PROMÉTHÉE ET HERMÈS par Ali El-Kenz

Publié le par Mahi Ahmed

PROMÉTHÉE ET HERMÈS par Ali El-Kenz

Par Ali El-Kenz – Département de sociologie, Université de Nantes (France 1996)

La tragédie que vit aujourd’hui la société algérienne peut paraître éloignée de I’objet de ce colloque consacré au développement des sciences et des techniques hors d’occident. II y a quelques années à peine, quand nous réfléchissions alors aux multiples enjeux de la maîtrise technologique, nous étions à mille lieues de croire qu’ils pouvaient être porteurs de tant de violence. Nos travaux sur l’industrialisation de l’Algérie ont commencé en effet dans le milieu des années soixante-dix et ont donné lieu à plusieurs publications (voir notes); certes, nous nous attendions, vers la fin des années quatrevingts à des conflits de grande ampleur (grèves, occupations d’usines, manifestations de masses, etc.) mais pas du tout de cette nature (assassinats d’intellectuels, incendies d’usines et d’écoles, assassinats d’assistants techniques étrangers). C’est en effet moins l’amplitude des conflits que la nature des moyens utilisés pour les résoudre, ou plutôt pour les exprimer, qui nous a dérouté, avec tant d’autres observateurs de la société algérienne.

Bien sûr, nous avions dès ce moment compris – grâce surtout à l’expérience du terrain que les problèmes relatifs à la question de la maîtrise technologique étaient autrement plus complexes que l’image assez simpliste qu’en avait construite la littérature économique du moment et qui avait fini par imprégner profondément la conduite de nos technocrates locaux; mais jamais, au grand jamais, nous n’avions alors imaginé que les conflits politiques, sociaux ou culturels liés aux enjeux de cette maîtrise pouvaient s’exprimer dans de pareilles formes de violence.

Loin de nous, évidemment, l’idée que toute la violence exprimée aujourd’hui dans la société algérienne serait la conséquence directe et univoque de l’enjeu technologique mais nous sommes persuadés que les conflits provoqués par ce dernier ont joué un rôle important dans son apparition.

Sous quelles formes et dans quelles proportions ? Seule une analyse longue et fouillée pourrait le déterminer. Dans la présente esquisse, nous nous contenterons d’indiquer quelques pistes de recherche à partir de notre hypothèse (1 1 que les problèmes relatifs à la maîtrise technologique constituent pour un pays en phase de développement industriel, un enjeu social total et qu’à ce titre ils peuvent influer sur les formes sociales, en apparence les plus éloignées du domaine scientifique et technique stricto sensu.

Le présent colloque nous offre ainsi l’occasion de revenir sur l’expérience algérienne d’industrialisation et de tenter de relire, à la lumière de son tragique développement, les conflits dont elle était porteuse et dont nous avions sous-estimé l’énergie destructrice.

Le monde de Prométhée

Ce que nous appelons (( Occident )) ou (( monde occidental )) relève plus de l’histoire et de la culture que de la géographie. L’une et l’autre commencent à peu près à la Renaissance et sont intimement liées au mythe antique de Prométhée. Il n’y a pas plus prométhéen que le personnage de Galilée tandis que Descartes a pu résumer en une proposition – l’homme, maître et possesseur de la nature – ce qui allait devenir un des principes identitaires de la civilisation occidentale. Cette (( weltanschaung )) sera son credo, justifiant son expansion et légitimant ses actions, parfois bien peu glorieuses.

Elle sera comparée à d’autres aires culturelles, souvent pour dénoncer chez ces dernières l’apparente passivité de leur relation à leur environnement naturel. Notamment à la culture arabo-islamique qu’on décrira avec forces détails comme passive, fataliste dans sa relation avec les contraintes du milieu naturel, misonéiste (2) même. Un des fondements épistémologiques de (( l’orientalisme )) réside précisément dans cette forme de comparatisme hiérarchisant et dévalorisant que E. Saïd (3) a relevé dans l’analyse corrosive qu’il a menée de cette discipline et qui l’a conduit à dénier à cette dernière toute scientificité.

Plus intéressante du point de vue qui nous guide ici est l’analyse de l’influence que l’orientalisme a eu sur la culture arabe elle-même et notamment sur les intellectuels qui ont expressément réfléchi leur rapport à l’Occident. On remarquera ici que, quelque soit le cas de figure, l’Occident a occupé une place quasi-obsessionnelle dans cette réflexion, à commencer par le premier théoricien de la (( Nahda v, J. Eddine EI Afghani, jusqu’aux tous derniers grands penseurs du monde arabe comme A. Laroui, M. A. EIJabiri, Adonis, ou H. Hanafi. Tous ces auteurs, et il y en a une multitude d’autres, n’ont analysé leurs propres sociétés que par réfraction si l’on peut dire, la comparant et I’évaluant, explicitement ou non, à la société occidentale. Certains rejetteront cette dernière tout en bloc, d’autres considéreront qu’il n’y a de salut que dans son imitation, d’autres encore prôneront l’emprunt sélectif, tous dialoguant, polémiquant, s’identifiant en courants à partir de son incontournable présence.

Dans ce jeu de miroir qui constitue pour ainsi dire le schème de perception de la culture arabe moderne, l’élément technique, (( la techné )) occupe avec la notion de liberté, une place centrale. Depuis la lointaine expérience de développement lancée par Mohamed Ali en Égypte juste après l’expédition de Napoléon, jusqu’aux toutes dernières tentatives post-coloniales de ce même pays, de l’Algérie et de l’Irak, la place de la technique dans la construction de la société moderne est restée au centre de la réflexion. Les différentes positions recouvrent une palette très large allant d’une sorte de fétichisation de la technique assez naïve mais pouvant amener par ailleurs à des actions brutales de modernisation forcée (comme en Iran sous le Chah) jusqu’à sa diabolisation tant elle reste marquée par ses origines occidentales ; elle devient alors signe d’occidentalisation, ce qui signifie dans le référentiel de la culture arabe, (( aliénation (4))) et donc aussi (( auto-exclusion )) de la communauté A l’exception de quelques expériences forcées, sinon forcenées d’industrialisation – associées par leurs propres auteurs à un mouvement d’occidentalisation, mais qui touchèrent les pays non arabes de cette aire culturelle comme la Turquie de Mustapha Kemal (Atatürk) ou l’Iran de Rédha Chah -on peut pour les autres pays distinguer trois périodes historiques qui produisirent trois (( types )) (au sens de type-idéal) de réponses globales.

Au début de ce siècle, les théoriciens de la (( Nahda )) (Renaissance arabe) et à leur tête Mohamed Abdou, disciple et continuateur de la pensée de J. Eddine El-Afghani, critallisèrent leur réflexion sur l’élément culturel et orientèrent leur action sur la réforme des moeurs et de l’éducation (5). Il y eut ensuite les nationalistes de la période de libération anti-coloniale et surtout post-indépendance qui s’engouffrèrent littéralement dans la problématique technicienne et lièrent leur action, toute leur action à une politique de développement économique rapide et intégrale. Le (( one best ways des américains, ils le découvrirent dans l’industrialisation, la mise en place d’une techno-structure, la généralisation de l’enseignement, surtout celui des sciences et des techniques. II y eut enfin l’islamisme des années quatre-vingts (6) qui reprochera aux réformistes leurs ambiguïtés à l’endroit de la Tradition et leurs illusions à l’endroit de la civilisation occidentale, mais surtout qui dénoncera avec force et luttera avec violence contre les nationalistes, accusés d’occidentalisation et, suprême critique, de (( Kofr )) (apostasie). Organiquement soudés aux textes fondateurs du Coran et de la Sunna (les Hadiths du Prophète), ils ne perçoivent l’action, toute action, politique ou culturelle, économique ou sociale, que comme ((Jihad )) c’est-à dire comme la continuation du message prophétique. Leur relation à l’occident est toute instrumentale et s’ils puisent sans complexe dans le monde de la marchandise )) qu’il a créé (71, c’est à titre d’objet de consommation, sans grandes conséquences sur l’infrastructure culturelle de la société arabo-islamisme.

Dans tous les cas, le (( projet de société )) qui sous-tend en filigrane nos trois modèles, reste dans son essence un projet (( réactif D, une réponse à cet interlocuteur pesant qu’est l’Occident. (( On peut être comme toi )), (( on doit être comme toi )), on n’a pas à être comme toi )), tels seraient très schématiquement – sous forme de slogans – les objectifs propres à chaque modèle avec pour chacun les voies propres pour arriver aux fins projetées.

Les réformistes de la Nahda situeront leur action dans l’interface du culturel et du religieux (réformer les moeurs et l’éducation et protéger le statut personnel codifié par l’Islam contre l’hégémonie du droit positif occidental) ; les nationalistes privilégieront le politique et ‘économique : après l’indépendance politique, souvent acquise durement, il faut développer et moderniser l’économie du pays ; les islamistes prôneront le ressourcement religieux comme solution définitive aux problèmes des sociétés arabo musulmanes. C’est évidemment le modèle nationaliste qui est ici le plus intéressant à analyser en ce que sa problématique développementiste a accordé à l’élément technologique une place centrale dans la stratégie des États arabes issus de la décolonisation. Dans ce cadre, trois expériences nationales ressortent largement du lot : l’Égypte nassérienne, dans les années cinquante et soixante, l’Algérie du régime de Boumedienne dans les années soixante et soixante-dix, enfin l’Irak baathiste dans les années soixante dix et quatre-vingts. Remarquables par l’analogie des fins qu’elles se sont données (le développement, la construction d’un système productif fondé sur l’industrie, la mise en place d’un potentiel scientifique et technique important) mais aussi par la diversité des formes qu’elles ont prises, les trois tentatives restent dans l’expérience contemporaine du monde arabe celles qui se sont aventurées le plus loin dans ce ((monde de Prométhée )) qui fascine et effraie à la fois les sociétés qui n’y ont pas accès (8).

Dans ce modèle, le cas algérien a constitué une limite idéale. Ici, en effet, le mouvement de transfert de technologies et les problèmes de sa maîtrise ont été à la fois plus massifs et plus diversifiés -on a importé pratiquement de tous les pays industrialisés – ce qui a donné lieu à une grande variété de situations et … de conflits. Mais surtout, l’expérience n’a pas été biaisée par des considérations de stratégie militaire comme ce fut le cas en Égypte en guerre avec Israël ou en Irak en guerre avec l’Iran. Libérée en quelque sorte de cette finalité exogène, elle s’est ainsi déployée sans autre contrainte que celle de réussir.

Bien évidemment, les causes de cette ((exemplarité )) sont multiples et leur présentation, même rapide, dépasse de loin les limites de notre communication. II nous faut pourtant en indiquer quelques-unes, parmi les plus significatives, pour donner un éclairage suffisant à notre approche. La première, combien évidente et pourtant combien de fois ignorée ou sous-estimée, est le fait que l’Algérie, à la différence de tous les autres pays arabes, a été une colonie, et une colonie de peuplement qui aura duré cent trente années sous la domination d’un des pays les plus puissants du monde, à cette époque. De son histoire coloniale, relativement courte, mais d’une (( densité événementielle )) exceptionnelle, la société algérienne aura gardé de nombreuses traces, certaines durables et profondes, encore actives aujourd’hui.

Une colonie de peuplement, c’est avant tout une politique de population discriminatoire qui définira des zones européennes et des zones mixtes )) (avec une majorité d’indigènes), quitte à déplacer sur les marges et les régions les plus ingrates, les groupes en surnombre.

A la fin de sa période, la colonisation aura ainsi remodelé le paysage humain de l’Algérie d’une manière profonde et durable. Au nord, une bande côtière d’une centaine de kilomètres de profondeur, concentre l’essentiel de l’économie et de la société coloniales: les plus grandes villes, les plaines côtières où se développe une agriculture d’exportation moderne (agrumes et vigne en particulier) ; l’essentiel de l’infrastructure économique, électricité, routes, chemins de fer, ports, etc. Sur cette bande de terre, qui constitue (( la colonie )) au sens strict du terme, résidera le gros du million d’Européens, entourés de plus de la moitié de la population indigène, composée de paysans sans terre, d’ouvriers agricoles, de salariés dans les industries de transformation, de petits commerçants et surtout de chômeurs.

Pendant près d’un siècle, ces deux sociétés se côtoieront quotidiennement, travailleront dans les mêmes espaces mais à des niveaux hiérarchiques inversés, s’observeront mutuellement, souvent avec animosité, la première méprisant la seconde, celle-là détestant celle-ci tout en admirant au fond d’elle-même son organisation et son efficacité. Cette relation de proximité, unique en son genre dans les sociétés arabes, a eu une influence décisive, encore sous-estimée, sur la formation du nationalisme algérien. Au sud de cette bande, une deuxième, plus large (deux à trois cents kilomètres de profondeur) couvre toute la ligne des hauts plateaux jusqu’aux confins de la steppe. Ici, la colonisation, organisée autour des grands domaines céréalicoles et de l’élevage de moutons, sera moins présente humainement et aura moins d’effets sur les populations coloniales. Plus au sud, c’est la bande saharienne qui commence avec une population coloniale encore plus légère, administrant d’assez loin les tribus nomades qui se déplacent du nord au sud selon les saisons.

Cette (( géographie )) de la colonisation aura évidemment des effets importants dans le domaine culturel et dans la formation d’une conscience nationale anticoloniale. Alors que dans l’Algérie du Nord, la politique coloniale éducative sera singulièrement agressive,

liée qu’elle est à l’objectif de francisation de ce pays, elle se fait beaucoup plus souple dans la deuxième bande et pratiquement absente dans la troisième (9).L e résultat en sera une acculturation plus forte dans l’Algérie du Nord, qui amènera une partie des élites locales à (( une assimilation )) progressive à la culture occidentale (française) s’accompagnant très souvent d’un mépris de leurs origines (10); dans ce processus, l’élément linguistique aura joué un rôle central. L’enseignement de l’arabe, réduit à quelques institutions privées ou faiblement soutenues par l’État, cède le pas à celui du français qui devient progressivement la langue utilisée par tous ceux qui savent lire et écrire. Les autres sont analphabètes, et le sont plus en arabe qu’en français, y compris dans les premiers noyaux de nationalistes qui se constituent au début du siècle dans les grandes villes coloniales. Sur la ligne des hauts plateaux, les choses sont bien différentes.

Les anciennes villes précoloniales ont reçu un apport relativement faible d’Européens, la prolétarisation de la population indigène y est moins accentuée, la politique culturelle de la colonisation est moins agressive. Le français, moins présent qu’au Nord, permet à l’arabe de survivre et à la culture non occidentale de subsister. (( L’effet territoire )) de cette colonisation à deux dimensions prédéterminera dans sa structure comme dans sa dynamique historique le nationalisme algérien. II est alors encore trop tôt pour parler de paradigmes, mais déjà les lignes générales de deux projets différents de résistance et de lutte anticoloniale s’esquissent à partir des formes mêmes de la colonisation. Dans l’Algérie du Nord, c’est dans les noyaux urbains des villes coloniales et dans l’émigration algérienne en France que s’initient les premières luttes. Liées au départ aux couches prolétarisées de la population, elles sont sociales et économiques et sont aidées par les syndicats communistes et socialistes français.

Mais rapidement elles deviennent politiques et se séparent de la mouvance communiste européenne ; certes la dimension sociale du mouvement demeure, mais elle change à la fois de signification et de place dans la nouvelle perception des choses. Le nouveau parti, l’Étoile nordafricaine créé sous la direction de Messali Hadj en 1926 qui deviendra le Parti du peuple algérien (PPA) en 1936, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) en 1945, enfin le FLN en 1954, est résolument populiste, mais le principe constitutif du mouvement est éminemment politique : l’indépendance de l’Algérie et sa séparation d’avec la métropole. Ce n’est qu’après 1936, mais surtout après 1945, que les premiers intellectuels algériens, souvent des lycéens et plus tard des étudiants – sortis de l’université française – rejoindront le mouvement indépendantiste. En 1954, ils forment dans l’orbite du FLN, I’Ugema (Union générale des étudiants musulmans algériens) qui sera après l’indépendance le vivier de formation des cadres algériens pour le développement. Mais dès le déclenchement de la guerre de libération, ils seront envoyés par groupes entiers, finir leurs études, principalement dans les pays de l’Est et en Europe occidentale, notamment dans les matières techniques et scientifiques (1 1). Dans leur majorité, ces intellectuels sont francophones et seront souvent accusés d’être (( aliénés )), au sens d’ce occidentalisés )), par les intellectuels arabophones liés à la mouvance des Ulémas et formés dans les universités islamiques de la Zitouna en Tunisie et d’El-Azhar en Égypte. Parallèlement à la formation de ce mouvement, et souvent d’ailleurs en opposition à lui, une autre forme de résistance coloniale prend naissance, à peu près à la même période mais sur des prémisses et à partir de bases sociales et culturelles bien différentes.

Lié à la société indigène de la bande des hauts plateaux qui a échappé partiellement au bulldozer de la colonisation dans les grandes plaines côtières, soutenu par la grosse propriété foncière locale dont les terres et les biens sont restés indivis ou habous, alimenté par des élites qui sont restées arabisées et ont maintenu des échanges culturels soutenus avec les pays arabes du Moyen-Orient, notamment l’Égypte (El-Azhar) et l’Arabie Séoudite, le Mouvement des réformistes musulmans algériens, dit des Ulémas (121, est d’entrée de jeu le concurrent principal du parti indépendantiste.

Se plaçant résolument sur le terrain culturel et identitaire, il est tout au moins dans une première phase peu sensible à la question politique – celle de l’indépendance – et réclame avant tout de l’État français, la protection de la personnalité arabo-musulmane du peuple algérien. Son programme est essentiellement éducatif et religieux, ses domaines privilégiés d’action, l’enseignement de la langue arabe, le droit l’autonomie du statut personnel), les médias et d’une manière générale la communication. Accusé de tiédeur et parfois même de collaboration par les militants indépendantistes, il leur répond hautainement en les traitant d’aventuriers, de ((va-nu-pied)s) incultes et ignorants de l’importance de la dimension culturelle et religieuse dans la résistance à la colonisation.

Deux mouvements donc, deux formes de résistance à la colonisation qui cohabiteront tant bien que mal sans jamais dialoguer sérieusement. Certes, avec le temps et surtout les réactions brutales du colonisateur, les Ulémas finiront par intégrer la dimension politique (celle de l’État) dans leur programme, tandis que les indépendantistes seront plus sensibles à la question culturelle. Mais les uns et les autres restent fondamentalement rivés au schème fondateur qui est le leur: l’indépendance politique par tous les moyens pour le premier, la résistance culturelle sous toutes les formes pour le second.

Dans un premier temps, l’histoire donnera raison au mouvement indépendantiste. Après la deuxième guerre mondiale, l’heure est partout à la décolonisation et le PPAMTLD, devenu FLN en 1954, s’engage dans une guerre de libération de longue durée. Le parti des Ulémas comme d’ailleurs les autres partis nationaux rejoint la résistance, mais ses cadres, élevés dans une culture élitaire de lettrés et de nantis, gardent leur réserve ; le populisme et le radicalisme du FLN leurs paraissent bien frustes et l’ignorance des militants, leur inculture (la majorité sont analphabètes) trop évidente pour asseoir une politique nationale d’envergure. Pour l’heure, la parole est aux fusils, plus tard viendra le moment de la réforme de l’éducation et des moeurs. Mais déjà les ingrédients des futurs conflits étaient là, confinés pour l’instant sous l’apparent consensus qui avait réuni autour du FLN toutes les composantes du mouvement national algérien.

Le temps du développement

A l’indépendance du pays, en 1962, le moment du politique est (( dépassé )), au sens hégélien du terme, presque naturellement dans celui du développement. C’est que tout y concourait, les données extérieures comme la dynamique interne du mouvement nationaliste. A l’échelle mondiale, l’heure est au développement, au (( tiers-mondisme n. Bandoeng n’est pas loin et l’Algérie avec son mouvement de libération y occupe une place de choix, aux côtés de l’Inde de Nehru, de l’Égypte de Nasser, de la Yougoslavie de Tito. Par ailleurs, la France en partant a laissé un portefeuille de projets industriels et agricoles importants connus sous le nom de (( plan de Constantine )) ; elle est prête à continuer leur financement à des conditions peu contraignantes. Mais surtout le nouveau pouvoir algérien, concentré au sein de l’armée des frontières dirigée par Boumedienne, est à la recherche d’une légitimité qu’il vient de perdre en s’imposant par la force aux maquisards de l’intérieur (13). Après un intermède (( socialisant )) de courte durée (14) les nouveaux chefs de l’armée s’engagent dans une stratégie de développement qui est présentée comme la continuation, au plan économique, de la guerre de libération.

De cette filiation, la nouvelle politique tirera d’ailleurs son style: la lutte nationaliste deviendra le (( défi )) du développement, l’industrialisation, (( une bataille D, les gestionnaires et les ingénieurs chargés de la mener, les militants de la nouvelle cause. Cette nouvelle politique a aussi l’énorme avantage, pour des militaires (( sans aura révolutionnaire )), de renvoyer à plus tard, l’épineux problème de légitimité et la délicate question de la démocratie. Le développement, l’économie, devenait ainsi un moyen de contourner la question du politique, ou mieux, une (( manière de faire de la politique par d’autres moyens )). Quant aux nouveaux ingénieurs qui débarquaient tout droit des écoles étrangères où ils étudiaient pour servir plus tard leurs pays, ils étaient trop heureux de N ce hasard de l’histoire )) qui faisait d’eux le bras armé, mais cette fois ci par la technique, de la nouvelle révolution.

Mais qu’on y prenne garde, la scène OU va se jouer l’action n’est pas fixe, les acteurs non plus. Les militaires au pouvoir ne sont pas encore sûrs de leur autorité, les ingénieurs ne sont pas encore des technocrates, encore moins une technocratie, le développement est encore à faire et les autres forces politiques que l’on n’a pas autorisées à se reconstituer en partis politiques sont encore présentes sur le terrain. La façade unanimiste du parti unique, qui par certains côtés facilite l’action, la rend par d’autres plus difficile car les acteurs s’avancent masqués, moins par crainte comme ils le croient eux-mêmes que par une perception encore confuse d’enjeux encore à l’état de projets.

C’est que tout est changeant, instable : de nouvelles catégories sociales apparaissent et se consolident pendant que d’autres disparaissent aussi rapidement. Il en est de même des institutions, politiques ou administratives, éducatives ou sociales. La routine coloniale, déjà malmenée par la guerre qui s’achève, vole en éclats. La société, dans ces périodes, doit être envisagée comme un U mouvement )) plus que comme une (( structure ». Le (( substantialisme )) qui guette l’analyse sociologique doit être abandonné sinon étroitement surveillé par notre vigilance épistémologique. Car, nous n’avons pas affaire ici à des éléments qui agissent dans un système mécanique où la prévision est aisée, mais à des forces dotées chacune d’une énergie qui change avec leurs relations mutuelles dans un ensemble dynamique complexe.

Ici, les enjeux se définissent moins en termes de conservation de situations acquises, qu’en termes de rôles et de places à créer pratiquement ex nihilo. L’analyse causale qui interroge les origines pour expliquer les comportements est largement insuffisante; il faut la compléter par une analyse stratégique qui part des (( fins projetées )), souvent d’ailleurs codées, pour comprendre les actions menées.

La nouvelle alliance, organisée autour du pouvoir incontesté de l’Armée, trouve dans une rente pétrolière en rapide augmentation -du fait notamment de nouvelles découvertes, des nationalisations et de l’augmentation des prix de l’énergie – les moyens financiers qui manquaient à ses ambitions prométhéennes. A partir des années soixante dix, la stratégie de développement s’amplifie et touche tous les secteurs, tandis que le Whme des réalisations, notamment industrielles, s’accélère. Le (( plan de Constantine )) n’est plus qu’un souvenir que les nouveaux technocrates commentent avec dérision.

Quelques chiffres sont nécessaires pour avoir une idée de l’ampleur et de la rapidité de la dynamique de développement dans laquelle a été prise la société algérienne au sortir de la période coloniale et à travers laquelle s’est recomposée de fond en comble sa structure d’ensemble. II y avait une trentaine d’ingénieurs algériens en 1954, ils sont en 1990 plus de vingt mille ; cinq cents étudiants en 1962 dans la seule université qui existait, celle d’Alger, ils sont plus de 250000 en 1990 répartis sur une vingtaine d’universités et de centres universitaires, auxquels il faut ajouter plus de 50000 techniciens et ingénieurs en formation dans les instituts dépendant de secteurs autres que ceux de I’Education nationale (151.

A l’indépendance, l’économie algérienne était de type colonial, avec un secteur agricole d’exportation, un secteur minier (houille et charbon) produisant pour les industries européennes, quelques manufactures dans les textiles et l’agro-alimentaire de faibles capacités. Vingt ans après, elle est, avec l’Égypte, la région la plus industrialisée d’Afrique (exception faite de l’Afrique du Sud) avec des entreprises de taille importante et aux installations modernes comme dans les hydrocarbures, la sidérurgie, la mécanique, mais aussi dans les industries de transformation, dans les textiles, l’électronique et la chimie.

Cet ensemble industriel, qui relève pour l’essentiel du secteur public, est dirigé par une une cinquantaine de milliers de cadres, dont la moitié sont des techniciens et des ingénieurs et occupe plus de 500000 ouvriers. En 1980, un an après la mort de Boumedienne, et alors que sa politique d’industrialisation est remise en cause par ses successeurs, le système productif algérien, hommes, techniques et savoir-faire inclus, n’a que vingt ans d’ancienneté mais possède déjà une solide expérience en matière de gestion industrielle et de maîtrise technologique qui fait l’admiration de beaucoup d’observateurs étrangers, et semble indiquer que le passage à la deuxième phase du développement, est devenue possible.

En effet, des cellules d’ingénieurs de haut niveau et surtout bien expérimentés se mettent en place autour des grands pôles qui pilotent le développement des branches industrielles de base. A El-Hadjar pour la sidérurgie, à Anew pour la liquéfaction du gaz et la pétrochimie, à Sidi-Bel-Abbèsp our l’électronique, à Reghaia pour les véhicules industriels, des départements de recherche apparaissent, en liaison directe avec l’entreprise mais aussi en rapport avec les instituts technologiques qui forment des ingénieurs d’application pour les différentes branches (16).

En cette deuxième décennie de développement, la question des moyens financiers étant miraculeusement réglée par la hausse continue de la rente pétrolière, les grands problèmes sont purement endogènes. II faut élargir la capacité nationale d’ingénierie qui ne couvre que 30 YO des besoins avec une cinquantaine d’établissements et une dizaine de milliers de techniciens et ingénieurs inscrits ; il faut aussi s’atteler aux problèmes de maintenance qui se complexifient avec la densification du réseau industriel et des flux d’approvisionnement en pièces de rechange. On commence à s’intéresser à l’ingénierie de process, on reprend les discussions autour de la notion de paquet technologique, mais cette fois-ci in concreto, à partir de l’expérience vécue ces dernières années. II y a les partisans de sa décomposition, ceux du ((clefs en mains N, du (( produit en mains )) ; les différentes options donnent lieu à de vifs débats que relaient les revues de vulgarisation et la grande presse, les milieux syndicaux. Une véritable culture industrielle se forme ainsi, recouvrant les milieux professionnels, les syndicats, mais aussi les instituts de formation technologique et les établissements universitaires que (( l’option scientifique et technique (17))) adoptée par le pouvoir politique dans le domaine de l’éducation a rapprochés de l’activité économique.

Tout cela n’est pas sans effet sur (( l’état d’esprit )) de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler, en la critiquant, la ((technocratie N. Sa confiance en elle-même est totale et ses projets pour l’avenir ambitieux : il faut compléter les filières technologiques déjà existantes, ouvrir de nouvelles (réduction directe pour la sidérurgie, aluminium, mécanique lourde, biochimie, nucléaire même). La technocratie radicale D, comme l’anommée avec perspicacité G. De Villiers, est alors à son point le plus fort de (( radicalisme )) (18).

Renforcée par une expérience riche et diversifiée – les transferts de technologie se sont réalisés avec la majorité des grands pays industrialisés, elle commence à apparaître comme une véritable ((technostructure )), un policy making capacitynational enraciné dans de solides institutions; les sociétés nationales (une vingtaine) couvrent par leurs activités toutes les branches de l’industrie ; les instituts de formation technologique, réunis dans le pôle de Boumerdès (191, échappent à la bureaucratie du ministère de I’Education et dépendent directement d’elle ; enfin, un mode nouveau de financement de ses activités est prévu qui devra la libérer des lourdes entraves du ministère des Finances. Pour reprendre l’analyse de P. Gonod (201, le processus d’organisation de (( M O N T )) (Mécanismes organisés nationaux du transfert technologique) semble avoir atteint un point de non-retour.

Les anciens ingénieurs, que les militants nationalistes traitaient de haut, sont enfin devenus une technocratie, certes critiquée mais également admirée, par une opinion publique, surtout populaire, fière de ses réalisations. Cette conscience de l’irréversibilité de son action et de l’importance de son rôle est confirmée par le soutien, apparemment sans failles que lui accorde le pouvoir militaire en place. Beaucoup parmi elle (21) sont devenus de grands chefs d’entreprise dont le chiffre d’affaires est souvent plus important que les budgets de certains ministères ; certains même, sont devenus des ministres influents, chose rare dans les cercles très fermés du pouvoir. La conférence nationale des cadres que réunit annuellement le chef de l’État est, pour cette nouvelle catégorie sociale, une occasion, largement médiatisée, d’affirmer son identité collective; ce qui reste une exception dans un système politique qui refuse toute forme de coalition. Bien plus, le pouvoir ira jusqu’à contracter une alliance – sur le terrain – avec les militants de gauche du PAGS (ancien parti communiste) qui reste pourtant non reconnu et demeure dans la clandestinité, afin d’amener les syndicats à s’éloigner de leur tendance à la revendication et à adopter une attitude (( responsable », gestionnaire (22).

A la fin des années soixante-dix, l’alliance des militaires et des ingénieurs, de l’Armée et de la Technocratie semble être bien partie, pour, à la fois, résister à toutes les oppositions et rapprocher la société algérienne des pays développés. Le ((monde de Prométhée est tout proche N, le vieux rêve du nationalisme algérien – (( nous voulons être comme eux )) – est en train de devenir une réalité. Pourtant, en l’espace de quelques années, de la mort de Boumedienne en décembre 1978 à la nouvelle politique économique décidée par le congrès extraordinaire du FLN en 1980 et mise en oeuvre sous la direction du nouveau président, Chadli Bendjedid, les événements se précipitent, mais dans le sens exactement inverse de celui attendu. Les sociétés nationales, considérées comme trop importantes pour être gérées et contrôlées par l’administration, sont déstructurées.

Alors que le triplement des prix du pétrole en 1979 dote le Trésor de ressources financières importantes, une large campagne médiatique les accuse d’être des gouffres à devises , qu’il faudra fermer ou démanteler. Beaucoup de hauts responsables sont démis de leurs fonctions ; c’est le cas notamment du ministre de l’Industrie ; certains sont accusés de malversations, traînés devant un tribunal spécial, érigé à cet effet en ((cour des comptes , et parfois envoyés en prison. On démantèle les cellules de réflexion sur les grands projets, (( ces noyaux homogènes D, condition primordiale de toute politique de maîtrise technologique ; avec eux, s’évanouissent les réseaux d’information et de documentation qui commençaient à se mettre en place. Les possibilités de mise en place d’un (( MONT )) sont atteintes de plein fouet.

En l’espace de quelques années, et surtout, sans troubles sociaux et politiques notables, toute la politique de développement mise en oeuvre depuis les années soixante est renvoyée dans les oubliettes de l’histoire; sans résistance remarquable, il nous faut le souligner, de la part de ceux qui en ont été les principaux acteurs. La technocratie, comme force principale du développement, aura duré une vingtaine d’années, le temps pour les premiers complexes industriels de se roder, pour les travailleurs et les cadres de s’aguerrir, pour la société de se préparer à entrer dans la deuxième phase, celle de l’appropriation des techniques et de la reproduction endogène des moyens de production. Et, alors que toutes les conditions,t echnico-économiques,m ais aussi sociales et politiques, semblent être réunies pour dépasser le seuil de l’irréversibilité, tout s’effondre. Certes, Boumedienne, le maître incontesté du pouvoir et le leader charismatique de l’alliance qui avait rendu possible cette première phase de développement, vient de mourir; mais le charisme et l’autorité de l’homme ne peuvent pas expliquer qu’à sa disparition toute cette oeuvre de construction s’effondre comme un château de cartes; sauf à la considérer comme une greffe artificielle qui ne tenait qu’avec l’assistance de moyens exogènes.

Quoiqu’il en soit, cette défaite, inattendue, rapide et surtout trop facile, laisse perplexe ; elle doit nous amener à poser dans toute son ampleur et sa complexité, la problématique technologique, à l’intégrer dans une perspective d’analyse globale qui combine à l’élément technicoéconomique proprement dit, d’autres déterminations. Les rapports de pouvoir, l’ordre symbolique et culturel de la société, les traditions modelées par le mouvement de l’histoire comme les contradictions sociales produites par l’action de développement, tout cela doit entrer en ligne compte, pour appréhender dans la totalité de ses aspects, le fait technique. Comme l’écrit en effet F. Gonod (231, (( la technique moderne n’est pas réductible à la science universelle, dont elle est le fruit. La science ne devient technique qu’à travers la société, se transmute en valeur d’usage à travers la valeur d’échange, et en conséquence, l’appropriation sociale ; c’est-à-dire se transfère dans un réseau de pouvoir ».

Pour ce qui est de l’exemple algérien, on peut remarquer à l’évidence que c’est au moment où la mise en place d’un MONTT devient, d’un point de vue techniceéconomique, possible, qu’elle se brise ; on peut donc en déduire que ses conditions de possibilités ne sont pas réductibles à ce seul élément. En d’autres termes, les enjeux d’une maîtrise technologique nationale ne sont que partiellement liés à la technologie elle-même ; et ce sont, en particulier, les formes de la vie sociale à travers lesquelles celle-ci se réalise comme fait social multidimensionnel, comme ((fait social total D, qu’il faudra interroger, pour découvrir les raisons de l’échec.

La revanche d’Hemès

la place du politique

Dans ces formes, le politique occupe une place centrale, décisive ; il est en quelque sorte (( le point d’Archimède N, amplifiant dans un sens ou dans un autre le jeu des forces en présence. C’est une conjonction politique déterminée qui avait rendu possible cette expérience audacieuse de développement et l’émergence d’une technocratie aux ambitions parfois démesurées ; quand la première se décomposera pour des raisons diverses, la seconde découvrira qu’elle n’était qu’un (( géant aux pieds d’argile )) et s’effondrera sans résistances notables.En effet, quand les politiques – leur noyau militaire – firent appel, après I’indépendance, aux quelques ingénieurs algériens pour mettre en place les éléments d’une économie nationale indépendante, ils étaient les maîtres absolus du pouvoir et entendaient bien le rester. La hiérarchie de pouvoir était alors claire: il y avait d’un côté, (( la direction politique, c’est-à-dire eux-mêmes, les (( gestionnaires D, les cadres techniques et économiques et, plus bas, (( les exécutants », les simples travailleurs. Mais, rapidement, la dynamique enclenchée par le développement devait perturber ce triptyque car elle ne produisait pas les mêmes effets en tous les points de sa structure.

Alors que les premiers, enfermés dans le système du monopartisme, s’épuisèrent dans des luttes intestines, les seconds enrichirent leur expérience professionnelle, agrandirent le domaine de leur action et consolidèrent leurs positions. D’instrument de légitimation du pouvoir militaire, les technocrates devinrent au fil du temps, une force sociale que le triptyque des origines ne pouvait plus contenir. D’autant qu’ils surent profiter de l’augmentation de la rente pétrolière, pour en capter l’essentiel et l’investir dans de vastes programmes d’industrialisation comme ils surent profiter habilement de I’autoritarisme du pouvoir pour gérer les collectifs ouvriers et imposer leurs réalisations à (( un environnementN parfois hostile (24).A près le grand débat populaire qui accompagna en 1976 l’adoption de la charte nationale et l’élection du colonel Boumedienne à la présidence de la République, vacante depuis le coup d’Etat de 1965, la technocratie devenait une force politique et une source reconnue de légitimation ; c’était, en effet, à partir de son programme de développement et de l’idéologie qui le fondait qu’avaient été à la fois mené ce débat et organisées ces élections (25). Mais ce succès était à double tranchant.

La technocratie s’était trop avancée sur les lignes d’équilibre d’un pouvoir pour lequel elle n’avait de rôle qu’instrumental ; ses ambitions de pouvoir, découvertes, elle devenait un danger. D’autant plus qu’avec l’augmentation vertigineuse des prix du pétrole en 1979, la rente devint (( un trésor N autour de la captation duquel allait se construire de nouvelles alliances.

Dès la mort de Boumedienne, fin 1978, la technocratie est mise à l’index par les autres fractions qui organisent une offensive soutenue pour l’affaiblir et l’éliminer de la hiérarchie dirigeante. Vis-à-vis de l’opinion publique, on eut beau jeu de mettre en valeur les aspects négatifs qui avaient accompagné sa montée en puissance: on exhiba les coûts de l’assistance technique étrangère pour remettre en cause sa compétence; on traîna quelques grands technocrates devant les tribunaux, accusés de détournements et d’enrichissement personnel, et l’on développa l’idéologie du small is beautiful pour critiquer ses ambitions de puissance et sa mégalomanie. Les syndicats furent facilement (( retournés )) contre des dirigeants d’entreprise qui n’étaient pas des modèles de comportement démocratique et l’on se fit même (( écologiste )) en montrant du doigt les dégâts contre l’environnement que certaines implantations industrielles avaient occasionnés. A l’usage de l’opinion étrangère et notamment occidentale que le (( reaganisme )) travaillait alors en plein, on se fit les apôtres de l’initiative privée que l’on opposa aux gaspillages, aux surcoûts, au bureaucratisme et à la faible productivité des entreprises nationales.

Mais cette manipulation de l’opinion restait insuff isante, il fallait aller plus loin dans l’offensive, remettre en cause les bases mêmes de sa puissance, désorganiser les espaces technico-économiques qu’elle avait édifiés pour assurer sa maîtrise technologique et qui étaient devenus entre ses mains, les instruments d’une autre maîtrise, celle-là plus dangereuse, la maîtrise sur la société, et donc sur le pouvoir. On détruisit alors ses capacités à organiser une maîtrise nationale de la technologie, par la restructuration des entreprises, la réorganisation des circuits financiers, des systèmes de formation. On la frappa ainsi ((au coeur et au cerveau n, à la fois comme force sociale et politique, mais aussi comme U MONTí )).

En lui-même,c e fait historique n’est pas exceptionnel,i l est m ê m e banal et montre une fois de plus que la problématique de la maîtrise technologique est toujours insérée dans des rapports d’autorité et de pouvoir. L’histoire est jonchée d’expériences avortées de ce genre et déjà Marx avait noté que les forces productives sont toujours inscrites dans des rapports de production. Pourtant, ce qui est ici remarquable, c’est cette ((facilité )) avec laquelle ont été démantelée une expérience et défait un groupe – la technocratie -, en pleine montée de sa puissance. Ce qui nous amène à nous interroger – au delà de cette apparente puissance qui est restée liée à une conjonction politique déterminée – sur les conditions de son insertion sociale et culturelle, pour tenter de comprendre cette (( fragilité )) somme toute étonnante, mais peut-être organique.

Les médiations sociales

Dans la majorité des études que nous avons menées sur le terrain, seul ou avec des équipes de chercheurs, nous avions remarqué (( la répétition )) de comportements sociaux particuliers, liés aux nouvelles formes d’organisation du travail introduites par les nouveaux projets. II en est ainsi des nouvelles relations d’autorité, définies (26) par des systèmes hiérarchiques compliqués – importés de toutes pièces avec les organigrammes et les installations – que les collectifs de travailleurs n’arrivaient pas à maîtriser, ce qui les amenait souvent à les contourner, sinon à les rejeter carrément.

De même, les nouvelles techniques de rémunération comme les primes de rendement collectif ou individuel étaient souvent rejetées par les travailleurs qui soupçonnaient toutes ces procédures de n’être que des ruses pour les payer moins qu’ils ne le méritaient. Enfin, les relations à (( l’environnement 1) local ont souvent été malaisées à organiser, suscitant des tensions entre les managers des entreprises installées et les notables locaux,l es administrations provinciales, les élus de la région (27).To ut se passait comme si la technocratie était incapable d’imposer son leadership, à la fois à l’intérieur de l’espace productif qu’elle devait gérer et dans (( le territoire )) – local ou régional – où elle intervenait. Face à cette situation, ses réactions furent maladroites ; elles accentuèrent -au lieu de les atténuer – ces conflits.

Dans un premier temps, elle s’adossa à l’autoritarisme du pouvoir qui l’avait rendue possible, pour s’imposer, parfois avec brutalité, à ses partenaires. Elle développa l’idée qu’elle avait une mission historique à remplir, un message de rationalité et de modernité à inculquer à la société (28).C e profil de missionnaire,d e ((démiurge) ) s’emboîtait parfaitement avec la culture politique du moment: un État rationnel, omnipotent qui avait en charge le développement et la modernisation d’une société arriérée, incapable de se mouvoir par elle-même et encore moins de se projeter dans l’avenir. Cette représentation narcissique satisfaisait l’ego de la technocratie, ajoutait à son dynamisme de constructeur tout en augmentant sa tendance – propre à toute mentalité (( avant gardiste )) – au prosélytisme. Mais elle contribua aussi à la rendre moins attentive aux doléances qui lui venaient de l’extérieur et la rendit à la fois sourde et aveugle vis-à-vis de son environnement. Elle se fit ((extraterritoriale)) et quand, après le lâchage politique des années quatre-vingts, elle découvrit la vanité de son action, elle adopta un profil bas, plus discret; elle développa alors (( une culture de retrait )), un stoicisme élitiste qui combinait, selon des proportions variables, un mépris certain à l’endroit des politiques qui l’avaient abandonnée, et beaucoup de ressentiment vis-à-vis d’une société trop arriérée pour soutenir le projet qu’elle portait avec elle.

La dimension culturelle

C’est à ce niveau, nous semble-t-il,q ue l’immersion de la technocratie dans (( l’infrastructure culturelle )) de la société est la plus significative de l’enjeu (( social-historique )) (29)d e la maîtrise technologique. En effet, un échec politique, lié à une conjoncture déterminée peut être effacé par une autre conjoncture ; des difficultés socio-économiques peuvent n’être à leur tour qu’un dur moment à passer, avant que le mouvement, ralenti, ne reprenne sa vitesse de croisière. Encore faut-il que ce processus, enraciné dans l’expérience collective, soit devenu un système de valeurs, seul à même de lui donner la durée historique nécessaire à sa reproduction sur une échelle plus large et à des niveaux plus profonds de la pratique sociale.

De ce point de vue, la technocratie algérienne a joué de malchance. Fille du nationalisme algérien, elle aura toujours été perçue comme (( une bâtarde », dont on est parfois fier, mais qu’il faudra toujours surveiller. C’est ainsi que dès l’indépendance, et malgré la brèche qui lui est ouverte par les alliances politiques du moment, on limitera son action au domaine économique, au monde de la production, pendant que l’espace culturel au sens le plus large du terme (éducation, communication, droit civil) lui sera carrément fermé et réservé à un autre groupe, avec l’objectif pour celui-ci de (( reconstruire la personnalité arabemusulmane de l’Algérie )) malmenée par le colonialisme français et notamment de recouvrer les valeurs de son être authentique, la langue et la religion en particulier, défigurées par le colonisateur.

Ces deux projets, nullement incompatibles, figuraient dans les objectifs et les programmes du mouvement national depuis bien longtemps. Mais, portés par des groupes adverses depuis déjà les années vingt – principalement les nationalistes et les Ulémas -, ils furent pervertis par des logiques partisanes qui leur interdirent – malgré quelques tentatives avortées de débat – toute possibilité de réelle synthèse. Durcis, radicalisés par les conflits qui les opposèrent jusqu’à l’indépendance, ils devinrent adverses, tandis que les groupes qui les portaient se préparaient à de longues luttes. Le pouvoir politique, issu du coup de force de juillet 1962, mais affaibli en même temps par cette action, reproduira, en l’amplifiant cette relation d’adversité. Au plan tactique, il gagnait ainsi à jouer l’arbitre entre les uns et les autres, à limiter l’expansion des premiers par l’action des seconds, tout en se prévalant d’être le continuateur fidèle du mouvement national. Cette structure conflictuelle, conduira, en fin de course, à un véritable télescopage qui dépassera par ses effets les uns et les autres.

L’objectif culturel et civilisationnel est délégué, par le pouvoir, à la fraction ((arabisante )) (30) de l’ancien mouvement national, issue en grande partie de la mouvance (( Ulémas )). Les moyens sont les différentes administrations qui recouvrent le domaine : éducation, information, culture, justice, mais aussi parti FLN au titre de moyen de mobilisation des masses. En bref, ce que L. Althusser avait appelé U les appareils idéologiques d’État », constituera (( la force de frappe )) de ce second groupe (31). D’une manière générale, tout ce qui est lié à la langue, à la religion, aux valeurs, au patrimoine, à la communication (au sens habermassien du terme) entrera dans cet ordre et sera pris en charge par le groupe. A la tête de ce dernier, forme à peine déguisée de reconnaissance, se retrouve le fils de l’ancien président de l’association des Ulémas, Taleb Ibrahim¡, adversaire de toujours du clan des modernistes de l’ancien Ugema et notamment d’un de ses chefs de file, Belaïd Abdesselam (32).

Comme on le voit, tous les ingrédients étaient ainsi réunis pour une ((guerre de longue durée N qui ne pouvait se terminer que par la victoire de l’un des deux groupes et l’hégémonie sur la société de l’un ou l’autre des deux projets. Certes, le conflit entre les élites traditionnelles )) et (( modernes )) n’est pas une spécificité de l’Algérie; mais il devint ici, dans une topologie politique, sociale et culturelle particulièrement complexe, le point nodal de fixation d’une multiplicité d’enjeux qui dépassaient par leur ampleur, les données habituelles en la matière.

La concurrence entre les deux projets est systématique et imprègne jusqu’au rythme et aux formes de leur mise en oeuvre. L’allure rapide des réalisations dans les deux domaines est un effet direct de cette course de vitesse que les observateurs ont liée à l’esprit volontaire )) des Algériens. Dans le monde arabe, on loue et admire la rapidité du processus d’arabisation, tandis que chez les intellectuels (( tiers-mondistes )) plus sensible à l’idéologie du développement, on met en exergue l’exemple algérien comme modèle d’industrialisation. Les technocrates ont à peine fini d’élaborer le prochain (( plan quadriennal )) que leurs adversaires ont déjà entamé l’arabisation de nouveaux secteurs ; quand les premiers inaugurent en grande pompe une unité industrielle, les seconds annoncent l’ouverture de la plus grosse université islamique du monde..

Cette surenchère s’adosse au schème du défi, un schème aux lourdes connotations dans une société qui vient de sortir de cent trente années de colonisation et pour laquelle la notion de rattrapage est pleine de signification. Défi du développement comme défi identitaire, la capacité de mobilisation de l’un et de l’autre était utilisée à plein par les deux groupes. Et, devrions-nous ajouter, entretenu par un système de pouvoir qui ne pouvait ni ne voulait jouer le rôle (( d’ensemblier général )) et qui pratiquait, bien au contraire, (( le diviser pour régner D, afin de préserver son rôle d’arbitre. C’est ainsi que les deux logiques de déploiement, portées par des téléologies différentes, empoisonnées par les rivalités anciennes que ravivaient les ambitions du présent, finirent par cloisonner leurs espaces respectifs.

Le teukhein d’un coté, le /egein de l’autre (33) mais peu de passerelles entre l’un et l’autre. II y eut certes l’option scientifique )) qui inspira la politique éducative, mais elle resta confinée à l’université et dans la recherche et principalement dans les domaines scientifiques qui n’avaient pas besoin de cette option pour évoluer. II y eut de l’autre côté des obligations législatives et réglementaires pour arabiser les actes et les procédures dans certains services économiques et les entreprises, mais les managers les contournèrent habilement et continuèrent à travailler en français (34).

De la langue, on glissait imperceptiblement aux valeurs et, pendant que les technocrates cristallisés sur le paradigme de la production n’avaient d’yeux que pour la technique, le calcul et la productivité, les (( idéocrates )) enseignaient à leurs élèves comment être authentiques, en respectant la Tradition, en se pliant aux valeurs de la religion, en se méfiant de ce qui vient de l’occident. Dans ces deux schèmes, le premier, enlisé jusqu’au cou dans l’univers de la technique, dans l’occident précisément, n’avait pas le temps de (( retourner en arrière ))pour récupérer une personnalité qu’il pensait construire à partir de l’avenir; il sous-estimait, quand il ne méprisait pas les préoccupations identitaires que lui assénaient à chaque occasion ceux qui avaient le monopole de la parole, à l’école, à la radio, à la télévision, et bientôt à la mosquée. Mais ses valeurs, fixées sur la technique, étaient par définition muettes (35) ; portées par une langue étrangère que le travail de l’école avait rendue (( étrange )) ; son oeuvre signifiait de moins en moins, surtout quand les premières vagues de jeunes arabisés réclamèrent un emploi qu’elles ne trouvèrent pas. Quant au deuxième, son insistance sur les valeurs de la Tradition, ses professions de foi sur le respect des moeurs et la conformité des comportements et des usages aux normes de la personnalité arabo-musulmane, ses prêches enflammés sur l’authenticité, notamment dans le domaine culturel et linguistique, visaient tout droit le profil des technocrates et leur aliénation à l’Occident.

Ce discours récurrent, cette répétition quasi obsessionnelle des mêmes images et des mêmes notions finiront par inculquer des stéréotypes négatifs qui allaient comme un gant à ceux (( de l’autre bord )), de l’autre paradigme. Et quand le pouvoir politique se retournera contre la technocratie, il trouvera dans (( les idéocrates )) les relais qui amplifieront ses accusations mais qui, surtout, leur donneront l’épaisseur culturelle et la force de conviction qui rendront légitime l’élimination de cette dernière. Celle-ci, piégée par ses propres certitudes, sa foi naïve dans le pouvoir de la technique, avait sous-estimé le monde des valeurs, la matérialité de l’ordre symbolique des choses (36). Les pôles technologiques et industriels qu’elle avait construits et qui devaient devenir les points de diffusion du progrès à tout l’espace social se transformèrent en (( enclaves )), qui produisaient certes des biens matériels, mais n’avaient qu’une faible pertinence dans le domaine des significations. II n’en fut pas de même du second groupe : ses instruments, l’école, la communication produisirent des valeurs, (( un sens », qui se répandirent par vagues successives à l’ensemble du corps social et finirent par encercler les espaces polarisés de la technocratie. la dérive identitaire Après les émeutes d’octobre 1988 et l’effondrement du système du parti unique qui avait prévalu depuis l’indépendance, une accélération remarquable du mouvement historique entraîna une décomposition quasi-totale du pouvoir étatique accompagnée de la montée extrêmement rapide du mouvement islamiste.

En l’espace de quelques années, celui-ci devint l’alternative principale à l’ordre ancien. Débordé sur ses marges, le paradigme culturel est alors entraîné, radicalisé par la dynamique impétueuse du mouvement social. Les images, les significations, les valeurs qu’il avait patiemment produites et diffusées dans la société et qui avaient fini par construire des stéréotypes servent alors de matériaux, mais à de nouveaux leaders et pour des objectifs et des formes de lutte différents. L’image critique du technocrate aliéné à l’Occident, le stéréotype négatif de l’intellectuel francophone ou de la femme (( moderne )), l’insidieuse insistance sur l’étranger et ses valeurs véhiculées par ses médias (37) qui pervertissent la société, tout cela se fige dans les nouveaux discours, en caricatures grossières qui éveillent la haine et appellent la violence. Les (( idéocrates )) avaient construit une image négative de leurs adversaires afin de leur ravir l’hégémonie sur la société ; les islamistes en font des ennemis à exclure de la société ; et, quand la violence s’empare de l’action politique, ses ennemis deviennent des ((boucs émissaires )) qu’il faut éliminer pour préserver l’harmonie communautaire. La dérive identitaire clôt ainsi dans la violence une culture nationale qui n’a pas réussi à intégrer dans une synthèse commune ses deux dimensions constitutives, (( une expérience existentielle et un savoir constitué )) (38) ; synthèse qui reste l’unique voie d’accès à la modernité.

NOTES

1) Voir notamment: (( La maîtrise technologique, un enjeu social total », in : Recherche et Industrie, R. Waast et A. El-Kenz. A paraître prochainement. Ed. l’Harmattan.

2) C’est la cas notamment d’Ernest Renan, violemment critiqué par Djamal Eddine El-Afghani ou plus près de nous de G.E. Von Grunebaum, en particulier dans son ouvrage L’identité culturelle de /’/slam. Trad. française. NRF. Gallimard. Paris. 1979.

3) Dans son ouvrage L’Orientalisme, E. Saïd a vertement pris à partie les (( spécialistes )) occidentaux de la civilisation arabc-musulmane, leur reprochant notamment de produire des pseudoconnaissances sur les sociétés de cette région culturelle du monde afin de les dévaloriser et de légitimer par contrecoup la suprématie de la civilisation occidentale. Si beaucoup de ses critiques sontjustifiées, E. Saïda été injuste

avec certains, ce qui lui a valu des polémiques qu’il serait intéressant de regrouper aujourd’hui aux fins d’une analyse systématique.

4) De ce point de vue, l’ouvrage de A. Laraoui L’idéologie arabe contemporaine. Paris. Ed. Maspéro, reste un travail de référence précieux. Même si la démarche hégélienne de l’auteur et l’idéalisme historique qu’il adopte l’amènent à commettre des erreurs d’observation flagrantes, notamment dans la périodisation historique, cet ouvrage doit être considéré comme un ((moment )) de la réflexion arabe dans ce

domaine, ce moment de l’optimisme des années soixante qui fit croire à beaucoup que (( l’entrée dans le monde de Prométhée )) était toute proche.

5) Si la traduction en arabe du mot ((occidentalisation )) est juste – taghribvient de gharb qui signifie Occidentson extension à la notion d’aliénation est significative de la perception qu’on a de ce dernier.

6) On peut comparer la figure de M. Abdou, toutes choses égales parailleurs, à celle de Condorcet. Il a été à l’origine dune tentative de réforme de l’université d’El-Azhar qui échouera mais, surtout, il reste connu comme le fondateur du mouvement réformiste qui couvrira, à partir de I’Egypte, l’ensemble du monde arabe. Cambiguïté de ses positions à l’endroit de la culture et de la civilisation occidentales conduira le mouvement réformiste à des divergences d’interprétation qu’on peut grossièrement distinguer en deux blocs: l’un, radical, qui aboutira à des positions jugées comme (( occidentalophiles )) comme celle de Taha Hussein et Kacem Amin, l’autre plus circonspect, comme avec Rashid Ridha, et qui finira par se repositionner sur des lignes défensives, notamment avec le mouvement des ((Ulemas )) en Algérie.

7) Leur inquiétude commence et leur vigilance s’éveille quand ((la consommation )) d’une marchandise particulière peut influer sur les normes de la société, ses valeurs fondamentales, ses moeurs. C’est ainsi que l’industrie des moyens de communication et des médias sera particulièrement surveillée parce que ses produits portent directement sur la dimension culturelle, et plus précisément sur les relations entre

les gens, toutes choses déjà codifiées dans la Tradition.

8) Jusque dans leurs échecs, dans les trois cas tragiques, puisque la tentative égyptienne échoue après la guerre de juin 1967, celle de l’Algérie s’enlise avec la puissance du mouvement islamisme dès octobre 1988, tandis que celle de l’Irak est quasiment réduite à néant à la suite de la guerre du Golfe – ces trois

expériences ont contribué à rendre encore plus problématique, pour les sociétés arabes, la question de

leur modernisation et de leur occidentalisation.

9) Nous devons signaler ici, l’excellente étude de Guy Pewillé Les étudiants algériens de /’université française

18801962. Editions du CNRS. Paris, 1984. L’auteur dresse un bilan précis et fortement argumenté

de l’action française durant toute la période coloniale.

10) Cette tendance se retrouvera notamment dans le parti dirigé par Ferhat Abbas, I’UDMA et sera très

souvent considérée avec mépris par les autres formations politiques nationalistes. Récurrence remarquable,

l’accusation d’assimilationnisme a refait surface aujourd’hui ; elle est lancée à l’encontre des intellectuels

francophones considérés par les (( arabistes )) purs et durs comme le parti de la France, en arabe

hizb franca.

11) Voir à ce sujet A. El-Kenz et M. Bennoune Le hasardet l’histoire. Entretiens avec Belaid Abdesselamm.

ENAG Alger 1990. Dans cet ouvrage, nous avons interrogé longuement – les entretiens ont duré trois

280 LES SCIENCES HORS D’OCClDENTAUXXe SIÈCLE

années et l’ouvrage fait près de mille pages- celui qui a été considéré comme (( le père de l’industrialisation

)) en Algérie. Notamment sur la question de l’origine de la technocratie algérienne sachant qu’il a

été dès 1958, un des principaux responsables des envois de boursiers algériens à l’étranger. Voir aussi,

l’ouvrage de Guy Pervillé déjà cité et, enfin, l’ouvrage à paraître Recherches et Industrie (op. tit,).

12) Ali Mérad a consacré une monumentale étude à l’histoire de ce mouvement. Voir Histoire du réformisme

musulman en Algérie. Edition Mouton. La Haye. 1962.

13) (( L’armée des frontières )) s’était constituée, principalement en Tunisie pour seivir d’appui logistique aux

combattants de l’intérieur. Constituée d’officiers de carrière, dont certains avaient rallié tardivement le

FLN et venaient de l’armée française, sa direction se voulait plus disciplinée plus moderne et surtout

plus nationale que les maquis qui s’étaient organisés en (( régions N (les wilayate) et risquaient de basculer

dans le (( régionalisme )) ; du moins les accusaita de cette tendance. En juillet 1962, les maquisards,

épuisés par la guerre, sont facilement vaincus par l’armée des frontières qui devient le centre du pouvoir.

Peu d’ouvrages ont été écrits sur ce triste moment d’une indépendance assombrie par les luttes de

pouvoir. Voir entre autres, notre ouvrage déjà cité Le hasard et /’histoire.

14) C’est la période de (( l’autogestion socialiste )), notamment dans les fermes coloniales abandonnées par

leurs propriétaires européens. Elle durera quelques années et finira en peau de chagrin, étouffée par le

manque de crédits et une bureaucratie centrale, autoritaire et incompétente.

15) Pour une information plus complète, nous renvoyons à l’ouvrage de A. Henni et al., La mise en oeuvre

de /’option scientifique et technique en Algérie. CREAD. Alger. 1990.

16) El-Hadjar est un complexe sidérurgique intégré d’une capacité de 2Mt qui emploie 18000 travailleurs

dont près de 1 O00 cadres. Arzew regroupe les plus grosses unités de liquéfaction de gaz naturel, mais

aussi une raffinerie de pétrole, une usine d’engrais, une unité de GPL et plusieurs autres de transformation.

Sur le site, une véritable ville industrielle, il y a plusieurs centres de formation et des laboratoires

de recherche. Le complexe électronique de Sidi-Bel-Abbés employait prés de 1 O00 travailleurs et fonctionnait

comme centre d’observation et de formation technologiques pour les unités qui commençaient

à se mettre en place dans les autres régions du pays. II a été incendié en 1993 lors dune action terroriste.

Le complexe véhicules industriels de Reghaia emploie 12000 travailleurs et produit près de 6.000

camions par an. II s’était doté d’un département de recherches qui commençait à travailler à la demande

du complexe mais aussi pour d’autres unités de mécanique industrielle dans le pays, en particulier dans

le domaine de la chaudronnerie industrielle. Pour plus détails, nous renvoyons à l’ouvrage de S. P. Thierry

La crise du système productifalgérien, Irep, Grenoble, 1984. Voir aussi notre ouvrage Le complexe sidérurgique

d’El-Hadjar. Monogrophie dune expérience industrielle, CNRS, Paris, 1987, et l’ouvrage déjà

cité Le hasard et /’histoire.

17) Voir à ce sujet l’ouvrage détaillé de A. Henni, op. cit.

18) G. De Villers, L’€tat démiurge. Éditions l’Harmattan. Paris 1986.

19) Voir à ce sujet l’article de notre collègue H. Khelfaoui dans l’ouvrage Recherche et Industrie, op. cit.

20) Pierre F. Gonod, Clés pour le transfert technologique. BIRD. 1974

21) Après le coup d’État de juin 1965, le premier cercle autour du colonel Boumedienne était constitué par

(( le clan d’Oujda ». Le tout puissant ministre de l’Industrie, Belaïd Abdesselam, élément extérieur à ce

clan, avait réussi, en quelques années, à avoir plus d’influence auprès de Boumedienne que ses proches

du (( clan fondateur ».

22) C’est la fameuse ((gestion socialiste des entreprises N qui s’inspire de la cogestion allemande et tente

d’amener ouvriers et cadres à travailler en commun dans l’intérêt de l’entreprise. A cette GSE, s’ajoutera,

le SGT ((Statut général du travailleur )) par lequel on tentera d’établir une grille unique des salaires

pour toutes les activités salariées. Cette action, présentée au départ comme un moyen d’atténuer les

écarts trop importants entre les salaires de l’industrie et des autres secteurs se transformera par la suite

en un gigantesque puzzle bureaucratique qui finira par être abandonné ; non sans avoir fait des dégâts

importants dans l’équilibre socio-professionnela u sein des entreprises et entre les secteurs.

23) Pierre F. Gonod, op. cit., p. 23.

PROMETHEE ET HERMES % 281

24) Lors de nos enquétes sur le terrain, à la fin des années soixante-dix,s ur ((l’âge d’or de la technocratie )),

nous avions souvent remarqué, surtout dans les régions de l’intérieur du pays, cette hostilité. A Ghardaïa,

dans le Mzab, des luttes parfois violentes autour d’une tuberie spirale accompagnèrent sa construction

et plus tard son exploitation. AGhazaouet, dans l’extrême ouest du pays, ville traditionnelle de pêcheurs,

la population avait réagi avec force contre l’installation du complexe d’électrolyse de zinc. A Annaba,

autour du complexe sidérurgique d’El-Hadjar, à Skikda et à Arzew autour des unités de GNL et de pétrochimie,

et presque partout, les réalisations industrielles et certaines conséquences de leurs activités

(afflux ((d’étrangers)) à la région, inflation, crise du logement,p ollution etc.) étaient l’objet de toutes les

discussions et parfois de troubles. Voir à ce sujet, notre étude Industrie et Société. SNS, Alger, 1980.

25) Les rédacteurs de la charte sont tous des intellectuels du PPA-MTLD. Modernistes et ((francophones »,

ils peuvent étre considérés comme les principaux idéologues et organisateurs de cette phase dévelop

pementaliste de notre histoire. II s’agit de M. Lacheraf qui dirigera, mais pour une très courte période,

le ministère de I’Education, de M. S. Benyahia, ateur de (( l’option scientifique et technique )) et organisateur

de la réforme de l’enseignement supérieur, de B. Abdessalam, ((père )) de l’industrialisation et

de R. Malek, diplomate et responsable pour un temps du ministère de l’Information et de la Culture. Ce

groupe sera le plus proche parmi les civils du noyau militaire au pouvoir.

26) (( II y a trop de chefs )) ; (( les chefs sont au bureau au lieu d’être avec nous dans l’atelier )) ; (( ils sont trop

jeunes )) ; (( ils parlent en francais N; (( ils nous méprisent », etc. toute la problématique des formes nouvelles

d’autorité était contenue dans ces critiques que les technocrates, bien souvent, accueillaient avec hauteur

et mettaient sur le compte de l’arriération des travailleurs.

27) Les conflits tournaient souvent autour des nouvelles moeurs et des nouveaux comportements véhiculés

par les cadres des entreprises (travail des femmes, modes de vie) mais aussi autour du pouvoir (un

chef d’entreprise est souvent alors plus puissant qu’un maire, un responsable du parti ou un sous-préfet)

et enfin autour de problèmes plus concrets comme l’occupation de terrains à usage agricole, la captation

de sources d’eau pour alimenter l’usine au détriment de la ville, la construction de villas pour loger

les cadres alors que le reste de la population est encore sous-logée,e tc.

28) Nous avons amplement analysé cette représentation dans notre étude déjà citée Industrie et Société.

On la retrouve,s ystématisée,d ans la conception du développementq ue dresse le maître incontesté de

l’industrialisation, B. Abdesselam. Voir, op cit., Le hasard et /’histoire.

29) Nous empruntons ce concept à C. Castoriadis, dont l’approche nous a par ailleurs beaucoup aidés dans

ce travail. Voir en particulier son ouvrage L’institution imaginaire de Ia société. Le Seuil, Paris, 1975.

30) On emploie cette notion plutôt que celle d’arabophone parce que c’est elle qui est en usage dans le

lexique algérien. Elle a aussi le mérite d’ajouter la signification d’activisme, de volonté d’arabiser qui n’est

pas contenue dans la seconde notion. A un degré de plus dans cette volonté, il y a la notion (( d’arabiste ))

mais qui, elle, se recoupe avec celle plus politique de (( nationaliste arabe )).

31) Les moyens ainsi alloués ne sont pas fixes et évolueront en permanence en fonction des rapports de

forces, mesurés ici en terme de proximité vis-à-visd u noyau militaire du pouvoir et notamment de son

chef, Boumedienne. Cette guerre des ((frontières )) est permanente mais chaque groupe veille jalousement

à maintenir, sinon à élargir son domaine au détriment de l’autre. C’est ainsi que, lorsque M. Latheraf,

considéré comme un ennemi des arabisants, est après la charte de 1976, nommé ministre de l’Education,

une violente campagne de presse est lancée contre lui, relayée par les députés du tout nouveau

parlement. II sera obligé de démissionner; son incursion avait été considérée comme une ingérence

dans leur domaine réservé.

32) Ces duellistes de toujours symbolisent, à la perfection, les relations d’adversité et les conflits qui n’ont

cessé d’opposer les deux groupes depuis les tous premiers affrontements des années vingt, mais surtout

qui se sont durcis et envenimés avec le cours du temps. Rappelons qu’en 1980, un des principaux

conseillers de Chadli Benjedid, était précisément Taleb Ibrahim et que le chef du gouvernement qui

conduira la politique de restructurationdémantèlement du secteur industriel sera Abdelhamid Brahimi,

autre fils d’une grande figure de l’Association des Ulémas, le Cheikh M’barek El-Mili.

33) Voir pour ces concepts, la réflexion de C. Castoriadis, op. cit.

* LES SCIENCES HORS D’OCCIOENTAU He SIÈCLE

34) Les chefs d’entreprise et les directeurs centraux des ministères techniques recrutèrent des (( arabisants ))

qui eurent pour tâche d’arabiser les cadres et de traduire les PV, règlements et autres circulaires. Mais

il s’agissait surtout de se conformer aux directives du Parti qui avait fini par prendre en charge cette

opération. Le monde de la production continua à être globalement ((francophone ».

35) Par une coïncidence de l’histoire étonnante, c’est au plus fort de la crise économique qui frappa l’Algérie

dans le milieu des années quatre-vingts que les premières promotions d’étudiants entièrement arabisés

arrivent sur le marché de l’emploi. On accusera alors les chefs d’entreprise de ne pas les recruter parce

qu’ils sont arabophones et non pas parce qu’il n’y a plus d’investissements. Les conflits économiques

et sociaux sont ainsi souvent redoublés par les conflits linguistiques.

36) On peut dire, avec le linguiste, que pour elle le signifié était tout, le signifiant peu de choses. Ce mat&

rialisme vulgaire l’amènera, entre autres, à sousestimer totalement la question de l’expression. Beaucoup

de managers qui ont souvent à commander à des centaines de personnes, ne parlant pas, ou parlant

mal le français, ne feront aucun effort pour s’arabiser. Beaucoup d’intellectuels aussi.

37) Durant des années, et bien avant la montée au créneau du mouvement islamiste, les autorités culturelles

du pays s’étaient employées à donner une image totalement négative de la culture occidentale,

présentée comme dépravée, immorale, etc. On séparait alors pour l’occident, ((le bon grain », c’est-àdire

sa technique, sa science, son économie, de ((l’ivraie », c’est-à-dire ses valeurs, ses moeurs; et l’on

pensait naïvement pouvoir importer le premier en le séparant soigneusement et radicalement de la

seconde. Cette perception du monde est quasi-officielle en Arabie Séoudite et dans les pays du Golfe,

qui ont financé plusieurs séminaires inter-arabes dans ce sens.

38) Nous empruntons cette formule, à E. Morin, cité par J. Ellul, Le bluff technologique. Hachette, Paris,

1988.

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