Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font

Publié le par Mahi Ahmed

Aïssa Kadri. Sociologue et chercheur en histoire

«Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font»

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le 05.11.15 |

A l’heure où la polémique enfle au sujet des propos qu’auraient tenus l’ex-ministre de l’Intérieur, Dahou Ould Kablia, au sujet de Abane Ramdane, Aïssa Kadri, sociologue et chercheur en Histoire, présente, dans cet entretien, un regard critique sur les usages de l’histoire et de son écriture, estimant important de recouper les témoignages des acteurs car, dit-il, «On ne peut s’en remettre à la subjectivité des acteurs».

Nous venons de fêter le 61e anniversaire de l’Appel du 1er Novembre 1954, après une année 2015 marquée par de nombreuses contributions aussi riches que polémiques sur l’histoire de la guerre de Libération nationale. Qu’en dites-vous ?

Il est important qu’il y ait différents points de vue qui soient développés. Au-delà de la déconstruction de l’histoire nationale, cela permet la socialisation des jeunes générations avec leur histoire.

Cependant, l’interpénétration des points de vue d’historiens, des acteurs forcément subjectifs et les interférences de la politique politicienne courent le risque de passer superficiellement sur des questions historiques importantes et de les instrumentaliser dans les combats du présent.

Quand le drapeau est déployé, disait Régis Debray, toute l’intelligence s’en va dans la trompette. La commémoration d’événements fondateurs de la lutte de Libération nationale ne donne pas souvent l’occasion de traiter au fond des faits dont les conséquences ont été majeures autant sur le cours des luttes dans le moment que sur les caractéristiques du système politique post-indépendance.

Pour revenir aux dates institutionnalisées que l’on commémore, qu’est-ce qui a retenu spécialement votre attention ?

Le symbolique est important, mais l’historien doit le dépasser. Les dates emblématiques de la glorieuse lutte du peuple algérien, pour ne pas être vidées de sens, doivent être restituées dans toutes leurs dimensions, au moins à partir de l’éclairage des rapports de force qui les ont configurées dans le moment. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, l’indépendance a été proclamée le 3 juillet 1962 à travers un échange de messages entre le président de la République française Charles de Gaulle et le président de l’Exécutif provisoire de l’Etat algérien, Abderrahmane Farès.

Ce dernier a accusé réception du message le même jour, en remerciant de Gaulle pour ses vœux. Hormis cette date, le travail de l’Exécutif provisoire et les enjeux qui l’ont traversé sont occultés. On le sait peu, l’Exécutif provisoire de l’Etat algérien a continué à exercer ses prérogatives pendant huit mois cruciaux, de mars 1962 au 15 octobre 1962.

En plus de l’indépendance fêtée le 5 juillet, d’autres dates importantes comme le 8 mai 1945, le 19 mai 1956 ou encore le 17 octobre 1961 suscitent des questions cruciales. Il y a à se poser, à l’épreuve des nouvelles archives, la question de ce qui s’est passé au niveau des directions politiques du Mouvement national.

On sait qu’elles connaissaient des tiraillements, voire des conflits ouverts pour cause d’arrière-pensées de luttes pour le pouvoir. Il faudrait préciser comment ont été prises les décisions les plus importantes.

Par exemple, celle de manifester le 8 mai 1945. Avec quelles délibérations et consensus on a lancé des masses face à une répression sauvage, criminelle et discontinue, qui avait déjà durement sévi le 1er mai et en avril de la même année ? Sur quels objectifs stratégiques ou tactiques cela a-t-il été décidé ? Les témoignages des acteurs comme celui de Chawki Mostefaï pour le 8 mai, ou celui de certains militants de l’UGEMA pour le 19 mai, ou celui d’Omar Boudaoud et d’Ali Haroun pour le 17 octobre - importants et cruciaux qu’ils soient - mériteraient d’être éclairés par recoupements d’archives, de documents et d’autres témoignages d’acteurs.

Tout se passa comme si les décisions se prenaient en cénacle restreint et on demande après coup aux masses, à la troupe, de suivre avec les dégâts incommensurables, non pas seulement du point de vue des vies humaines, ce qui est en soi déjà très grave, mais de l’avenir qui engage toutes les générations.

Pensez-vous qu’il y a des manquements ou des inexactitudes dans ces témoignages ?

Il faut toujours aller au-delà des apparences et confronter les mémoires subjectives et sélectives - qui souvent rationalisent après coup - aux documents, aux archives. On ne peut s’en remettre à la subjectivité des acteurs. Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. Le phénomène de fausse conscience est de ce point de vue dominant dans la représentation du sens que les individus donnent à leurs actions.

Comme le rappelle l’éminent historien Paul Veyne, l’action de l’homme dépasse considérablement la conscience qu’il en prend. Qu’en est-il ainsi, par exemple, de la position de Lamine Debaghine, qui avait déjà proposé l’insurrection au moment du débarquement ? Qu’en est-il de celle de Messali Hadj ou d’autres membres du bureau politique - qui va être élargi dans le moment par Debaghine - dans la décision des manifestations du 8 mai 1945 et celle d’organiser l’insurrection généralisée, le 18 mai de la même année ? Qu’en est-il par ailleurs de l’avis de certaines sections de l’UGEMA et militants étudiants pour l’appel du 19 mai 1956 ? Qu’en est-il de l’avis du GPRA dans la décision de manifester le 17 octobre 1961 prise par la Fédération FLN de France, cinq mois avant le cessez-le-feu ? Il est important pour l’historien d’établir les faits et de les objectiver pour dépasser les mémoires d’acteurs et de leurs rationalisations après coup.

Concernant le livre collectif que vous avez codirigé est écrit par des jeunes historiens, qu’apportent-ils à l’écriture de notre histoire ?

D’abord, cette génération de jeunes historiens apparaît plus distanciée par rapport aux effets de mémoire de la guerre, moins marquée par la culture de la décolonisation et du militantisme pro-indépendantiste que la génération de la guerre. L’objectif de ces jeunes chercheurs est de comprendre les faits.

Ils sont iconoclastes et souhaitent mettre au jour les occultations et certains points aveugles de l’histoire tumultueuse des relations franco-algériennes et déconstruire les romans nationaux. Les jeunes historiens qui ont contribué à ce livre font œuvre de novation méthodologique, analytique et interprétative. Ils s’intéressent à de nouveaux objets, des personnages peu traités, des événements singuliers révélateurs d’autres dimensions.

Ils procèdent par études de cas, par monographies, en se focalisant sur les territoires et les lieux de mémoire de la guerre d’indépendance. Et surtout, ils s’appuient fortement sur de nouvelles archives. L’histoire de la lutte de Libération nationale est encore un chantier inachevé.

Vous concernant, votre article de contribution à l’ouvrage revisite l’histoire de l’Exécutif provisoire de 1962 qui est pour vous un élément important à prendre en considération dans l’analyse de ce qui s’est passé au lendemain de l’indépendance. Pourquoi ?

Je souhaitais mettre à l’épreuve des faits les conditions qui ont prévalu dans l’échec de construction d’un Etat de droit et d’une société pluraliste. Cette idée du pluralisme existait pourtant dans le Mouvement national indépendantiste qui prônait pendant longtemps l’idée d’élections libres et d’une Assemblée constituante souveraine. Il y a évidemment en premier lieu les déterminants coloniaux qui ont joué dans cet échec.

Mais il me semble également qu’il y avait quelque chose qui ressortait de la responsabilité des élites algériennes et de la direction politique du Mouvement national.

L’Exécutif provisoire, du 19 mars jusqu’au 15 octobre 1962, a exercé dans des conditions de tensions extraordinaires. En dépit du contexte de violences, des nationalistes algériens, des Européens et des juifs d’Algérie «libéraux» ont travaillé ensemble pour construire les bases du jeune Etat indépendant.

Cela a été possible parce que la trajectoire sociale de ces hommes est celle de l’entre-deux. Il y a, d’une part, les Centralistes sur-représentés au sein de l’Exécutif - spécialistes de la médiation selon le mot de Fanny Colonna - qui sont sur le métier politique depuis les années 1950.

Il y a, d’autre part, les libéraux, autre courant minoritaire, ceux qui se situaient dans le «no man’s land» des deux armées, selon le mot d’Albert Camus, et dont les idées et les pratiques relevaient plus d’une sensibilité que d’une doctrine. C’est dans la conjonction de ces courants, minoritaires et dominés, que certaines avancées purent être réalisées, mais le rapport de force était ailleurs.

Nous avons parlé des débats autour de l’histoire nationale. Quelle est votre position sur la polémique créée autour de Messali, vous qui avez coordonné les deux premiers colloques internationaux qui lui étaient consacrés depuis l’indépendance en 1998 et en 2000 ?

On ne peut pas saucissonner les engagements de Messali et distinguer deux Messali selon les périodes considérées : le moudjahid et le soi-disant traître.

Messali Hadj a été constant dans la continuité de l’affirmation de ses principes : principe intangible de l’indépendance du pays, primat d’une Assemblée algérienne souveraine élue au suffrage universel sans distinction de race ni de religion, réalisation d’une République sociale et démocratique, ouverture aux autres composantes de la société algérienne, comme l’atteste son intransigeante position devant le tribunal militaire en juin 1941 de ne pas céder au fascisme et sa proposition réitérée d’une sortie de la guerre par une Table-ronde associant tous les protagonistes de la confrontation.

Sans porter de jugement moral, la morale et le moralisme ne faisant guère bon ménage avec la vérité historique comme le disait Henri Rousso, il y a à rendre compte des erreurs, des sous-estimations, des mésinterprétations de l’homme en se rapportant aux faits et aux contextes.

Il faut prendre en compte les fractures politiques, les failles tactiques et stratégiques du leader politique, sous l’effet d’une double contrainte : d’une part, celle des multiples écrans qui séparent l’homme - continument enfermé et surveillé - des réalités de sa base sociale et des forces vives ; et, d’autre part, celle des interférences du pouvoir colonial attentif à polluer ces relations.

Cet homme escamoté par la répression coloniale, déporté dans les bagnes coloniaux, est cependant occulté dans ce qu’il a le plus engagé, le processus de conscientisation de tous les Algériens et surtout de l’immigration depuis les années 1920.

Mais il faut dire que Messali, après le congrès de 1953, est apparu têtu et arrogant devant les sollicitations des futurs fondateurs du FLN. Ceux qui le critiquent sur cet aspect n’ont-ils pas raison ?

Il y a un paradoxe Messali : tous les militants du Mouvement national se réclament du PPA/MTLD et quasiment tous en occultent le fondateur. Il faut là aussi faire la part de ce que disent les actes, le contexte et les faits, et de ce que les représentations construisent ou reconstruisent.

Il y a à revenir notamment sur les rapports de Ben Boulaïd et de Krim Belkacem à Messali, autrement qu’à travers des témoignages de seconde main, mais à partir d’archives et de documents, entre autres l’importante lettre de Ben Boulaïd à Messali escamotée lors de son transfert de Maître Stibbe à Maître Dechezelles. Il faut également inscrire les pratiques politiques dans le contexte.

La période de l’après-Seconde guerre mondiale est, en effet, celle d’un espace temps de transformations majeures qui voit apparaître une nouvelle génération de militants. La crise, dite berbéro-matérialiste de 1949, va témoigner des exigences de changement et des contradictions que le parti va devoir affronter alors que les urgences se déplacent, les événements s’accélèrent à l’échelle du monde, des colonies et de la région.

Dans ce procès en zaîmisme qu’on fait souvent à Messali, on ne prend pas en compte par exemple le contexte de personnalisation des leaderships, qui est une des caractéristiques majeures de l’époque : qu’il s’agisse de Hô Chi Minh, Soekarno, Nehru, Bourguiba, Allal El-Fassi ou de Nasser.

Ne sont pas pris en compte, non plus, toutes les ressources de la mobilisation vers le but ultime d’indépendance, dans ce qu’elles définissent et redéfinissent comme alliances temporaires, affiliations ou distanciations par rapport aux grandes idéologies et convictions enracinées ; et les interférences d’Etats étrangers a fortiori frères ou amis.

Il y a une hypothèse forte qui mériterait d’être discutée, celle d’un leader politique - réprimé et emprisonné et dont les marges de manœuvre étaient limitées - qui tentait une action politique de large rassemblement. C’est un interclassiste, dira Omar Carlier.

Au-delà de ses bonnes ou mauvaises intentions, sa position en tant que président du MNA a causé une guerre fratricide qui a coûté la vie à des centaines d’Algériens. N’est-ce pas là une attitude de trahison en soi ?

Pour comprendre ces luttes fratricides, il faut revenir aux archives, aux acteurs et témoins extérieurs que l’on n’a pas beaucoup sollicités. Je pense par exemple à Edgar Morin qui a été un compagnon indépendantiste critique vis-à-vis du FLN et à d’autres encore, notamment des avocats pro-indépendance, parmi lesquels Dechezelles, Jouffa, Jacoby, Leclerc, Marie Claude Raziewski, Gauthrat, Gisèle Halimi, etc. Cela peut contribuer à situer d’une façon plus objective les responsabilités des uns et des autres.

Il faut aussi mettre à jour les délibérations des différentes instances (du FLN et du MNA, ndlr) au moment du démarrage de la folie meurtrière qui a fait perdre au pays nombre de ses élites syndicales et politiques. Il faut également souligner les ambiguïtés qui ont entouré les engagements et les affiliations partisanes au démarrage de la guerre de Libération nationale où beaucoup de militants ont continué de se revendiquer de Messali.

Feu Yves Deschezelles, l’avocat de Messali ainsi que celui de nombreux autres nationalistes, avait répondu à une de mes interrogations qui souhaitait préciser comment se sont définies les affiliations partisanes dans les premières années de la guerre, «de quel FLN vous parlez, du premier ou du deuxième ? Quand le FLN est-il devenu le FLN ?». Il ne faut, ainsi, pas schématiser et penser, comme le souligne souvent Mohamed Harbi, l’affrontement comme un combat qui a séparé deux blocs antagonistes sans nuance.

Les clivages ont traversé chaque camp et les tentatives de renouer des liens ont été nombreuses, notamment celle menée en accord avec Messali, à l’initiative du Grand Orient de France et qui a vu la participation de Jean Amrouche. Il y a celle de Bourguiba aussi.

Des intellectuels de la nouvelle gauche, parmi lesquels Edgar Morin, Maurice Nadeau, Michel Leiris, Marceau Pivert, Jean Rous, Laurent Schwartz, André Breton, publièrent, à l’initiative de Jean Cassou, une protestation contre la lutte fratricide. Il faut sans doute éclairer ces initiatives et mesurer la part de responsabilité de tous les acteurs dans leur échec.

Il reste à expliquer le paradoxe historique qui a fait que ce «vaincu» de l’histoire à la sortie du colonialisme, dans la perspective du présent compte tenu de la dérive portée par l’Etat-FLN, est le vainqueur de fait dans le projet plus que jamais d’actualité, de construire un réel vivre-ensemble entre tous les Algériens sans aucune distinction. Il faut ainsi se garder dans l’écriture de l’histoire de céder au contexte de ce que Paul Ricœur appelle la mémoire obligée. Il s’agit de donner au travail historique un fondement critique.

Le projet historiographique qui doit réunir les historiens algériens, plutôt que d’étiqueter ou de se situer entre les protagonistes des luttes, se doit de mettre à jour les obstacles historiques au développement du projet de construction d’une République sociale et démocratique. __

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Bio- express

Aïssa Kadri est professeur émérite des universités à l’Université Paris VIII. Il a participé au SILA 2015 avec un ouvrage collectif qu’il a codirigé, intitulé La guerre d’Algérie revisitée, nouvelles générations nouveaux regards.

Sociologue de l’éducation, spécialiste de l’histoire des intellectuels et directeur de l’Institut Maghreb-Europe, il a contribué à plusieurs travaux sur l’histoire.

Il a notamment coordonné les deux premiers colloques internationaux consacrés à Messali Hadj depuis l’indépendance (FEN/MGEN 1998 et CNRS 2000) ; le professeur Kadri nous présente et développe un regard critique sur les usages de l’histoire et de son écriture, qui n’exclut pas une réappropriation plus apaisée des grands événements qui ont marqué la lutte du peuple algérien pour l’indépendance.

Samir Ghezlaoui

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