Ibn Roshd, le savant de Cordoue

Publié le par Mahi Ahmed

Ibn Roshd, le savant de Cordoue

par Omar Merzoug *

Dans une Andalousie musulmane rétive aux plus hautes spéculations métaphysiques, le destin philosophique d'Ibn Roshd de Cordoue offre bien des contrastes. Fut-il fidéiste, rationaliste libre penseur, panthéiste ou athée ?

La controverse a fait rage entre les philosophes et les historiens des idées à seule fin de dévoiler la véritable nature de la pensée du Commentateur. En outre, la légende ne laissa pas de s'emparer de la figure d'Ibn Roschd. On en fit, surtout en Occident, l'archétype de l'impie, pourfendeur des religions constituées et on parla, à son propos, de « la doctrine de la double vérité ». Mais cette légende qui prit corps en Occident eut pour origine des événements réels. Ibn Roschd lui-même a raconté, d'après son biographe Al-Ansârî ses déboires : «La pire des choses, dit-il, qui me soit arrivée au temps de cette calamité eut lieu à l'entrée d'une mosquée de Cordoue que je visitais avec mon fils pour la prière du soir. Nous fûmes arrêtés par un groupe de mécréants qui se soulevèrent contre nous et nous expulsèrent de la mosquée».

Quoi qu'il en soit, il est certain que les Andalous tenaient la philosophie pour une discipline dont l'exercice prédisposait, au mieux, à l'hérésie, au pire, à l'athéisme. Si la philosophie fut presque toujours entourée de suspicion et baigna dans le discrédit, il n'en est pas moins attesté que c'est dans cette Andalousie, réfractaire à la philosophie, que s'écrivirent les plus grandes pages de la philosophie d'expression arabe. Ce phénomène capital va décider de l'orientation et des thèmes des philosophies médiévales et de celles des Temps modernes. Roger Bacon (1214-1294) qui, réservant ses traits les plus acérés à Thomas d'Aquin (1225-1274) et à Albert le Grand (1206-1280), distribuait des éloges, certes tempérés par une certaine réserve, à Ibn Roschd et à Ibn Sînâ. R. Bacon écrivait, non sans panache, à propos des Juifs, des Grecs et des Arabes : « Voilà nos vrais ancêtres, nous devons être leurs fils et leurs héritiers ». Il en est de même de Vanini (1585-1619) qui se déclare partisan d'Aristote commenté par Averroès, se montrant sévère dans sa critique des thèses de Thomas d'Aquin et d'Albert le Grand et défendant une pensée hétérodoxe. Il en paiera le prix fort : condamné à avoir la langue arrachée, il fut étranglé et brûlé à Toulouse. La pensée de Roger Bacon, le panthéisme de Giordano Bruno (1548-1600) brûlé vif à Rome, Spinoza, qui faillit périr victime d'un attentat, doivent assurément beaucoup à la philosophie arabe, traduite et commentée par les Juifs, telle fut la thèse soutenue au milieu du XIXe siècle par l'illustre Victor Cousin, ténor de l'Université française (In « Histoire générale de la philosophie », 1861). Giordano Bruno doit sa doctrine et sa pensée à la philosophie arabe dont il subit l'influence par la lecture d'Ibn Gebirol (1021-1070), de l'andalou Maïmonide (1138-1204) et de Nicolas de Cues (1401-1464), auteur du «Coran tamisé». S'inscrire dans le sillage de l'averroïsme latin se révélait gros de périls d'autant que, sous sa forme médicale, le Colliget d'Ibn Roschd et surtout le « Canon de la Médecine » d'Avicenne maintiendront vive l'influence de la philosophie arabe, au-delà du Moyen âge. A l'époque, la théorie de la médecine n'était pas séparable d'une conception philosophique du monde. D'autre part, la sève de l'avicennisme et de l'averroïsme irriguaient le panthéisme de Spinoza dont ils constituent, pour une part, une substantielle source d'inspiration, comme l'a bien établi Harry A. Woflson dans son livre « The Philosophy of Spinoza » (1934)

Trois grands noms de la philosophie, parmi d'autres, surnagent, Ibn Bâja (1085-1138), l'éminent auteur du « Régime du Solitaire », l'illustre Ibn Tûfayl (1110-1185), qui écrivit le « Philosophe autodidacte » (Hayy ibn Yaqdhân) et, bien entendu, Ibn Roschd dont l'éclat fut plus grand et qui, par ses Commentaires des œuvres d'Aristote, se couvrit de gloire.

C'est dans une Cordoue qui conserve le souvenir de son antique splendeur que naquit et vécut Ibn Roschd, dont l'ambition fut d'être l'Aristote de l'islam. Dans sa « Théodicée », Leibniz (1646-1716) le reconnaît. Rendant hommage à Averroès, il note que « Le commentateur paraissait être le mieux entré dans le sens d'Aristote parmi ceux de sa nation ». En vérité, il n'y eut pas de commentateur qui ait mieux pénétré la pensée du grand rival de Platon, il n'en existe guère qui n'ait mieux sondé les arcanes de l'aristotélisme, mieux dissipé ses obscurités et retrouvé, dans nombre de cas, l'inspiration véritable du Stagirite, obscurcie par des commentateurs moins perspicaces et recouverte sous la cendre des siècles. Au XIXe siècle, S. Munk remarquait que les commentaires d'Averroès « peuvent encore aujourd'hui être consultés avec fruit » par ceux qui voudraient étudier la pensée du Stagirite. Abdurrahmân Badawî, dans une savante contribution, note que « Ibn Rushd ne fut pas seulement un très grand commentateur…mais qu'il fut un critique très lucide et extrêmement intelligent, sa grande dévotion pour le Magister primus ne l'empêchant pas d'en voir les erreurs » (in « Multiple Averroès », Les Belles Lettres, 1978).

Mais si Averroès est devenu le Commentateur d'Aristote par excellence, c'est à une circonstance particulière qu'il le dut. Voilà qu'un jour, sur les instances de son protecteur et ami, Ibn Tûfayl, philosophe néo-platonicien, il est reçu par le souverain almohade, Abû Yacûb Yûssûf (1163-1184). Mais laissons-le conter l'anecdote. « Lorsque j'entrai chez l'émir des croyants, je le trouvai seul avec Ibn Tûfayl. Celui-ci commença à faire mon éloge, à vanter ma noblesse et l'ancienneté de ma famille. Il y ajouta par l'effet de sa bonté pour moi des éloges que j'étais loin de mériter » Au cours de cette audience, qui eut lieu en 1168, la conversation du calife roula sur des questions philosophiques dont le péril pour la religion était évident. En effet, le calife demanda au Commentateur de lui exposer l'opinion des philosophes sur la nature éternelle ou engendrée du Ciel. Cette demande plongea Ibn Roschd dans la perplexité et la crainte : « Je fus tout interdit, raconte-t-il, et je cherchai un prétexte pour m'excuser de répondre et je niai m'être jamais occupé de philosophie». Ce qu'Ibn Roschd ignorait, c'est que son protecteur, Ibn Tûfayl et le souverain almohade étaient convenus de mettre à l'épreuve la sagacité et les compétences philosophiques d'Ibn Roschd.

Devant la réaction du jeune philosophe, le souverain almohade se tourna vers son médecin et son conseiller Ibn Tûfayl et commença lui-même à exposer le sentiment des philosophes sur les questions cosmologiques, et l'émir des croyants ayant si bien su « mettre à l'aise Averroès qu'il l'amena à parler à son tour et le calife put alors constater l'étendue et la profondeur du savoir philosophique d'un si brillant sujet. Au moment où Ibn Roschd se retira, il fut, nous dit-il, il reçut du souverain « une somme d'argent, une pelisse d'honneur et une monture »

En ce temps-là, Ibn Roschd exerçait déjà les fonctions de cadi, jurisconsulte en 1153, il se trouve au Maroc envoyé en mission par les autorités de Cordoue, sans doute pour débrouiller des affaires politiques ou judiciaires comme il l'indique lui-même dans son « Commentaire du Traité du Ciel ». Quelques années plus tard, il est nommé Juge à Séville, et c'est, vraisemblablement après l'an 1169, que notre commentateur réalisa ses travaux philosophiques en homme qui travaillait dans l'urgence et qu'une certaine inquiétude minait, celle du philosophe craignant que l'établissement de la philosophie en Andalousie n'en vint à être contrarié par un revers de fortune, révolution de palais, sédition populaire ou hostilité des théologiens ayant l'oreille du Prince. Un peu à l'instar de ce qui se passa, à Bagdad, au IXe siècle, quand le calife abasside al-Mutawakkil (847-861) se détourna des mutazilites, ces esprits éclairés de l'islam, partisans de la liberté de pensée. A la fin de son « Abrégé de l'Almageste », Averroès se compare lui-même à un homme qui voit les flammes envahir sa maison et qui n'a que le temps d'emporter les objets les plus précieux.

Un jour, Ibn Tûfayl fait venir son ami Ibn Roschd et lui dit : « J'ai entendu l'émir des croyants se plaindre de l'obscurité d'Aristote et de ses traducteurs ». Ibn Tûfayl voulait qu'Averroès se chargeât de commenter ces textes hérissés de tant d'obscurités qu'ils sont des remparts à l'intelligence de la vraie pensée d'Aristote. « Tu as en abondance tout ce qu'il te faut pour un tel travail, entreprends-le ». Dès lors, raconte Ibn Roschd, je tournai tous mes soins vers la tâche qu'Ibn Tûfayl m'avait assignée et voilà ce qui m'a porté à écrire les analyses que j'ai composées sur Aristote ». Ibn Roschd se mit au travail et fit des commentaires, abrégés, moyens et grands des principales œuvres d'Aristote, la métaphysique, la logique, la physique, la psychologie, la rhétorique, la poétique. A l'époque, des pans entiers de l'œuvre d'Aristote n'étaient pas accessibles en Occident. Au commencement du XIIIe, les commentaires arabes des œuvres d'Aristote se répandirent parmi les clercs et les lettrés de l'Occident. Ce fut un tournant ; Aristote devint ainsi le maître à penser des Scolastiques.

C'est par l'influence des Arabes que se fit cette révolution dans les lieux intellectuels et spirituels de la Chrétienté. Les Arabes avaient traduit les principales œuvres d'Aristote, leur civilisation brillante avait eu sa philosophie, dont le plus illustre représentant, Ibn Roschd exerça jusqu'au XVIIe siècle une si durable influence. Des écoles et des bibliothèques avaient été fondées partout dans tout le monde musulman, les philosophes arabes interprétaient Aristote dans le sens des derniers commentateurs alexandrins et leur doctrine était un péripatétisme mâtiné de néo-platonisme.

Protégé par son puissant et savant ami, Averroès put vaquer à ses recherches philosophiques sans crainte du populaire andalou ni des théologiens. Nous imaginons sans peine Averroès, comme l'a campé Borgès dans sa nouvelle « La Quête d'Averroès », dans le calme de son havre cordouan, abîmé dans ses méditations, engager un dialogue fructueux, rare dans l'histoire, avec un Aristote dont l'œuvre enfermait le dernier mot de la sagesse. Ne disait-il pas lui-même qu'Aristote fut « le plus sage de tous les Grecs » et qu'il « a porté à la perfection dernière la logique, la physique et la métaphysique ». C'est pour cette raison qu'Aristote mérite d'être qualifié de « divin » et sa doctrine de « suprême vérité ». Pour bien voir l'audace de ces propos, rappelons-nous que les Musulmans réservent ces qualités à leur prophète et à leur Livre saint. Tenir ce genre de propos pouvait attirer sur Ibn Roschd l'ire des oulémas.

C'est au XIIe siècle, sous le règne de souverains almohades dont la sagesse et l'amour du savoir philosophique a tempéré la fièvre fanatique des théologiens almohades qu'Averroès rédige ses traités personnels et ses commentaires d'Aristote. Averroès savait que la philosophie avait des bases peu solides en Islam, qu'elle rencontrait partout où on avait essayé de l'acclimater de redoutables préventions qui se muaient, sous les fatwas des théologiens, en une opposition qui ne désarma jamais.

Les fonctions d'Ibn Roschd, au service du régime almohade, l'obligeaient à de fréquents voyages dans tout l'empire almohade, au Maroc, à Séville, à Cordoue. En 1178, il écrivit une partie du « De Substantia orbis », à Cordoue. En 1179, il achève à Séville l'un de ses traités de théologie, en 1182, il est de nouveau appelé, au Maroc, par le souverain almohade qui lui confie la charge du premier médecin à la cour. Il succède ainsi à son protecteur et ami Ibn Tûfayl. Un peu plus tard, il se voit élevé à la dignité de Juge suprême, charge dévolue avant lui à son père et à son grand-père.

Ces dignités, ces charges, cette gloire ne pouvaient que susciter à Averroès des haines, des jalousies et des inimitiés. Bien qu'à la mort de Abû Yacûb Yûssûf, en 1184, son fils, Yûssûf Yacûb al-Mansûr, qui lui succède sur le trône almohade, conserve à Averroès ses charges, ses dignités et ses faveurs, il dut néanmoins céder à la colère de la populace et aux pressions des théologiens, acharnés à la perte de cet ami de la pensée païenne et de ce sectateur de l'incroyance qu'était, à leurs yeux, Ibn Roschd. En 1195, lorsque al-Mansûr s'apprêta à entrer en campagne militaire contre Alphonse VIII de Castille, une assemblée d'oulémas fut convoquée pour examiner si Ibn Roschd s'était « égaré dans l'athéisme et l'hérésie ».

Assemblée qui conclut qu'il s'était bel et bien écarté du droit chemin de la religion (maraqa min al-dîn). Notre philosophe fut alors exilé à Lucena, non loin de Cordoue et ses livres livrés aux flammes. Mais quand le sultan eut gagné la bataille de Las Navas de Tolosa, (Hisn al-Uqâb), il eut tôt fait de rappeler à lui Ibn Roschd et le rétablit dans ses charges et dignités. Mais le Commentateur mourut peu après, à Marrakech, en 1198. Ses restes furent transportés à Cordoue où son compatriote, Ibn Arabî (1165-1240), l'un des plus grands noms du soufisme, auteur de l'immense Tajalliyât al-Makkiyya » (Les Illuminations mecquoises) assista à ses funérailles. Chargés sur des bêtes de somme, il y avait « d'un côté le maître, de l'autre ses œuvres ».

L'empreinte de l'averroïsme fut plus profonde que toute autre pensée, née en terres d'islam. Seul l'avicennisme peut sur ce terrain-là lui disputer la prééminence. La postérité de l'averroïsme fut considérable et devait se ressentir, répétons-le, jusqu'au XVIIe siècle « En 1513, au cinquième concile de Latran, les autorités ecclésiastiques, inquiètes, condamnent l'averroïsme. Elles avaient aperçu et le caractère pernicieux de ses conceptions et l'étendue de son influence ». Tous les penseurs, Thomas d'Aquin, Duns Scot, Albert Le Grand, Siger de Brabant, Boèce de Dacie, Roger Bacon, Giordano Bruno, Lucilio Vanini se sont pénétrés de ses théories, fût-ce pour les contester, les critiquer ou les juger contraires à la droite doctrine chrétienne ou, au contraire, pour en faire un emblème de la libre pensée.

* Docteur en philosophie (Paris-IV Sorbonne)

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