Mohamed Bouchakour, maître de conférences à l’École des Hautes Études Commerciales d’Alger : «Il faut une réforme profonde et radicale de l’université»

Publié le par Mahi Ahmed

Mohamed Bouchakour, maître de conférences à l’École des Hautes Études Commerciales d’Alger :

«Il faut une réforme profonde et radicale de l’université»

Propos recueillis par

Mokhtar Benzaki

Source: Le Soir d’Algérie

La conférence nationale sur l’évaluation du système Licence-Master-Doctorat (LMD) se tient les 12 et 13 janvier à Alger. L’occasion propice pour donner la parole à un universitaire qui établit une évaluation indépendante et critique d’un système souvent controversé.

Le Soir d’Algérie : Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique organise une conférence nationale pour débattre du système LMD. Que pensez-vous de cette initiative ?

Mohamed Bouchakour : Très sincèrement, par ces temps de crise, je ne suis pas sûr qu’il soit opportun de se fendre d’une telle messe. Si les débats sont libres et les participants chauffés, ils pourront certainement «vider leur sac» et le lendemain, la vie reprendra son cours normal. Je vous renvoie aux différentes conférences nationales qui se sont tenues ces deux ou trois dernières années sur des dossiers économiques brûlants, tels que la stratégie industrielle ou la politique du commerce extérieur. Toutes ces rencontres donnent l’impression que chaque secteur ministériel se fait un point d’honneur à s’acquitter de sa conférence nationale sous le haut patronage du président de la République, comme si c’était en soi une réalisation à inscrire à l’actif du secteur. On devrait commencer par évaluer les résultats et retombées de toutes ces rencontres, et rendre des comptes sur la prise en charge des recommandations qui en sont sorties et leurs retombées sur le terrain. Pour en revenir au système LMD, si une conférence nationale était nécessaire, elle aurait dû se tenir avant le lancement de ce système, c'est-à-dire au début des années 2000. Au lieu de cela, à cette époque, on s’est contenté de parachuter une commission chargée de légitimer l’option pour le LMD et de proposer une démarche pour passer immédiatement à l’action. Aucun débat réel n’a été ouvert avec la communauté universitaire. Après la finalisation des travaux de cette commission fantôme, on s’est acquitté d’une campagne d’information et de sensibilisation tellement bâclée que presque personne ne s’était aperçu qu’elle avait eu lieu. Puis, de manière très bureaucratique, dès la rentrée universitaire 2003-2004, le système LMD a été introduit au pas de course, partout. Son application a été généralisée en 2011, et ce n’est qu’en 2016 qu’on pense opportun d’ouvrir un large débat avec la communauté universitaire pour en discuter. Avouez que ce n’est pas très sérieux. Je ne suis évidemment pas contre le principe du débat. Bien au contraire. Mais à condition qu’on nous propose un vrai débat, celui qui mérite d’être lancé.

Alors dites-nous ce que serait aujourd’hui un tel vrai débat...

Ce serait un débat qui colle à la question fondamentale de l’heure, celle de la grave crise dans laquelle se meurt l’université, un débat qui contribue à la clarification de la nature et des causes profondes de cette crise, et qui également ouvre des perspectives de sortie de crise. A ce propos, la première clarification qu’il me semble utile d’apporter est que la crise actuelle concerne d’abord l’institution universitaire et non pas le système LMD. Pour faire court, je vais utiliser une analogie avec le domaine de la musique classique. Je dirais que le système LMD est à l’institution universitaire ce qu’une symphonie est à un orchestre philarmonique. Pour être correctement exécutée, toute symphonie a besoin que l’orchestre soit au point à tout point de vue. Dans le cas contraire, lorsque le chef d’orchestre ne joue pas son rôle et va même jusqu’à s’immiscer dans celui des musiciens, lorsque ces musiciens sont démotivés, déconcentrés, voire ligotés dans leurs mouvements, lorsque les instruments de musique sont irrémédiablement déréglés, insuffisants et en mauvais état, lorsque la partition posée devant chaque musicien est mal écrite, incohérente, incomplète ou illisible, lorsque sous la pression du chef d’orchestre, les musiciens doivent accélérer les tempos pour enchaîner le maximum de symphonies les unes après les autres dans le même laps de temps, je vous pose la question : la symphonie peut-elle être correctement exécutée ? Vous allez penser que je force un peu trop le trait, mais en toute objectivité, l’état de notre université n’est pas très loin de la situation de l’orchestre que je viens de décrire. La première idée force à retenir est que le mal dont souffre l’institution universitaire est plus profond que les problèmes de mise en œuvre du LMD. Aussi, c’est le débat sur l’université qui doit primer. Si cette conférence nationale que le MESRS compte organiser se déroule, ce sont les grandes questions de l’université qui prendront nécessairement le dessus, mais comme les questionnements et les approches se feront sous la lorgnette du système LMD, la problématique et le débat sur l’institution universitaire seront forcément menés sous des angles de vue réducteurs et biaisés.

Quel est donc le diagnostic que l’on peut faire sur l’université ?

L’observation d’une multitude de symptômes permet d’affirmer que l’université est en crise. Mais ce constat descriptif est loin de suffire. Quel est la nature et quelles sont les causes profondes de la crise ? C’est à ce type de question d’ordre explicatif que le diagnostic doit répondre. Je dois vous dire qu’il n’existe pas aujourd’hui de réponse élaborée et documentée permettant de poser un diagnostic. Ce vide est en lui-même une des manifestations de la crise universitaire. Il n’y a même pas de débat. Tout au plus, nous sommes en présence de deux monologues diffus qui se déroulent à distance entre le ministère de tutelle et des voix qui, ici et là, s’élèvent de la communauté universitaire où des enseignants chercheurs s’expriment parfois même à travers des publications. Le premier point de vue, celui que le ministère développe dans ses interventions officielles, interviews, allocutions protocolaires, soutient en gros que l’université algérienne a avancé à pas de géant depuis l’indépendance, mais qu’elle rencontre aujourd’hui des difficultés qui sont justement liées à sa croissance et qui sont donc, à la limite, des signes de bonne santé. Même si certaines de ces difficultés ont un caractère structurel, elles sont considérées comme surmontables et renvoient à de nouveaux défis qui doivent être pris en charge au quotidien, dans le cadre de la politique gouvernementale et d’efforts conjugués de toutes les composantes de la communauté universitaire. Dans cette optique, le changement passe par un processus soutenu d’amélioration continue. Quant au basculement du système classique vers le système LMD, il va contribuer à aplanir les difficultés vécues par l’université. Le second discours reflète ce que la communauté universitaire a coutume d’exprimer. Dans ses grandes lignes, il considère que l’université algérienne a certes connu une croissance extraordinaire depuis l’indépendance, mais qu’aujourd’hui les problèmes structurels auxquels elle se heurte sont d’une grande acuité de sorte que leur solution nécessite des réformes profondes et radicales. Le changement passe par une rupture. Pour ce qui est du système LMD introduit en remplacement du système classique, il est condamné à pâtir de ces problèmes structurels et verra ses chances de succès compromises.

Ce sont en effet deux visions totalement différentes sur l’état des lieux et les perspectives. Comment vous positionnez-vous ?

Vous remarquerez qu’il y a consensus sur au moins un point, à savoir que l’université est en crise, mais aucune des deux thèses n’apporte d’explication fondamentale sur la nature et les causes de cette crise. Ce point nodal de la crise n’est pas tiré au clair. La controverse se ramène en fait à une histoire de bouteille à moitié pleine et qu’il faut patiemment continuer à remplir versus une bouteille à moitié vide qu’il faut vite restaurer de fond en comble pour qu’elle arrête de se vider. Mais ce qui nous importe c’est de savoir de quoi cette bouteille est à moitié pleine, pourquoi elle est à moitié vide et comment en est-on arrivé là ? Si l’on revient à la question de savoir ce qui constitue l’institution universitaire, on peut la considérer comme une entité qui revêt deux composantes déterminantes très distinctes mais foncièrement complémentaires. Nous allons ici emprunter au domaine de l’informatique les notions de hard et de soft. Je vous demande de bien retenir cette distinction, car elle est essentielle pour comprendre la crise de l’institution universitaire et ses possibilités de solutions. Le hard, c’est tout ce qui est tangible, quantifiable et qui peut être obtenu sur le marché, moyennant des ressources sonnantes et trébuchantes sous la forme de budgets d’équipement et de fonctionnement. Entrent dans cette catégorie les murs, les locaux, les équipements, le matériel, le mobilier, la documentation, mais aussi les effectifs d’enseignants-chercheurs, d’étudiants et de travailleurs ATS, etc. Le soft, c’est tout ce qui est intangible, qualitatif et que les compétences en place doivent produire ou s’approprier, assimiler, transmettre et diffuser. Ce sont les savoirs scientifiques, les contenus pédagogiques et didactiques, les méthodes d’enseignement, de contrôle et d’évaluation des connaissances acquises, les performances de la recherche et ses effets externes sur l’innovation et la productivité, la gouvernance universitaire, la déontologie et l’éthique dans la conduite des activités universitaires, le rayonnement scientifique et culturel dégagé par ces activités, la qualité des élites formées et leur contribution à l’image du pays, etc. L’université a besoin de ces deux composantes, le hard et le soft, pour pouvoir remplir ses missions de formation et de recherche et légitimer son existence.

Mais comment avons-nous fait pour en arriver à cette dérive ?

L’expansion du hard n’a pas eu pour fonction d’appuyer et d’accompagner le développement du soft, mais d’assumer la massification des effectifs. Y compris le peu de soft qui était encore en place dans l’université héritée de la colonisation a été sacrifiée pour fluidifier et assumer sans grincement cette massification. Si vous reconstituez l’évolution de notre Université depuis l’indépendance, elle est passée par 5 grandes étapes correspondant grosso modo chacune à une décennie. La première période, celle des années 1960, a été celle de l’université héritée de l’époque coloniale. Elle a formé les toutes premières promotions de cadres de l’indépendance, mais sans toutefois parvenir à répondre aux besoins immenses et diversifiés du pays. Elle était élitiste, et ses programmes déconnectés des réalités et défis nationaux. Son principal point fort : elle était régie par les standards internationaux, que ce soit sur le plan des contenus et méthodes des activités académique et scientifique, ou sur celui de la gouvernance, de la déontologie et de l’éthique. La deuxième période a été celle du lancement de la réforme initiée par le regretté Mohamed-Seddik Benyahia en 1971. Elle a introduit la démocratisation de l’accès à l’université, une certaine adaptation des programmes au contexte du pays, un effort d’alignement sur les évolutions observées à l’échelle internationale, et la formation de formateurs dans la perspective de l’algérianisation du corps enseignant. L’université algérienne comme institution nationale était en train de naître. Elle tentait à la fois de s’ancrer dans les réalités et besoins nationaux, et de s’accrocher aux évolutions suivies par les universités de par le monde. En matière de gouvernance, d’éthique et de déontologie, les acquis hérités de l’université coloniale avaient reçu, au passage, quelques coups de griffe, mais sans grande gravité par rapport à ce qui allait suivre. La troisième période a été celle des années 1980. Sous le couvert de correctifs pragmatiques plus ou moins justifiés, c’est la remise en cause progressive de la réforme lancée en 1971 et surtout la perte de vue de tout projet de construction d’une université nationale. La démocratisation de l’accès à l’université est maintenue mais elle dérape vers la massification des effectifs, cette massification qui va s’imposer aux yeux des autorités politiques comme l’indicateur de performance par excellence pour le secteur universitaire.

Avant d’aller plus loin, vous semblez faire une distinction entre démocratisation et massification. Pouvez-vous nous expliciter où se trouve la différence ?

Effectivement la différence est essentielle et mérite d’être mise en relief. La démocratisation a pour objet d’ouvrir l’accès à l’université au plus grand nombre dans le cadre des normes, objectifs et exigences spécifiques à cette institution. Elle consiste à donner la possibilité au plus grand nombre possible de lycéens de se hisser au niveau requis par des études supérieures pour y accéder. La démocratisation tend la main et tire vers le haut les candidats aux études supérieures. Elle est conditionnée par le principe de l’égalité des chances dans les paliers de l’école primaire, du collège et du lycée. Pour la massification, elle consiste à faire en sorte que le plus grand nombre accède à l’université en abattant les barrières à l’entrée. C’est l’envahissement pur et simple. Comme ceux qui entrent doivent laisser la place à ceux qui arrivent derrière eux, on abat aussi les barrières à la sortie. Il n’y a plus de normes, ni d’exigences, ni à l’entrée, ni à la sortie. C’est très différent la démocratisation de l’accès à l’université et la massification des effectifs estudiantins par envahissement de l’université. J’ajouterai ici deux commentaires. En premier lieu, on impute souvent à la démocratisation de l’accès à l’université la responsabilité d’avoir entraîné une massification des effectifs et d’avoir fait chuter le niveau et la qualité de l’enseignement universitaire. Rien n’est moins faux. Si une telle chute du niveau a eu lieu, c’est parce que l’université n’a pas su s’organiser pour prendre en charge des candidats à l’enseignement supérieur de plus en plus nombreux certes, mais qui se sont tout de même acquittés de leur part du contrat en se hissant au niveau requis et en gagnant leur ticket d’entrée. Par ailleurs, peut-on affirmer que la massification est à l’origine de la chute du niveau et de la qualité ? La réponse doit être nuancée. Je m’explique : imaginons un établissement d’enseignement surpeuplé où l’enseignement dispensé est des plus médiocres à cause du faible niveau des élèves à leur arrivée. Supposons que vous divisiez le nombre d’élèves par 2, 3 ou 4. Pensez-vous que par la simple magie de cette compression des effectifs, la qualité et le niveau de la formation remonteront en flèche ? Rien n’est moins sûr. Le problème est plus complexe que le simple dégraissage des effectifs. Il réside principalement en amont, dans un système éducatif criminel qui, particulièrement à partir des années 1980 et 1990, a réduit en poussière tout ce que l’Algérie indépendante avait placé comme espoir dans les générations montantes. Mon second commentaire est qu’on ne peut pas dire que la massification a gommé le caractère sélectif de l’accès à l’université. La ministre de l’Education nationale a rapporté dernièrement que sur 100 élèves qui entraîent à l’école primaire, 4 seulement arrivaient à l’université. Comme système sélectif, on peut difficilement faire mieux ! L’Algérie dispose d’un ratio d’environ 40 étudiants pour 1 000 habitants. A titre de comparaison, la Turquie a un ratio de plus de 60 étudiants pour 1 000 habitants alors que le système universitaire de ce pays est nettement plus sélectif que le nôtre. Sortons des idées, des raccourcis, des idées simplistes et stéréotypes qui bien souvent influent sur les décisions. Si une conférence nationale mérite d’être organisée, c’est probablement autour des perspectives de l’université, en partant d’un benchmark sur les systèmes universitaires, en particulier dans les pays émergents. Notre problème ne devrait pas être de chercher à nous améliorer en 2016 par rapport à 2015, et d’avancer ainsi à la petite semaine, mais de nous aligner dans les plus brefs délais sur les meilleures pratiques observées dans les pays qui réussissent. On apprendrait notamment que la démocratisation de l’accès à l’université ne s’appuie pas seulement sur la création de nouvelles places pédagogiques en termes de salles, de tables et de chaises, mais sur d’autres solutions telles que l’enseignement à distance, une formule qui exige une gouvernance stricte et qui accueille un 1/3 des étudiants dans un pays comme la Turquie que je viens de citer. Je vous rappelle que cette formule existait chez nous au cours des années 1960 et 1970 mais Attila est entre-temps passé par là.

C’est quoi au juste le concept du LMD ? Comment a-t-il été introduit en Algérie ?

A l’origine, s’agissant d’un système de progression universitaire anglo-saxon articulant trois paliers Licence-Master-Doctorat ; chacun étant sanctionné par un diplôme, respectivement le Bachelor, le Master et le PhD. A la fin des années 1990, ce système a été retenu comme référentiel européen dans ce qu’on appelle le Processus de Bologne. Le but précis de ce référentiel était de construire un modèle européen universitaire commun aux pays membres et d’aligner l’espace européen de l’enseignement supérieur sur les défis et exigences de la compétition internationale. En plus de la progression des études en trois paliers sur le modèle du système LMD, il était question de développer des outils de gestion académique et professionnelle unifiés et harmonisés dans un cadre européen et de mettre en œuvre une démarche qualité, ainsi qu’une série de réformes autour de thématiques fixées par des conférences ministérielles qui ont eu lieu tous les 2 ou 3 ans tout au long des années 2000. Ces thématiques tournaient autour de l’employabilité et la formation tout au long de la vie, la lisibilité et l'attractivité de l'espace européen de l'enseignement supérieur, la mobilité à l’intérieur de cet espace, la dimension européenne de l’enseignement supérieur, son rapprochement avec l’espace européen de la recherche, l’harmonisation entre les cadres de qualification européens et ceux des pays membres, etc. En bref, la barre était placée très haut et toutes ces problématiques spécifiquement européennes donnaient lieu à des débats nourris entre les politiques et les experts pour trouver des compromis entre les exigences des uns et les préconisations des autres. Le grand battage dont a fait l’objet le passage de l’Europe au référentiel LMD a favorisé son adoption en Algérie, mais aussi dans les autres pays du Maghreb. La réforme LMD dans ces pays leur a été fortement suggérée par l’Union européenne dans le cadre de ses programmes de coopération technique. Ces pays n’ont pas été difficiles à convaincre du fait qu’ils étaient tous à la recherche d’un nouveau souffle et d’une nouvelle image pour leur secteur de l’enseignement supérieur et que, par mimétisme, aucun ne voulait prendre le risque de rester sur le quai. Les arguments étaient très simplistes : vous êtes liés à l’espace européen par des accords d’association ; vous répondez bien aux critères requis ; le nouveau système permettra précisément de lever les difficultés rencontrées par vos institutions universitaires ; vous ne devez pas prendre de retard car le monde avance vite. Chez nous, à cette époque, il fallait politiquement opérer une réforme de l’enseignement supérieur, le système LMD était dans l’air du temps, on a sauté à pieds joints dessus. On a mis en branle ce qu’on sait faire le mieux en enchaînant : installation d’une commission nationale, campagne d’information et de sensibilisation, quelques circulaires et arrêtés. Et le tour était joué. Après tous les déboires que notre secteur de l’enseignement supérieur avait subis au cours des deux décennies précédentes, il était tout de même valorisant de clamer que nous étions en mesure de nous mettre au diapason de ce qui se fait en Europe ! A dire vrai, tout ceci fait penser à une maxime bien de chez nous qui résume assez bien le ridicule de la situation. Elle dit : lahbek fouk etchoualek, ma yetâlek (quand on est en haillons, il est indécent de s’orner de fleurs de basilic).

Est-ce que cela veut dire que le système LMD a été adopté et plaqué sur nos réalités avec le paradigme et l’emballage du référentiel européen, sans se soucier de l’adapter aux réalités nationales ?

Ce n’est même pas ça. Quand on parle de LMD, il faut distinguer trois choses : un, le référentiel européen inspiré du concept anglo-saxon ; deux, le système anglo-saxon de base avec quelques petites variations selon les politiques nationales ; trois le moule LMD qui lui se résume à la succession de trois paliers sanctionnés chacun par un diplôme : une licence, un master et un doctorat. Dans les faits, notre réforme LMD s’est résumée pour l’essentiel à retenir le moule de progression sur ces trois paliers. Les contenus et les méthodes d’enseignement et d’évaluation antérieurs ont été reconduits dans l’état de délabrement et d’approximation hérité des années 1990. Nous n’avons pas été et nous ne sommes toujours pas en mesure de faire plus que cela. C’est une réforme en trompe-l’œil où seule l’image reflétée par la façade compte. Les raisons ? Elles sont avant tout d’ordre politique. Certains expliquent cette situation par le fait qu’il n’y a pas de vision sur l’université, ni d’ailleurs la volonté de s’en donner une, tant qu’il n’y a pas de projet de société dans lequel l’université pourrait inscrire son devenir. A mon sens, cette explication est un peu naïve. Au risque d’être cynique, je pense au contraire qu’il y a un projet d’université. C’est celui qui a été mis en œuvre sur le terrain avec le résultat qu’on observe aujourd’hui en grandeur nature, et il correspond parfaitement au projet de société qui a été mis en route chez nous depuis le décrochage des années 1980.

Si je comprends bien, le moule LMD n’a rien apporté comme amélioration...

Il a au contraire créé inutilement une situation confuse et des perturbations qui nous ont valu une grève estudiantine interminable l’année dernière. Je vous cite, excusez-moi l’expression, trois boulettes qui ont été commises. La première : alors que le référentiel LMD proposait pour la licence une durée de 3 ans qualifiée de minimale, la réforme algérienne a fixé une durée limitée strictement à 3 ans. Elle aurait pu opter pour 4 ans, ce qui aurait permis de rester aligné sur la durée de la licence classique qui était de 4 ans. On a finalement créé une pagaille innommable avec des licences à 3 ans «formule LMD» et des licences à 4 ans «formule classique». La deuxième perturbation : le référentiel LMD se veut optionnel et beaucoup de pays ont lancé l’expérience en le faisant coexister, au moins un temps, avec le système classique, pour s’assurer qu’on est sur la bonne voie. Chez nous, d’entrée de jeu, le choix a été fait de généraliser le LMD en laissant s’éteindre immédiatement le système classique. Une des conséquences est qu’avec l’extinction du système classique, il n’y aura plus de doctorat d’Etat (sur 4 ans), mais seulement un doctorat LMD (sur 2 ans). La troisième perturbation : on a plaqué le moule LMD indistinctement sur les universités et sur les grandes écoles. Or, dans les premières, les étudiants entrent en première année en venant du lycée avec leur baccalauréat et dans les secondes, ils passent par deux années de classes préparatoires suivies d’un concours. Là aussi, on a créé une pagaille aussi inutile qu’inqualifiable. En effet, vous avez le LMD «formule Université» et le LMD «formule Grande Ecole» qui sont les mêmes du point de vue du diplôme obtenu, mais avec deux années de plus pour le second. Quand on constate de telles incohérences, il y a de quoi se demander si ceux qui décident sont réellement à leur place et réfléchissent un peu avant de décider. Bien qu’on se soit limité à l’application très superficielle du seul modèle LMD, sans aller jusqu’à s’attaquer à des problématiques du niveau de celles qui ont été abordées en Europe, on a connu des déboires. Ceci donne toute la mesure d’une gouvernance défaillante. Cette réforme dite du LMD a été finalement une fuite en avant, superficielle et mal conduite pour tenter d’échapper à une situation où l’institution universitaire était déjà empêtrée dans une crise structurelle grave et profonde.

Selon vous, que faudrait-il faire maintenant ?

Je poserais la question plutôt différemment : peut-on encore faire quelque chose et à quelles conditions ? J’ai évoqué au début de notre entretien que la communauté universitaire avertie conditionnait la sortie de crise de l’université par des réformes profondes et radicales. Mais de telles réformes exigent une volonté politique forte et constante qui est totalement exclue dans les conditions politiques et culturelles qui prévalent structurellement aujourd’hui dans notre pays. Le régime politique en place est en phase avec ces conditions. Pour se reproduire, il n’a besoin que de la rente, l’or noir et surtout pas de l’or gris, le savoir, l’intelligence, envers lesquels il a développé une allergie extrême. Politiquement et culturellement, il se suffit de l’université actuelle, telle qu’elle est, celle précisément qu’il a produite, et qu’il a appris à administrer comme il lui sied et de manière parfaitement efficace dans la logique qui est la sienne.

Expliquez-vous...

Eh bien l’université est administrée par la rente pour le hard et par la bureaucratie pour le soft. Elle est prise dans cet étau entre la carotte de la rente qui permet de dégager les budgets nécessaires à la paix sociale, et le bâton de la bureaucratie qui permet de quadriller cette paix sociale. Même si les moyens liés à la rente reculent durablement avec la persistance des prix du pétrole à des niveaux bas, les capacités d’adaptation de la bureaucratie seront encore là pour que l’administration assume un contexte de plus grande austérité. Le changement ne pourrait se pointer que si l’université est appelée à la rescousse pour jouer son rôle dans la relève de la rente. Là, la bureaucratie desserrera forcément ses mâchoires.

Si un jour des réformes sont mises à l’ordre du jour à l’université, en quoi devraient-elles consister ?

J’en verrai trois qui devront être menées de front sur une durée de 5 ans avec une évaluation à mi-parcours en vue éventuellement de rectifier le tir à temps. Ces trois réformes devraient faire l’objet d’un rapport préparatoire à soumettre en guise de base de discussion à une conférence nationale soigneusement préparée. La première réforme s’attaquerait à la carence de l’université en composante soft. La deuxième porterait sur l’optimisation de sa composante hard. Et la troisième, d’ordre transversal, traiterait de l’introduction d’un mode de gouvernance conforme à la nature et à l’identité de l’université. M. B.

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