Entretien avec M. Mustapha Mekideche, vice-président du Conseil national économique et social (CNES) : «La crise est de grande amplitude»

Publié le par Mahi Ahmed

Entretien avec M. Mustapha Mekideche, vice-président du Conseil national économique et social (CNES) : «La crise est de grande amplitude»

Entretien réalisé par Abla Chérif

Les premiers effets de la crise économique se font déjà ressentir sur le terrain à travers notamment de nombreux gels de projets. Mustapha Mekideche analyse ici cette situation, évoque son impact direct sur la société et met en garde contre l’existence d’intérêts, de lobbies qui freinent les solutions…

Le Soir d’Algérie : De multiples informations font, depuis un certain temps, état de gel de projets. De quoi s’agit-il exactement ?

Mustapha Mekideche : Il s’agit des premiers effets tangibles de la crise que nous traversons. Je vous rappelle que nous sommes dans une crise qui dure et qui est de grande amplitude. Elle a commencé en juin 2014 avec l’accélération de la chute des prix du pétrole. On était arrivé à un niveau très bas, 30 dollars le baril, ce qui fait que la moitié de nos recettes extérieures n’existent plus. Le premier impact, et cela ne vous a pas échappé, est un impact budgétaire. Cet impact touche les dépenses publiques qui soutiennent les projets que vous évoquez. Notamment les projets d’infrastructures, les projets décentralisés au niveau des territoires, des communes, des wilayas, et il fallait donc faire des arbitrages. Evidemment, les arbitrages les plus faciles à effectuer sont ceux qui ne sont pas perceptibles sur le court terme, donc on décide de reporter tel projet hydraulique, telle route… et cela induit des projets beaucoup plus sérieux dans le secteur du BTPH. Là, nous allons vers d’importantes difficultés que va subir notre secteur du bâtiment car l’essentiel des finances est supporté par la dépense publique. Sur cette question, ma position était de dire qu’il fallait faire attention dans les arbitrages des dépenses budgétaires et ne pas faire porter le fardeau uniquement sur les investissements et particulièrement les projets d’infrastructures et qu’il fallait peut-être trouver des financements alternatifs, y compris des financements concessionnaires, même étrangers, pour pouvoir maintenir le rythme de réalisation de nos infrastructures. Vous parlez de projets de taille moyenne ou de petite taille mais moi j’évoque des grands projets d’infrastructures, par exemple amener de l’eau de In Salah à M’sila pour pouvoir irriguer les territoires, tout cela a été reporté et c’est quand même préoccupant. Leur réalisation sur un développement durable est également un signe de diversification. Vous posez un vrai problème. De ce point de vue-là, et en ce qui concerne les arbitrages, il faudra que la loi de finances 2017 fasse attention. Il faudra peut-être trouver des partenariats privés, des financements alternatifs… Si nous avions des banques régionales on émettrait des obligations au niveau régional car les populations sont les plus intéressées par ces projets donc on peut les faire participer au financement. Il faut donc faire très attention à ce qui se passe. Le secteur du BTPH est, comme vous le savez, un secteur qui crée beaucoup d’emplois. Si la crise continue, on risque de commencer à avoir les prémices d’une crise sociale.

Le secteur du BTPH est-il le seul à être concerné ? Quels sont les secteurs les plus touchés ?

Sur le plan des réductions budgétaire, il va falloir faire des arbitrages. Lorsque je dis le secteur du BTPH, cela implique également la santé, l’éducation, les écoles, les hôpitaux, car les projets seront reportés, peut-être réalisés plus tard. A Aïn-Defla, par exemple, la construction d’une école a été reportée. La population locale a dû faire les pressions nécessaires pour que ce projet soit maintenu. Ce que je veux dire, c’est que tout l’investissement public en matière de développement qui peut-être touché.

Qui «peut-être» ou qui est touché ?

C’est en cours. J’avais prévu qu’on achèvera l’année 2016 avec un déficit budgétaire de 30 milliards de dollars. C’est la dernière année où on peut financer ce déficit avec le fonds de régulation des recettes, ce qui fait que les arbitrages pour 2017 seront plus tendus y compris avec le rebond des hydrocarbures autour de 48, 49 dollars le baril. Vous avez vu le déficit de notre balance commerciale, donc les années les plus difficiles que nous allons vivre sont 2017-2018 et une partie de 2019. Tous les experts s’accordent à dire qu’à ce moment-là, les prix vont remonter autour de 70 dollars le baril. Voilà un peu la situation. Et je répète que les arbitrages qui seront faits pour la loi de finances 2017, en particulier pour les projets que vous évoquez, seront très difficiles à effectuer. Pour réduire le déficit budgétaire, il va également falloir bien se pencher sur la politique de subvention. Je ne peux pas ne pas évoquer, là, les gaspillages, il y en a énormément. Que ce soit sur le sucre, la farine, le blé… Une campagne de sensibilisation s’impose auprès de l’opinion publique. Il faut aussi une large participation de tous les segments de la société pour la prise en charge de cette crise. C’est pour cette raison qu’un emprunt obligataire a été lancé. Dans ce cadre, il faut également formaliser le secteur de l’informel pour qu’il participe à la gestion de cette situation. Il y a aussi le privé… Ce sont des éléments de réponse autour desquels il doit y avoir un fort consensus social mais aussi, c’est ce que je défends, un consensus politique.

De manière concrète, comment ce gel de projets se fait-il ou se fera-t-il ressentir au sein de la population ?

Le citoyen qui s’attendait à ce que sa localité soit raccordée, soit au réseau national soit au réseau autoroutier, verra que ce projet a été annulé, et cela aura un impact. L’écolier qui doit rejoindre une école située à quelques kilomètres et dont le chemin n’a pas été construit… Avez-vous vu l’impact sur les collectivités locales, les APC. On leur a dit «maintenant, il y a moins d’argent» et dans le même temps, on a diminué un impôt qui leur permettait d’avoir un peu de ressources. Je peux vous dire que cela crée des problèmes. J’étais d’ailleurs contre ce fait. Lorsqu’on diminue un impôt qui allait vers des collectivités locales, on crée des problèmes. On leur demande d’aller chercher des ressources ailleurs, ce n’est pas suffisant. Le président d’APC qui a besoin d’assurer un minimum de services dans sa localité se trouve bien gêné. Il est facile de lui demander de chercher des ressources sérieuses mais encore faut-il qu’il y ait une refonte sérieuse des collectivités locales.

Est-elle possible, cette refonte ?

Je vais vous le dire de manière directe. Si un gros effort, sérieux n’est pas fait, la situation dans laquelle nous nous trouvons va s’aggraver. Les marges de manœuvre se rétrécissent, il va falloir aller vers des réformes. Des réformes budgétaires, l’obtention de financements alternatifs… Tout cela fait émerger un secteur privé qui peut produire de la richesse qui permet de rattraper la situation.

La crise politique que traverse le pays permet-elle ces réformes ?

Vous parlez de crise politique ou de crise pour la prise du pouvoir ? Une crise politique vient lorsqu’il y a des programmes alternatifs à proposer pour la gestion du pays. Personnellement, et sur la crise dont on parle, je n’ai pas vu beaucoup de programmes proposés au sein de la classe politique. Peut-être que cela a été sous-estimé ; d’ailleurs, les pouvoirs publics aussi l’ont sous-estimée… Si nous avions une culture démocratique d’alternance quant aux solutions proposées pour sortir de la crise et faire émerger une économie performante, ce serait mieux et c’est autour de cela que les clivages peuvent se faire. Or, nous sommes sur des lignes de clivage qui ne sont pas essentielles.

Vous avez évoqué des risques de crise sociale. Comment appréhendez-vous la situation ?

Déjà, ce que l’on peut dire, c’est qu’en 2015, où nous avons réalisé un taux de croissance supérieure à celui de 2013, cela veut dire qu’il y a des capacités de résilience, c’est ce qui a fait que l’économie a pu tenir. Il y avait des amortisseurs sociaux en matière de soutien des prix. Les augmentations significatives ont porté, comme vous le savez, sur les carburants, par exemple… On a consommé 50% de la batterie mais si on n’arrive pas à la ressourcer, eh bien, dans deux ans, nous serons dans une situation où les instruments de résilience seront «off». Nous n’aurons plus rien à donner. Je pense au Fonds de régulation des recettes qui va s’épuiser à la fin de cette année 2016, je pense aux réserves de change qui, progressivement, sont utilisées pour financer un certain nombre de projets… On a donc consommé la moitié, reste la moitié sur deux ans, si au cours de cette période on n’arrive pas à allumer d’autres moteurs de croissance pour pouvoir avoir des secteurs qui créent des richesses et diminuent nos importations par une production locale nous serons dans une situation difficile. On ne pourra pas, d’ici là, revenir à un prix de 100 dollars le baril, c’est totalement exclu, si on arrive à 70 dollars ce sera déjà une bonne chose, et dans ce cadre-là, je pense que les autorités du secteur des hydrocarbures et les autorités politiques doivent faire en sorte que la prochaine conférence (réunion informelle de l’Opep) de septembre soit une réussite. C’est un enjeu important pour nous.

Etes-vous de ceux qui s’inquiètent pour l’évolution de la situation ?

Absolument. Je suis inquiet. Mais en même temps, je sais que nous avons les capacités et la vision nécessaire pour nous en sortir. On ferme les robinets de rente car cela a un effet de démonstration négatif. De cette façon, on crée un effet de concurrence dans le secteur privé, on fait émerger un tissu performant de PME. La vision est claire. Maintenant, le problème, c’est qu’on touche à des intérêts, des lobbies qui crée un décalage entre la perception politique et la réalité économique et les solutions qu’elle implique. Voilà l’enjeu des prochaines années.

Ce sont ces intérêts, ces lobbies qui freinent les solutions, les réformes…

Oui, c’est clair. L’ensemble du climat d’affaires n’encourage pas le secteur productif. Un entrepreneur qui veut investir met, par exemple, deux ans pour obtenir un terrain puis il attend deux ou trois ans pour savoir si son financement est accepté ou pas.

Tout ceci décourage, les gens continuent donc à aller vers le commerce, un commerce qui n’est pas encadré, pas concurrentiel avec un secteur informel trop lourd et qui échappe à toute possibilité de progrès de développement. Tous ces éléments doivent être mis sur la table. J’appelle les partis politiques à donner des solutions, des analyses, des évaluations et des programmes sur ce problème. Il faut, cependant, se dire que la crise n’est pas propre à l’Algérie. L’Amérique latine, les pays émergents subissent de plein fouet la diminution des exportations des produits de base… Seulement, je pense qu’il faut faire émerger une classe politique qui s’approprie des solutions à produire sur le plan économique et non pas s’adonner uniquement aux exercices électoraux et tout oublier une fois le poste obtenu.

A. C.

Source de cet article :

http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2016/08/31/article.php?sid=201311&cid=50

Publié dans Economie et société

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