendant la main. Elu village le plus propre de l’année, il accueille pour cette étape le désormais célèbre festival Raconte-Arts.

De quelque côté que tu t’y prends pour t’y rendre, le chemin monte. Il grimpe même raide. Joli métaphore géographique de la volonté de s’élever. Il n’est pas anodin que ce festival citoyen et solidaire fasse sa halte annuelle dans le village natal de Kamel Amzal, cet étudiant assassiné par les intégristes à la cité universitaire de Ben Aknoun en 1982. Il est l’une des premières victimes postindépendance des fondamentalistes pour ses idées démocratiques et pour la culture berbère. La Maison de jeunes d’ailleurs ici porte son nom.

Raconte-Arts garde toujours un aspect un peu magique, fait de rencontres et d’innovation et du goût de la liberté.

Ancienne école du village. Sous un arbre, dans la cour de l’ex-établissement, une table est posée. Des chaises. L’un des premiers auteurs invité à parler de son œuvre est l’ami Nadjib Stambouli. Je le présente. Cela donne lieu à un débat passionnant sur la littérature et le journalisme et l’amitié. Nadjib Stambouli est venu tard à la littérature. Mais quelque chose dans son écriture de journaliste portait le romancier qu’il est devenu déjà au bout de son deuxième roman. Ce qu’il a d’authentique transparaît dans sa réflexion. Il n’a absolument aucune prétention à livrer clé en main une réflexion aboutie de son activité d’écrivain. Il y a comme de l’innocence dans sa position. Cela s’appelle aussi l’authenticité.

Maison des jeunes Kamel-Amzal. Autour de Samira Bendris, l’éditrice d’El Ibriz, deux de ses auteurs. Farida Saffidine, une enseignante à l’Université de Sétif venue pour notre bonheur de lecteur à la littérature, présente son roman Voix de femmes, voies de fait. Lazhari Labter, en vétéran de l’écriture et de l’édition, revient sur son Hyzzya. Cela donne un débat comme on n’en entend que dans un festival pareil. On parle d’amour dans la littérature mais aussi dans la vie. Une parole libérée dans une salle mixte où les auditeurs et les auditrices sont de générations différentes est terriblement subversive par son authenticité. Mais il est vrai qu’il faut un texte aussi fort que celui de Ben Guittoun, étonnamment libre pour un poème de son temps, pour pouvoir déclencher des réflexions comme celle que l’on entend ici. 

Retour, le lendemain, à l’école primaire. C’est ici que tous les jours que dure le festival entre 10h et 13 heures se déroulent «Un livre, un auteur», l’activité-débat avec des écrivains. Ce matin, une affiche copieuse. Leïla Aslaoui, avec son visage de tragédienne et sa voix douce d’héroïne, raconte l’humilité avec laquelle elle est venue à la littérature. Peut-être que sa carrière de magistrate en vue puis le fait d’avoir été ministre, donc d’avoir eu une carrière politique, a quelque peu occulté son talent littéraire. Mais elle demeure une des écrivaines algériennes les plus emblématiques de l’époque trouble que nous vivons.

Et quel régal que d’écouter l’historien Daho Djerbal parler de la revue Naqd qu’il dirige depuis le décès de son fondateur Saïd Chikhi. En décrivant  la genèse du dernier numéro de la revue consacrée à l’Economie de rente et culture rentière, c’est l’histoire d’un basculement qui se dessine. Ou comment, pendant que les forces politiques de démocratie et de progrès étaient occupées à se battre contre l’intégrisme, les futurs oligarques s’appropriaient en catimini les leviers de l’Etat en voie de privatisation pour qu’il serve leurs intérêts. Résultat : ce chaos que nous vivons.

Les déambulations dans le village donnent des rencontres très riches. Voici Jorus Mabiala, le coryphée de la nuit du conte, qui tend un petit opus, Un conteur noir en Kabylie. Et voici des habitués : Denis Martinez, Akli D. Des conteurs, des musiciens, des comédiens, des artistes-peintres, des cinéastes, de simples badauds, Raconte-Arts est le lieu du mouvement. Ça bouge. Dans tous les sens. A toutes heures. Ça danse, ça débat, ça chante, ça peint, ça dessine, ça discute. Le miracle de ce festival, c’est qu’aucune édition ne ressemble à l’autre autrement que par l’intensité. D’un village à l’autre, la topographie diffère, la rigueur locale, les gens parfois. Mais il reste toujours ce fond de l’air fraternel qui charrie comme de la liberté.

Il est près de 16 heures maintenant. Le chant des cigales est plus strident que tantôt. Je dois filer. Le boulot m’attend. Je dois animer ou modérer dans une petite heure un débat sur la question berbère à la Maison de jeunes Kamel-Amzal. Il y aura Hend Sadi, Benmohamed, Aomar Oulamara et Mahieddine Ouferhat.

  1. M.

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